Accommodements raisonnables et appartenance religieuse

Ainsi, en traitant les uns de morons et les autres de racistes, ces derniers servent-ils d’exutoires pour toutes nos craintes et nos peurs refoulées

Tribune libre - 2007


Depuis le début de ce que l’on se plait à appeler « l’affaire Hérouxville
» ou encore « le syndrome Hérouxville », en passant par la réaction frisant
la malhonnêteté intellectuelle et le manque de rigueur journalistique de la
plupart de médias, pour finir par la suite qu’a voulu lui donner le
gouvernement Charest avec la commission Bouchard - Taylor, je m’étonne de
ce que l’on puisse se scandaliser un seul instant du bien-fondé, de la
sincérité et du courage philosophique d’André Drouin et de Bernard
Thompson. L’idée de vouloir que cesse tout accommodement de type religieux
et de remettre en question le concept de multiculturalisme fait
actuellement partie des grandes questions que plusieurs pays se posent tant
en Europe qu’en Amérique. La nécessité de parler d’immigration, de valeurs
sociales et d’identité culturelle découle nécessairement d’un tel
questionnement et ne devrait choquer personne.
Ce qui personnellement m’interpelle au premier chef, c’est l’idée des
accommodements religieux. En entendant les propos du cardinal Ouellette,
j’ai hésité entre le fou rire irrépressible que déclenche parfois
l’incrédulité des naïfs ou des ignorants et la juste colère de ceux qui ont
trop bien connu le clergé catholique du Québec et son conservatisme
rétrograde où se mêlaient asservissement du bon peuple des fidèles aux
dictats de ses Princes, et mépris pour toute religion n’entrant pas dans le
cadre de sa vision bornée de la vie spirituelle.
Ce que tout bon psychologue sait et ce que tout bon théologien ou tout bon
philosophe devrait savoir, c’est que l’appartenance à une religion implique
une dépendance ainsi qu’une soumission à des données irrationnelles ne se
rattachant pas directement à des conditions sociales ou physiques, mais qui
émanent plutôt de l’attitude psychique d’un individu. Appartenir à une
confession religieuse tient à une prise de position vis-à-vis le monde qui
nous entoure, alors que la religion constitue d’abord une « relation »
individuelle à Dieu ou une recherche de la libération.
L’éthique de toute
religion repose sur ces bases. Bien sûr, plus grande sera
l’institutionnalisation des confessions, plus grands seront les risques que
les individus se perdent dans la masse des fidèles qui appartiennent à une
religion donnée, mais qui n’en pratiquent finalement aucune. Dès lors, il
s’agira davantage d’une affaire sociale où l’individu devient un rouage du
système en dehors duquel il ne trouvera pas de salut. Or, l’homme a besoin
d’être relié au monde extérieur et seule une organisation sociale lui
permettra de s’accomplir. En même temps, il lui faut acquérir son
autonomie spirituelle et morale s’il veut trouver un but à son existence.
Cette autonomie, il ne la trouvera que s’il parvient à relativiser les
facteurs extérieurs dont l’influence est parfois si puissante qu’elle le
prive de son libre arbitre. Aussi a-t-il besoin de son expérience
intérieure, de son vécu transcendant pour l’empêcher de se noyer dans la
marée collective. Que l’on songe aux états totalitaires où seule prévaut
la « raison d’État » et où tout individu qui se permet de penser
différemment de ce qu’autorise la ligne du parti est immédiatement ramené
à l’ordre quand il n’est pas tout simplement éliminé. De tels systèmes, où
l’état se substitue à Dieu, conduisent droit au nihilisme et au fanatisme,
en laissant libre cours aux instincts les plus barbares.
Ce n’est qu’au
prix d’une profonde et constante concentration sur leurs expériences
intérieures que certains individus parviendront à éveiller les esprits, et
ce, au prix des pires tortures ou de souffrances morales et physiques dont
l’intensité sera directement proportionnelle à leur foi en leur idéal. Les
dictatures dépouillent l’individu de ses bases spirituelles en le privant
de la justification métaphysique de son existence, en plus de lui enlever
ses droits de citoyens.
Le même phénomène se retrouve dans les régimes
théocratiques, où les institutions prétendent à des prérogatives leur
accordant pouvoirs temporels et droit de décider pour ses citoyens. Leur
institutionnalisation outrancière et leur soif de pouvoir voient alors les
signes extérieurs de leur foi ainsi que leurs rituels et leur puissance
évocatrice perdre leur véritable sens et devenir des outils de propagande
et des gestes répétitifs accomplis par des êtres dénués d’authenticité sur
le plan spirituel, mais bien décidés à ancrer leur pouvoir qui tient
davantage du temporel et repose sur une vision faussée de la vie
spirituelle.
Or, le rituel est l’expression du divin et de l’insondable dans la vie des
hommes. Il est le véhicule du sacré et constitue le fondement de toute
approche de la déité ou de ce que nous appellerions les archétypes en
langage psychologique. Ses origines se perdent dans la nuit des temps
puisqu’au départ, il est une expression irrationnelle de l’âme par
l’intermédiaire d’un geste symbolique né d’une manifestation archétypale.
Il s’affine et va jusqu’à se dégrader à mesure que les tentatives
d’explications rationnelles lui enlèvent son mystère et qu’il devient un
geste répétitif. Par contre, il se régénère à mesure que les mythes d’où il
découle se transforment et évoluent, suivant en cela la marche de la
conscience qui s’éveille aux mystères de la vie.
Si on examine attentivement le phénomène religieux de notre époque, on se
rend compte rapidement de la désaffection générale dont il est l’objet. La
confiance en nos représentants ecclésiastiques est plus que mitigée et
plutôt que de nous adresser à notre confesseur ou à notre guide spirituel,
nous consultons un psychothérapeute. Le psychologue a remplacé le prêtre.
La décrépitude de nos institutions religieuses et l’incapacité de leurs
représentants à s’adapter et à ajuster leurs doctrines aux données
sociopolitiques, aux avancées de la science et aux connaissances
psychologiques modernes ont vu proliférer des groupements spirituels
parallèles issus des traditions orientales ou s’en inspirant.
Nous
traversons une crise spirituelle et nous cherchons des réponses au vide que
crée une vie sans but dont l’avenir apparaît la plupart du temps
apocalyptique. La conquête de l’espace et l’incroyable explosion
technologique qui en a résulté a fait naître de nouvelles légendes
remettant en question, pour plusieurs, les origines de la vie sur terre.
Nous assistons à une authentique recréation mythologique dont le but, à
n’en pas douter, est de trouver une réponse à l’angoisse générale créée par
le vide spirituel de notre époque, vide spirituel d’autant plus menaçant
que notre survie n’est nullement assurée.
Face à l’angoisse du vide,
l’homme cherche d’instinct à se raccrocher à une réalité, qu’importe
l’ordre auquel elle se rattache. L’instinct religieux lui fait rechercher
l’expérience immédiate de la réalité spirituelle jusqu’au jour où, par
exemple, surgit devant ses yeux une image numineuse dont la force agissante
est telle qu’elle le convainc qu’elle a tous les aspects de la réalité. Et
de fait, il s’agit bien d’une réalité de l’âme que la raison ne peut
appréhender, malgré toutes les spéculations philosophiques ou
théologiques. C’est l’esprit qui parle à l’esprit; il s’agit plutôt de
sentir et de laisser à l’esprit la place qui lui revient.
Dans un monde
comme le nôtre, où l’homme est convaincu de la toute-puissance de sa
volonté et n’a que faire d’instincts qu’il piétine, il n’est pas surprenant
d’assister à des explosions de violence et à des déviations de l’instinct.
Ces instincts cherchent de toutes les façons à s’exprimer de quelque
manière, car il nous est impossible d’échapper à leur emprise. Ainsi
voit-on apparaître toutes sortes de mouvements hyper traditionalistes dont
les membres, incapables de s’adapter aux réalités du monde moderne, se
réfugient dans un conservatisme rétrograde, interprétant à la lettre les
paroles de leurs évangiles.
Trop d’individus sont hélas les victimes
sacrifiées sur l’autel de la civilisation qui les banalise jusqu’à les
passer au rouleau compresseur de la norme. Ils sombrent alors dans
l’alcoolisme, la toxicomanie, la maladie mentale, le crime, la
prostitution, etc. D’autres refusent tout compromis à l’instinct et
entretiennent le système, s’en remettant à la toute-puissance rassurante de
la science et de la technologie. D’autres enfin cherchent à comprendre, et
plutôt que de tomber dans les habituelles projections, essaient de faire la
part des choses en accordant au conscient ce qui revient au conscient et à
l’inconscient ce qui revient à l’inconscient en usant de leur volonté, sans
bafouer leurs instincts et en utilisant au mieux les ressources de leur
monde intérieur.
Notre besoin de nous accomplir aurait-il été à ce point bafoué que nous
n’arrivons plus à trouver de modèles satisfaisants? Et si nos instincts ont
été bafoués, serait-ce parce que les possibilités d’expression de soi et de
déploiement de notre puissance personnelle seraient limitées par un
environnement hostile à l’individualité qui cherche à aplanir et à
uniformiser les êtres pour mieux les contrôler?
Depuis le début de «
l’affaire Hérouxville », on a pu se rendre compte qu’en matière de pensée
ou de réflexion, à moins d’être dans les rangs et de faire partie de
l’école reconnue, du club sélect, du bon parti, de la bonne église ou du
bon système, on a toutes les chances de se voir montré du doigt et ramené à
l’ordre. L’ordre consistera la plupart du temps à se taire et à éviter de
penser si on n’a pas reçu la formation nécessaire donnant le droit de
penser. Autrement, on ne saurait être pris au sérieux.
Qu’est l’homme en face des systèmes qu’il a créés et qui sont en train de
l’étouffer? Que peut l’individu isolé en face de la complexité effroyable
du monde moderne avec sa technologie et sa technocratie? Qui peut se
targuer d’être sûr de quoi que ce soit face à tout ce qu’on nous dit, quand
le mensonge règne en maître absolu? Pour prendre le pouvoir, nos
politiciens nous font miroiter n’importe quelle promesse tout en sachant
parfaitement qu’ils ne pourront en tenir à peu près aucune. Nos médias ont
perdu presque toute leur noblesse et on est bien loin maintenant des idéaux
qui présidèrent à leur création il y a cinquante ou soixante ans. Nous
sommes à ce point submergés d’objets inutiles et complexes, dont plusieurs
sont des polluants de toutes sortes, que nous pensons ne pouvoir nous en
priver parce que la publicité et ses incitations à la consommation nous ont
habitués à le croire. Que sont devenus la simplicité, la capacité
d’émerveillement, la confiance, la paix intérieure, le détachement?
Nous devons retrouver notre individualité que notre instinct grégaire nous
a fait perdre. Nous devons revenir à nos véritables sources et retrouver
notre identité afin de parvenir à notre individuation. Là seule est la
liberté. L’instinct de puissance, qui nous pousse à nous dépasser, nous
incite à nous affirmer en tant qu’individu. L’insécurité, la peur et le
sentiment d’être dépassés, sans ressources devant le poids écrasant des
problèmes de civilisation que nous vivons, l’absence de guides sûrs et
l’échec de nos institutions laïques ou religieuses nous amènent d’instinct
à tourner nos regards vers des héros. Il n’est pas surprenant de voir des
arénas se remplir et des stades déborder de spectateurs venus admirer leurs
idoles. Qu’arrivera-t-il le jour où la tension et l’agressivité canalisées
lors de ces grands rassemblements n’arriveront plus à se résorber? Plus de
crimes, plus de meurtres, plus de drogues, plus d’injustices, de disparités
socio-économiques, de violence gratuite, d’intolérance, etc.
Notre manque
de prévoyance et notre suggestibilité sont parmi nos pires ennemis et seuls
une attitude responsable et un examen honnête de nous-mêmes nous
permettront d’envisager des solutions de rechange aux problèmes que nous
devons affronter. Beaucoup d’hommes et de femmes de nos sociétés modernes
sont habités par un sentiment d’impuissance et voient leur instinct de
puissance, qui normalement les pousserait à réagir à leur milieu afin de
s’exprimer et de se faire valoir, relégué aux oubliettes. Depuis trop
longtemps, nous réagissons par personnes interposées ou par « slogans
interposés ». Nos systèmes nous ont endormis et le réveil est brutal.
Le phénomène des accommodements raisonnables et l’ampleur qu’il a prise et
qu’il continuera à prendre compensent jusqu’à un certain point le sentiment
d’insécurité général. Il nous interpelle et nous montre que nous souffrons
d’une névrose collective qui se manifeste de façon plus évidente chez
certains individus plus sensibles aux pulsions de l’inconscient collectif.
Ainsi, en traitant les uns de morons et les autres de racistes, ces
derniers servent-ils d’exutoires pour toutes nos craintes et nos peurs refoulées. Il est tellement plus facile de leur attribuer des qualificatifs
de délirants ou de cerveaux dérangés alors qu’il appartient à chacun de
voir et de comprendre. Il appartient à chacun de prendre ses
responsabilités et d’agir. Fuir un problème ne l’a jamais réglé; s’en
remettre aux autres pour le régler n’en a jamais amené la solution. Oui,
Drouin et Thompson ont raison lorsqu’ils affirment que la religion est du
domaine du privé et que l’état n’a pas à s’en mêler. L’histoire nous
enseigne « ad nauseam » combien l’humanité a souffert et continue de
souffrir de l’intolérance religieuse.
Pour ma part, je crois au respect. Je me souviendrai toujours de cette
remarque du célèbre hindouiste Jean Herbert lors d'une conférence à
laquelle je participais. Parlant de la différence entre la tolérance et le
respect, il nous dit : « La tolérance consiste à tolérer que l'autre soit
dans l'erreur parce que convaincu que l'on possède la vérité alors que le
respect consiste à respecter l'autre parce que le sachant différent de
nous. Il y a dans le respect une dimension d'accueil et de non-jugement qui
fait trop souvent défaut à la tolérance.» Voilà qui devrait avoir l’heur
d’inspirer les participants à la commission Bouchard - Taylor.
Claude G. Thompson

Montréal
-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --


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