Si les morts pouvaient parler

L'affaire Claude Jutra

Quel bruit, quel tumulte, on ne s’entendrait plus vivre

Tribune libre

À propos de l’article de Christian Rioux du journal Le Devoir du 19 février dernier intitulé ‘Le goudron et les plumes ‘, j’écrivais :

“ Quand un vent de folie s’empare des médias et que toute analyse sérieuse de la situation est remplacée par l’émotivité et le besoin, pour certains, de vouloir laver plus blanc que blanc, nous sommes témoins d’une espèce d’hystérie collective qui mène aux pires délires. Voilà comment je vois le vent de folie vengeresse qui tente par tous les moyens d’éradiquer de notre mémoire collective l’œuvre d’un génie.”

En réponse sur Facebook à M. Michel Hébert je réponds aujourd’hui :
“ M. Hébert, j’apprécie toujours vos interventions et votre réponse accompagnée du texte de M. Toinon Desjardins Robert me rassure quant au sens de votre affirmation : “[… Le génie n’empêche point la bassesse de l’âme...Je suis solidaire de notre souffrance...Je ne tire pas la pierre...Cela m’a pris trop longtemps à me reconstruire !...]”

Par ailleurs, la formule énoncée par Thomas Jefferson dans une lettre de 1789 écrite à James Madison : « La Terre appartient en usufruit aux vivants » ; « Les morts n’ont ni pouvoirs ni droits sur elle. », mérite qu’on s’y arrête. C’est à voir ; on ne naît pas « tabula rasa », on hérite de tellement de choses qui encombrent notre grenier de vieilleries non dites, de souffrances refoulées, de lâchetés et d’abus de toutes sortes. C’est Louis-Ferdinand Céline qui écrivait “qu’on est puceau de l’horreur comme on l’est de la volupté, ou encore que la grande défaite, en tout, c’est d’oublier, et surtout ce qui vous a fait crever, et de crever sans comprendre jamais jusqu’à quel point les hommes sont vaches…” C’est vrai, les hommes sont vaches, mais le plus souvent, ils ne s’en rendent même pas compte. Et ça fait du « ça » comme même Freud n’arriverait pas à le croire s’il était encore parmi nous.

On s’enlise alors dans des consignes de silence et des prescriptions qui nous rendent aveugles et qu’il n’est pas question de transgresser. Comme dans le Petit Prince : “[… Bonjour. Pourquoi viens-tu d’éteindre ton réverbère ? – C’est la consigne, répondit l’allumeur. Bonjour. – Qu’est-ce que la consigne ? – C’est éteindre mon réverbère. Bonsoir. – Et il le ralluma. – Mais pourquoi viens-tu de le rallumer ? – C’est la consigne, répondit l’allumeur. – Je ne comprends pas, dit le Petit Prince. – Il n’y a rien à comprendre, répondit l’allumeur. La consigne c’est la consigne. Bonjour...]

La consigne… s’est comme les prescriptions. C’est la même chose, ou plutôt, l’une devient la conséquence de l’application de l’autre en matière d’éducation. Et Dieu sait comme nous les traînons notre vie durant et sans faillir, sinon à nous-mêmes. Quels mots, falloir, faillir, il faut… ils sont synonymes de mauvais départ, de promesse d’échec, ils nous enlignent directement sur la mauvaise voie en nous prévenant du possible échec. Ils nous enchaînent en nous rendant coupables en cas d’absence de résultats… Il aurait fallu, il fallait, il va falloir… Je les ai entendus trop souvent, j’ai fini par les bannir de mon vocabulaire. Je ne « faut » plus ; je fais ou je ne fais pas. Il est clair que tout ça tient du « ça »… et du « on »… le je en est exclu et vogue la galère d’une génération l’autre. Comme dans le poème, nous tirons tous sur le même péché, nous sommes tous des « on », tous anonymes, tous inconnus à nous-mêmes, tous des « on-même ». Comme dans l’évangile… le nom de l’homme est multitude… quel chaos ! Quel saut dans un gouffre sans fond quand nous nous aventurons à vouloir comprendre, à vouloir en découdre avec les non-dits, les secrets, les coups bas, les sacro-saintes valeurs, les interdits, les tabous, la censure. Nous comprenons à ce moment-là ce que signifie l’adage voulant que la vérité soit au fond du puits. Plus de hauteur nous voulons atteindre, plus profond nous devons aller, jusque dans les abîmes des souffrances absurdes tout autant qu’inutiles de nos ascendants ; toutes ces vies asservies par les dictats des blessures des uns et des autres, vécues dans l’ignorance de soi, au service de valeurs, de croyances, de préjugés, d’images de soi et des autres faussées au nom des apparences, du mensonge, de la persona, du petit moi, de l’ego, de l’enfance malheureuse, de la résignation, de la pénitence, du déni de la liberté de soi et de celle des autres, de l’absence de considération, du manque de reconnaissance. Tant de souffrances… et pas de coupables, que des victimes, que des circonstances malheureuses amenant des circonstances malheureuses, produisant sans cesse les mêmes maux, les mêmes blessures, les mêmes névroses, les mêmes maladies, les mêmes non-dits, pour finalement nous faire seriner que le silence est d’or. Non, le silence est « mort » et justement, les morts ne peuvent plus parler et justement, c’est pour ça que les maux se perpétuent, se transmettent de génération en génération. Je me souviens, j’avais été frappé par cette phrase dans « Chroniques des Pasquier » de Georges Duhamel : “[…et les morts Laurent, si les morts pouvaient parler, quel bruit, quel tumulte, on ne s’entendrait plus vivre.” Peut-être que pour un temps, ne nous entendrions-nous plus vivre, mais à coup sûr, nous nous réveillerions. La parole seule peut nous guérir. Pas la parole qui tue, pas celle qui endort, pas celle qui trompe ; celle qui délivre, celle qui dit les choses telles qu’elles sont, celle qui ne craint pas la honte, qui ne cherche pas d’excuses, qui ne noie pas le poisson, qui part et qui parle du cœur, qui refuse les non-dits et tout ce qu’ils cachent de petitesse, de peur, de refus, de refoulements, de regrets, de désirs inassouvis, d’espoirs déçus. Toutes ces vies ratées à servir le mauvais maître et à chercher paix et bonheur hors de soi jusqu’à empoisonner celles de ceux-là mêmes pour qui nous ne souhaitons que le bonheur et la paix. Voilà le cercle vicieux dans lequel nous maintient le silence et dont seule la parole peut nous libérer. Voilà pourquoi nous devons interroger nos ancêtres, nos morts, voilà pourquoi nous devons déterrer nos ascendants, voilà comment nous pouvons parvenir à comprendre « qui nous n’étions pas » et à connaître « qui nous sommes ».

Je me souviens encore de ma première prise de conscience de moi-même à trois ans. Une expérience foudroyante, une vision troublante doublée d’une sensation d’une puissance telle qu’elle est restée présente en moi depuis. Un soir, pendant la période des fêtes de 1954, mon parrain arriva vers minuit. Tout le monde se leva et nous nous installâmes devant le sapin de Noël pour une photo. Bien que n’ayant que trois ans, presque quatre, je pris soudain conscience d’exister et d’être. J’étais simplement là, témoin et observateur au milieu de ces gens, à me demander ce que j’y faisais. Je me demandais combien de temps encore j’allais devoir y demeurer et comment je ferais pour qu’on ne me fasse pas de mal. Je me sentais gêné, étranger. Un sentiment que je n’arrivais pas à cerner transcendait complètement les conditions actuelles de mon existence. Une sorte de force, de présence, comme si je n’avais pas trois ans, mais comme si j’étais une personne autonome, adulte, complètement développée et capable de décider de tout par elle-même. Plus se prolongeait cet instant de prise de conscience, plus grande devenait ma gêne. Je me disais : “Il ne faut pas qu’ils sachent, ils ne comprendraient pas”.

Cette révélation de soi est plus fréquente qu’on voudrait le croire et angoisse profondément les enfants. La plupart du temps, ils en perdent complètement le souvenir. On dit que la vérité sort de la bouche des enfants et c’est exact. Le problème, c’est que nous ne les écoutons pas ni ne les entendons. Ça produit, dépendant du milieu dans lequel ils vivent et évoluent, des adultes comme Claude Jutras qui traînent leur vie durant un mal qui les ronge et les amène à commettre l’irréparable et à s’enliser dans la névrose et la dissociation.

C’est ainsi que les morts continuent, contrairement à l’affirmation de Thomas Jefferson, à avoir pouvoir et droits sur la terre dont les vivants ont l’usufruit et qu’ils se disputent avec eux.

Dans son magnifique témoignage, Chloé Sainte-Marie écrit : “[…Il est essentiel pour moi de faire la distinction entre l’homme à honnir et l’artiste à respecter. J’ai le sentiment qu’à travers la répudiation unanime de Claude Jutra, le Québec tente de régler son compte avec un quelque chose en lui que je n’arrive pas à saisir.

Et que le ralliement général autour d’une condamnation est plus fort que le ralliement autour d’une libération. Et qu’il se passe quelque chose dépassant nettement Claude Jutra.

Ce que je dis, c’est que la réalité est désormais piégée par un choix de rédemption, quel que soit la ou le cinéaste auquel on fera appel. Pour succéder à Claude Jutra, faire appel à Gilles Carl, c’est transformer ce dernier en produit de remplacement. Et non seulement Gilles Carle s’y opposerait, mais il trouverait indigne pour qui que ce soit de se prêter à un tel jeu.

On me demande de formuler « mon impression générale face à ce scandale sur Claude Jutra ». La pédophilie est un crime. Une autre question se pose. Il y a un enjeu qui m’échappe et qui s’adresse au Québec en entier.

À s’acharner sur une seule personne pour se laver la conscience, on oublie de s’acharner contre un pouvoir qui permet ce qui se passe actuellement. Et depuis toujours dans les réserves indiennes sous la violence de policiers en abus de devoir abusant de jeunes femmes autochtones.

On me demande si « le Québec a agi trop rapidement en éradiquant de la carte pratiquement toute référence à Claude Jutra ». Je me dis que parallèlement à une telle question se poursuit un drame à Lac-Simon. Et que cette synchronie n’est pas le fait du hasard.

Et je me dis que le cinéma d’un tel cinéma reste à faire…]”

Je partage complètement sa vision des choses et j’espère que mes quelques remarques y apporteront quelques réponses. Il est clair pour moi que les exactions commises par Claude Jutra ne relèvent pas de la bassesse de l’âme, mais bien plutôt d’une souffrance psychologique profonde jamais éradiquée et tenue secrète par lui-même et son entourage sa vie durant.

Que celui qui se croit au-dessus de toutes fautes lui jette la première pierre.


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4 commentaires

  • Normand Paiement Répondre

    24 février 2016

    Monsieur Brilland,
    Puisque vous faites référence à mon article et à celui de Gilles Verrier portant sur (je vous cite) «notre propension à plaire à ceux qui cherchent [à] nous briser», permettez-moi d'inverser les termes de cette phrase qui se trouve dans la conclusion de votre commentaire: «L’indépendance passe par la guérison.»
    Je suis en effet persuadé que le contraire est vrai: La guérison passe par l’indépendance!
    L'indépendance ne réglera certes pas tous les maux dont souffre notre société dysfonctionnelle, mais c'est un passage obligé. Elle seule a le pouvoir de redonner confiance en leurs moyens aux Québécois de souche, c'est-à-dire aux descendants des colons français qui ont subi les outrages de la Conquête britannique au point où, même de nos jours, nous portons sur nos épaules le poids des humiliations subies jusqu'à ce jour.
    Je ne vois pas de meilleur moyen de retrouver ce sentiment de fierté nationale que nous avions au moment de la Révolution tranquille et que nous avons perdu depuis les échecs successifs subis lors des référendums de 1980 et 1995. Qu'en pensez-vous?...
    Cordialement,
    Normand Paiement

  • Ouhgo (Hugues) St-Pierre Répondre

    22 février 2016

    Nous n'étudions plus l'Histoire. Nous avons oublié que notre civilisation est issue de la Grèce antique où les éphèbes (juste pré-pubères) étaient confiés à un maître qui les guidait en TOUT. Notre actuelle décadence nous a menés dans un monde pudibond qui a peur des mots et de leur sens. Dans la Grèce antique, la pédérastie était l'apprentissage au monde. L'amour vrai se partageait entre hommes: "Le Banquet" de Platon: débats intellectuels, beauté masculine répercutée dans la sculpture. À voir cette vidéo de 14 minutes:
    http://www.greceantique.net/pederastie.php

  • Archives de Vigile Répondre

    22 février 2016

    ...mon commentaire est parti comme il est arrivé:) Ce n'était pas le message définitif (mauvais bouton au mauvais moment:). Navré pour les coquilles...l'esprit avant la lettre diront certains...

  • Archives de Vigile Répondre

    22 février 2016

    Magistral votre texte. Il est semence de libération et source de réconfort pour celui et celle qui cherchent à trouver l'essence à ce qui est.
    J'aurais aimé vous avoir ici, après la lecture de ce texte, pour que la parole fasse son oeuvre, pour que les coeurs se reconnaissent.
    Vous écrivez:
    "Toutes ces vies ratées à servir le mauvais maître et à chercher paix et bonheur hors de soi jusqu’à empoisonner celles de ceux-là mêmes pour qui nous ne souhaitons que le bonheur et la paix. Voilà le cercle vicieux dans lequel nous maintient le silence et dont seule la parole peut nous libérer. Voilà pourquoi nous devons interroger nos ancêtres, nos morts, voilà pourquoi nous devons déterrer nos ascendants, voilà comment nous pouvons parvenir à comprendre « qui nous n’étions pas » et à connaître « qui nous sommes »".
    "...le ralliement général autour d’une condamnation est plus fort que le ralliement autour d’une libération. Et qu’il se passe quelque chose dépassant nettement Claude Jutra."
    Pour celui qui veuille voir et entendre, il y a dans ce "quelque chose" un potentiel de rédemption/libération pour les Québécois.
    Cependant, comme vous l'avez si bien cerné à travers les paroles de de Christian Rioux*, "Quand un vent de folie s’empare des médias et que toute analyse sérieuse de la situation est remplacée par l’émotivité et le besoin, pour certains, de vouloir laver plus blanc que blanc, nous sommes témoins d’une espèce d’hystérie collective qui mène aux pires délires". Une masse critique de québécois voit et entend. En eux, l'amorce d'une libération.
    Ce potentiel de rédemption se manifestera lorsque nous prendront les moyens de briser ce carcan médiatique (dont Victor Lévy Beaulieu nous rappelle les effets - http://www.ledevoir.com/politique/canada/323324/ces-nevroses-que-nous-sommes ) et la nécessité d'ouvrir nos "tiroirs supérieurs").
    De fait, une thérapie collective digne de ce nom (merci à Normand Paiement pour ce rappel -http://vigile.net/Le-desir-maladif-de-plaire-aux ), est devenue une incontournable nécessité pour réaliser cette authentique indépendance que nous appellons.
    Nous parviendrons à identifier, voire libérer cette névrose dont nous parle VLB, à travers une compréhension éclairée de notre jugement compulsif des Jutras de ce monde et notre silencieuse et lâche complicité à laisser l'envahisseur nous violer comme il le fait présentement (Merci à Gilles Verrier pour "mettre la main à la pâte", et partager les fruits de sa réflexion sur notre propension à plaire à ceux qui cherchent nous briser - http://vigile.net/Pour-un-rapport-Canada-Quebec.)
    Nous avons devant nous l'opportunité de mettre en place un processus de consultation qui nous mène à "cette réconciliation nationale". Beaucoup beaucoup de blessures. Le jugement de l'autre ne nous mènera qu'à d'autres blessures.
    L'indépendance passe par la guérison. Offrons nous cette nécessité.
    * http://www.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/463479/le-goudron-et-les-plumes