Franklin, Mesplet, The Gazette

2. La Gazette sous la houlette de Mesplet

Tribune libre

« Qu’est-il arrivé avec ce journal pour qu’il en vienne à publier un si ridicule article. Après tant d’années à détecter la stupidité et l’ignorance du PQ, on nous oblige maintenant à entendre ce BS.»

Ces propos ont été parmi ceux qui ont pu être lus dans la soirée du 23 juin 2014 par de nombreux abonnés au site de la Montreal Gazette. Courriellés par une étudiante à l’Université de Montréal, celle-ci se disant outrée par l’article qu’elle venait de lire. Elle en appelait au boycott du journal.

Qu’est ce qui a fait qu’un tout simple texte d’un professeur étasunien, jusqu'alors inconnu au Québec, a tant secoué les lectrices et lecteurs de The Gazette pour que, dans les jours qui ont suivi, au-delà de 600 commentaires sur le sujet aient été reçus sur le site du journal, des commentaires en grand nombre tout aussi virulents que celui de notre étudiante, d’autres moins nombreux, applaudissant les propos du professeur John-Jean Ofrias ?

Pour le savoir, je vous invite à lire un de mes textes paru le 26 juin 2014. [http://www.vigile.net/Coup-de-tonnerre-a-la-Gazette->]. Mais qu’a donc dit Ofrias pour tant faire trembler les colonnes du temple de La Gazette ? Qu’a-t-il écrit pour susciter une telle controverse? Pourquoi donc la direction fit comme si rien ne s’était passé » ?

Pour cette direction, quel scandale en effet qu’en cette veille de la Saint-John the Baptiste Day, John-Jean Ofrias, un obscur prof d’un collège d’enseignement secondaire dans le Long Island, en arrive à inviter les Quebecers à se brancher : « Parler bleu si vous ne voulez pas être engloutis, comme nous étasuniens, par le rouleau compresseur de la walmartisation. Parler bleu, cela signifie d’accepter que le Français devienne la langue commune au Québec. Et que celui-ci devienne un pays.

Le nombre impressionnant de commentaires qu’a suscité ce Speak French, or resign to becoming Americans, la variété des opinions émises par la suite, ajoutés au mutisme de la direction du journal sur un sujet pourtant jugé brûlant par ses lecteurs, tout cela m’a décidé à mieux connaître, et à mieux faire connaître ce qu’ont été la genèse et l’évolution de la Gazette tout au long des quelques deux cent années qu’elle a fait partie de notre histoire nationale.

Je voudrais ici souligner l’aide que m’a apportée dans cette tâche la biographie de Jean-Paul de Lagrave sur Mesplet. Cet historien considère que cet imprimeur lyonnais a été le fondateur de The Montréal Gazette. (de Lagrave, Jean-Paul, Fleury Mesplet [1734-1794] Patenaude Éditeur, 1985). Quant à moi, je suis porté à croire qu’à partir de ce que ce journal est devenu après le décès de Mesplet, il ne mérite point de se pavaner comme étant le fier héritier du diffuseur des Lumières au Québec qu’a voulu être l’imprimeur lyonnais.

Le premier texte de cette trilogie, paru le 28 août dernier, [http://www.vigile.net/1-L-episode-Franklin-Mesplet->], a servi à démontrer comment la guerre d’indépendance américaine a joué sur les efforts de Mesplet à vouloir propager l’esprit des lumières en terre laurentienne.

Le présent texte fait ressortir comment la Révolution française, et les guerres napoléoniennes qui ont suivie, ont eu d’importantes répercussions dans notre histoire.

Le dernier texte démontrera qu’après le 24 janvier 1794, date du décès de Mesplet, c’est tout l’héritage voltairien que l’on ne retrouve plus dans sa Gazette. Selon son fondateur, elle devait pourtant d’abord servir à l’émancipation des Canadiens. Dès 1822, elle devient The Montreal Gazette, journal destiné essentiellement aux seuls et très loyaux enfants de l’Empire Elle ne devint donc jamais plus préoccupée à diffuser la philosophie des Lumières à la majorité. Aux Parlants français.
Mais avant même de nous engager dans le second texte de cette trilogie, voici un bref aperçu du premier.


Un bref résumé de L’épisode Franklin-Mesplet

J’y ai décrit comment, après avoir passé par Londres, l’imprimeur lyonnais a ensuite atterri dans une Nouvelle Angleterre en pleine ébullition politique. Si tôt sur place, le Congrès de Philadelphie lui confia l’impression de trois « Lettres aux Canadiens » les invitant à se joindre à leur mouvement d’émancipation.

0n sait que, malgré les mandements de l’évêque Briand, ces lettres ont été assez bien reçues par une forte majorité de Canadiens, un certain nombre d’entre eux allant même jusqu’à aider les milices à mieux s’enfoncer en sol laurentien.

Fin-novembre 1775, sauf pour la ville de Québec où le gouverneur Carlton s’était réfugié, l’occupation du territoire est un franc succès. Trois mois plus tard, le Congrès de Philadelphie envoie à Montréal la délégation Franklin devant contrer la propagande des curés loyalistes. Mesplet en fait partie, avec le mandat de fonder un journal. Le 7 mai 1776, jour même où l’imprimeur met le pied à Pointe-à-Calière, une flotte de renforts britannique jette l’ancre à Québec. Le 15 juin, la délégation Franklin se doit de suivre les milices américaines obligées d’abandonner Montréal. Mesplet reste sur place.

Débutent alors les nombreux déboires qui parsèmeront la route de l’imprimeur pendant les neuf premières années de son établissement à Montréal. Ainsi le 25 juin 1776, il est arrêté et incarcéré pendant 26 jours.
Il le sera à nouveau en 1779, mais cette fois, pour trois ans. La conjoncture internationale avait obligé le gouverneur général à agir car, depuis que La France de Louis-XVI appuyait officiellement les rebelles américains, un Haldimand pourtant gagné au principe de la liberté de presse, se devait de répondre aux suppliques de Mgr Briand pour que cesse la propagation des Lumières.

Prétexte tout désigné pour signer l’arrêt de la brève vie de La Gazette littéraire (juin 1778 à mai 1779), et pour incarcérer Fleury Mesplet, Valentin Jautard, son plus proche collaborateur, ainsi que l’écrivain Pierre du Calvet un an plus tard, tous trois ayant été étiquetés comme « d’affreux Français propageant la gangrène révolutionnaire en terre canadienne ».
Venons en maintenant aux événements qui gravitent autour de la fondation de La Gazette de Montréal/The Montreal Gazette.


Une Gazette bilingue?

Le premier septembre 1782, Haldimand libère Mesplet et Jautard. Ils ne représentent plus une menace depuis que la guerre d’indépendance des États-Unis est terminée. Du moins, de facto.

L’imprimeur peut donc reprendre ses activités. Mais pourquoi donc Mesplet décide-t-il que sa nouvelle publication allait être bilingue? Après tout, quand La Gazette de Montréal/The Montreal Gazette est lancée le 25 août 1785, ses toujours mêmes adversaires idéologiques communiquent en français avec les sujets canadiens de sa très britannique Majesté.

En 1784, la maladie oblige Mgr Briand de céder sa place, mais Il demeure que Jean-François Hubert est tout aussi fortement opposé que son prédécesseur à la propagation des Lumières. Même opposition de la part d’Étienne de Mongolfier, toujours en poste en tant que directeur des sulpiciens à Montréal. Et que dire du juge Hertel de Rouville toujours prêt faire feu de tout bois pour que rien ne bouge?

Mais alors? Qu’est ce qui pousse l’imprimeur à restreindre ainsi de moitié l’espace de sa Gazette lui servant d’appui pour combattre d’aussi coriaces adversaires? Pour le savoir, il faut revenir aux trois années de grandes difficultés financières qui ponctuent la sortie de prison de Mesplet.


Les amis d’hier devenus de pingres individus

Dès sa libération, l’imprimeur doit s’attaquer à un grave problème d’endettement. À cet effet, il envoie deux requêtes aux membres du Congrès de Philadelphie, leur réclamant une indemnisation « étant donné que la source de mon actuelle infortune réside essentiellement dans l’ordre que j’avais reçu du Congrès de venir installer une imprimerie à Montréal. »

Ne recevant aucune réponse à ses missives, l’imprimeur se rend à Philadelphie afin de se défendre sur place. Succès mitigé : le Boad of Treasuries ne lui accorde qu’une compensation dérisoire. Devant une telle pingrerie, Mesplet dû faire appel aux alliés qu’avec le temps il se fit dans les milieux aisés de Montréal : avec des gens issus essentiellement de la grande bourgeoisie anglo-canadienne en gestation.

Devenus amis…les ennemis d’hier}}}

Sont donc devenus de précieux alliés, ces « séparatistes », dixit Maurice Séguin, que Mesplet avait appris à mépriser à cette époque pas si lointaine des trois Lettres aux Canadiens. Mais il faut surtout savoir que Mesplet est tout autant anglophile que l’auteur du « Pourquoi se battre pour ces quelques arpents de neige ».

Pour le déiste Voltaire, Londres était la ville de ralliement pour ceux qui honoraient la tolérance et un Dieu non relié à une religion particulière. Mesplet avait décidé d’agir en fonction de la pensée de son mentor. Cela ne pouvait se faire dans la France sclérosée d’avant 1789. D‘où, son départ pour Londres. Puis pour Philadelphie.

Faut-il alors se surprendre quand il décide de rendre bilingue sa nouvelle publication? Le Mesplet de 1885 pense exactement comme ses amis de la grande bourgeoisie protestante anglo-saxonne. Pour eux, le progrès de l’humanité passe par une certaine forme d’assimilation à des valeurs ne pouvant être véhiculées que par les sociétés dont l’anglais est la langue d’usage courant.

Il reste qu’en fondant La Gazette de Montréal/The Montreal Gazette en 1885, l’objectif de Mesplet était de pouvoir d’abord s’adresser à la forte majorité que constituent alors les « Canadiens », terme qu’à cette époque, l’on n’avait aucunement besoin de lui affubler ni trait d’union, ni épithète.

Il demeure qu’en aucun temps dans sa brique de quelque 450 pages sur Mesplet, Jean-Paul de Lagrave ne livre quelque extrait de textes écrits dans leur version originale par des journalistes et écrivains loyalistes. À l’occasion, surtout durant les années les plus tumultueuses de la Révolution française, le biographe souligne qu’étaient nombreux les articles sur ce sujet d’intense actualité. Émanant surtout des journaux étatsuniens et britanniques, de tels textes étaient publiés dans leur version originale.

Contexte changé - Même politique

En 1785, la guerre d’indépendance américaine étant chose du passé, l’éditeur-imprimeur est beaucoup plus libre d’écrire ce qu’il veut que pendant les onze mois d’existence de La Gazette littéraire. C’est maintenant sans trop de risques qu’il peut combattre l’omniprésente présence de la religion catholique dans la société canadienne. Et monter à l’assaut du même coup d’un régime seigneurial qu’il horripile.

Et il ne s’en gêne pas. Ce faisant, il est assuré de l’appui inconditionnel des loyalistes. D’autant plus qu’avec leur arrivée massive en terre laurentienne, ceux-ci seront de plus sn plus nombreux à manifester leur frustration d’avoir à coexister avec une société franco-catholique jugée rétrograde. Et comme humiliation ultime, celle d’avoir à subir le cadre des lois françaises en matières civiles.

L’affaire est d’autant plus intéressante que Mesplet n’est plus obligé, comme au temps de La Gazette littéraire, d’utiliser le tactique manège de placer à la une les idées conservatrices des antiphilosophes, pour ensuite mieux les dénoncer par une cinglante réplique à l’intérieur du journal. Dommage que pour accomplir cette tâche, Mesplet ne peut plus compter sur les caustiques répliques de Valentin Jautard.

Les trois années d’emprisonnement ont en effet complètement anéanti son vieil ami. On le constate d’ailleurs dans l’ultime texte de celui-ci paru dans la Gazette du 1er septembre 1885: « Si le vaisseau reste longtemps à sec sur le rivage, il pourrit et se décompose. Ainsi, je désespère de retrouver ce que j’ai été et de retrouver mes faibles talents; mes forces m’abandonnent. De longues souffrances tuent le génie, l’effraient quelques fois. »

Un jeune qui promet

Le 24 janvier 1788, la Gazette publie un texte d’un jeune homme de seize ans, frais émoulu du Collège de Montréal. C’est sous la forme d’un poème qu’Henri-Antoine Mézière, prend la défense de Jautard attaqué par un ténébreux quidam alors que cela fait déjà six mois qu’il avait rendu l’âme. Le jeune homme n’a que mépris envers le profanateur : « Peut-on pousser si loin la bassesse et l’envie/Que d’attaquer en lâche un corps privé de vie? »

Deux vers démontrant bien l’importance que les religieux de l’époque accordèrent aux belles-lettres dans le cursus scolaire du cours classique. Quelle fierté pour Mesplet que de publier de tels bijoux littéraires!

N’empêche si les thèmes abordés par le jeune homme se démarquent de ceux privilégiés par son patron. Quel vent frais que ce Mézière! Un jour, il traite de l’utilité des sciences; sept jours plus tard, c’est l’amour filial qui est l’objet de sa préoccupation; à un autre, il discourt sur l’amour patriotique. Il semble y avoir ici quelque chose comme une forte influence provenant peut-être d’un ou deux de ses ex-profs.

Si influence il y eut, Mézière avait intérêt, en traitant de certains sujets, à tourner les coins ronds, question de ne pas trop indisposer son patron. Mais la vie a voulu qu’à un moment donné, une rupture était devenue inévitable.

La rupture de mai 91

Le tout débute le 5 mai quand, à l’occasion d’une victoire significative de Mesplet dans la bataille qu’il mène contre le trop grand nombre de fêtes religieuses, un texte manifestement déiste est publié dans La Gazette.
C’est sous le pseudonyme de L.M. que s’y cache l’auteur, Celui-ci reprend à son compte les dix-sept maximes philosophiques tirées de De l’horrible danger de la lecture. Tout comme dans cette œuvre de Voltaire, les maximes y sont décriées par un censeur dirigeant le Saint-Office de la ville impériale de Stambout.

Une des ces maximes serait amplement d’actualité à notre époque de l’islamisme radical: « C’est le comble de l’horreur et du ridicule que d’annoncer Dieu comme un petit despote insensé et barbare, qui dicte secrètement une loi incompréhensible à quelques uns de ses favoris, et qui égorge le reste de la nation pour avoir ignoré cette loi. »

L.M.conclut que « toute religion est fondamentalement facteur de division dans la société, (…) que le dogme porte la haine, l’atrocité dans les provinces, dans les villes, dans les familles. » De Lagrave soutient que bien des « dévots » ont pensé que Mézière était l’auteur de ce texte publié dans la Gazette du 5 mai, question de mieux le décrier sept jours plus tard.

S’il en est véritablement l’auteur, il reste qu’il se dédit totalement dans l’édition du 12 mai, allant même jusqu’à écrire que la religion « est une institution sacrée révérée chez tous les peuples ». Et le jeune journaliste de dire à son patron « qu’il serait plus à propos que La Gazette de Montréal ne renfermât que des sujets étrangers à la religion ».

L’étonnante singularité de Mézière

Personnage singulier en effet que ce Mézière pour qui nos historiens n’attachent que peu d’importance. Yvan Lamonde ne lui consacre qu’une couple de lignes dans son Histoire sociale des idées au Québec, ceci, que pour ne signaler que le jeune homme a été membre de la Montreal Society United for Free Debates.

1791 est une année faste. Chez les Canadiens comme chez les marchands et nouveaux-venus loyalistes, il y grande réjouissance à savoir que Londres s’apprête à enfin accepter l’instauration de deux chambres d’assemblée pour sa colonie appelée « the province of Quebec ».

Deux chambres d’assemblée…?! C’est peut-être ici que Mézière a compris les limites de ne trop s’en tenir qu’à la pensée voltairienne pour tenter de savoir ce qui pouvait faire le bonheur des générations à venir dans la société laurentienne.

On se rappelle qu’en 1783, la fin de facto de la guerre d’indépendance des États-Unis avait permis au gouverneur Haldimand de libérer Mesplet et Jautard. Un an plus tard, ce fut au tour d’un Pierre du Calvet de l’être, et qui a pu se rendre à Londres afin de protester contre son incarcération ainsi que celles de ses deux amis.

Mais ce qui est important à savoir, est le fait que quand le contenu de son livre, Appel à la justice de l’État, fut connu dans la colonie, il suscita, d’après de Lagrave, « un mouvement d’adhésion générale qui conduisit à une pétition populaire, datée du 24 novembre 1784, donc peu après le départ du gouverneur général Haldimand. »

Mais ce que Lagrave ne dit mot et que Lacoursière signale est le fait que, quelques mois plus tard, une autre pétition allait également être déposée à Londres, cosignée celle-là par un très impressionnant nombre de loyalistes manifestant leur incapacité de vivre sous des lois de tradition française. (Histoire populaire du Québec de 1791 à 1841)

« La solution à tous les problèmes est simple, pouvait-on y lire, soustraire des nouveaux territoires à l’emprise de Québec. » Et qu’est ce que ces pétitionnaires anglophones réclament? Rien de moins que l’on casse le territoire de la province en deux. Leur souhait : « que la partie à l’ouest de Pointe Beaudet sur le lac Saint-François ne soit plus astreinte au régime des lois françaises ».

Ces pétitionnaires loyalistes demandent donc de diviser en deux une province de Québec qui, depuis l’Acte de Québec de 1774, comprenait, en plus de la grande vallée du fleuve Saint-Laurent, l’intégralité de tous les versants des Grands lacs. Ces pétitionnaires auront gain de cause puisque la nouvelle loi constitutionnelle de 1791 établit la division du territoire en deux entités distinctes : le Haut et le Bas-Canada.

Chose apparemment réglée pour les loyalistes s’installant dans ce Haut-Canada, mais qu’arrivera-t-il donc aux marchands anglais et aux loyalistes appelés à vivre dans ce Bas-Canada catholique et francophone? Seront-ils obligés de se plier au régime de lois françaises restant en vigueur?

C’est dès que la rumeur de cette « partition » a couru que Mézière a dû décider de mieux connaître les émois de ces gens. Quoi de mieux pour le savoir que de devenir membre de la Montreal Society United for Free Debates (MSUFD). Et d’en devenir le secrétaire! Ce faisant, le jeune journaliste a décidé de plonger dans un bain d’immersion de l’univers des Britishs.

Un Mézière en immersion loyaliste

Dès la première réunion, Mézière a dû se rendre vite compte que la principale préoccupation d’une majorité de membres de la MSUFD était de bien faire comprendre aux Canadiens que, vivant maintenant en pays conquis, ils devraient s’habituer à vivre selon les us et coutumes de toute société anglo-saxonne.

Le jeune journaliste a sûrement vite saisi que, si le régime seigneurial déplaisait tant à Mesplet et à ses amis, c’était pour une toute autre raison que les membres de la MSUFD honnissait l’Acte de Québec de 1774. Cauchemar majeur : l’abolition du Serment du Test qui avait été inséré dans la Proclamation royale de 1763 avec comme unique objectif d’empêcher la formation d’une élite dirigeante d’expression française et de confession catholique dans la nouvelle colonie britannique.

Mézière a dû également se rendre compte que les marchands anglais membres du MSUFD étaient loin d’être malheureux quant aux premiers articles de l’Acte de Québec rélargissant le territoire de la province de Québec aux dimensions qu’elle avait du temps de la Nouvelle-France. La Proclamation royale de 1763 l’avait restreint à la seule vallée du fleuve Saint-Laurent. Le reste : l’immense bassin des Grands Lacs avait été dénommé Indians Territories.

En 1763, on avait ainsi coupé les ailes à l’élite économique de la Nouvelle-France. Grande impossibilité pour elle de continuer à commercer avec les Amérindiens des Grands Lacs. Toute une intendance n’a eu alors d’autres choix que d’émigrer en France. L’Acte de Québec avec son ré-agrandissement territorial a, en quelque sorte, été une bénédiction pour quelques audacieux entrepreneurs venus surtout d’Écosse.

Mézière a dû alors en côtoyer quelques uns. Un Simon McTavish, par exemple. Ce fondateur de la North-West Company avait su très bien se servir de l’invasion américaine pour s’enrichir davantage dans le commerce des fourrures. Il a dû alors comprendre que ces nouveaux riches allaient tout faire pour que les descendants de ceux qui, avant eux, avaient développé le pays ne deviennent maintenant que d’éternels porteurs d’eau.

Mais avec la perspective d’une chambre d’assemblée, Mézière a dû sentir le parfum d’une certaine crainte à la MSUFD. Le jeune homme était le prototype même de personnalités pouvant surgir lors des élections à venir. Des jeunes gens comme lui n’ont peut-être pas la bosse des affaires, mais peuvent devenir de redoutables rhéteurs lors de futures assemblées politiques. Et dans une éventuelle chambre d’assemblée.

Mézière était conscient que sulpiciens et jésuites avaient favorisé le recrutement de jeunes adolescents dans leurs collèges afin de mieux palier au manque crucial de prêtres depuis que Londres avait fermé la porte au recrutement en France. Mais nombreux étaient parmi ces jeunes adultes qui, au sortir du cours classique, avaient la formation générale nécessaire pour entreprendre des études en médecine et en notariat. Ou même en journalisme comme en avait décidé Mézière.

Ce fut une grande surprise pour lui que de voir qu’un grand nombre de membres de la MSUFD étaient profondément religieux. Même plus que les Canadiens. Pour eux, la richesse accumulée durant leur vie était un signe tangible que la grâce du Divin s’était arrêtée sur leur personne.Ils étaient à la fois religieux et anticatholiques. C’est ici que Mézière a dû vite prendre conscience que, c’était surtout les membres de confessions autres qu’anglicane que l’on trouvait à la MSUFD les plus ardents antipapistes. C’est sûrement suite à cette dernière constatation que le jeune journaliste s’est permis de manifester son désaccord avec les positions trop voltairienne de Mesplet dans La Gazette du 12 mai 1791.

Un Mesplet toujours voltairien

On peut imaginer les hauts-cris qu’il y eut entre Mézière et son patron avant que ce dernier accepte que le texte de son jeune journaliste soit publié. De ses fréquentations, avec les membres de la MSUFD, ce dernier avait sans doute compris que la religion était une affaire relativement importante dans la vie de toute société, et qu’elle se module le long de l’histoire avec les us et les coutumes de chacune d’entre elles.

Autre constat de Mézière : le flux de marchands anglais et de loyalistes étant d’année en année en augmentation constante, le rapport de force entre les parlants français et les parlants anglais ne pouvait que favoriser ceux-ci, déjà en parfaite symbiose avec les désirs de Londres d’assimiler au plus tôt ceux-là. Dans ces circonstances, comment Mesplet peut-il continuer à darder sur les curés, la seule élite qui reste dans la province, en attendant la formation de leaders politiques que pourra développer la future chambre d’assemblée ?

Un exemple d’un tel acharnement : alors que, par son mandement du 15 avril 1791, l’évêque de Québec avait accepté de reporter aux dimanches la célébration de dix-huit fêtes et n’en maintenant que six d’obligatoires, on pouvait lire, dans La Gazette du 12 mai, une virulente diatribe contre l’Église et ceci, tout-à-côté du texte de rupture de Mézière.

« Périsse le commerce, l’agriculture, les pauvres, la province l’État, le monde entier, pourvu que l’Église triomphe! » pouvait-on y lire. Avec une conclusion cinglante : « Les esprits faibles ne manqueront jamais de suivre le conseil de l’Église préférablement à toute autre considération, spécialement quand un curé le prône en gémissant, en pleurant, en hurlant. »

Il faut dire qui y est pour quelque chose, la Révolution française alors en cour. C’est ainsi que le 21 octobre 1790, Mesplet publie en encadré des « vers affichés sur la porte de l’Assemblée nationale envoyés de Paris à un citoyen de Montréal ». En voici la dernière strophe : « Tout est libre chez-nous, même la conscience / Nobles, prêtres, fripons, votre règne est passé / N’est ce pas le temps d’en purger notre France. »

Il souffle comme un vent de Bastille

Il a surtout soufflé sur Montréal et Québec. Ce qui a poussé Londres à céder aux pressions. Et comme jeu de dominos, les réformes constitutionnelles de 1791, en favorisèrent la multiplication des clubs politiques.

Les plus connus sont : du côté anglais, le MSUFD; et du côté canadien, la Société des patriotes. De celui-ci, La Gazette du 16 décembre 1790 en a décri l’ambiance lors d’un de ses diners d’apparat: « Durant les santés, on avait lancé des « Au généreux Lafayette »; Au patriotique Mirabeau »; « À l’abolition des abbés! » ; « À la destruction des Récollets! »; « À la félicité des peuples! »; « À une chambre d’assemblée dans cette province! ».

Sans doute que si Mézière a entendu de tels vivats, il a dû se poser la question à savoir s’il était raisonnable de faire un si proche parallèle entre la situation des classes sociales en France et celles existantes au Canada. En tout cas, nous nous le savons aujourd’hui. Il suffit de regarder Secrets d’histoire, chaque lundi à TV5, pour se rendre compte comment rois, princes et moindres petits roitelets européens saignaient vassaux à qui veut mieux afin de se construire de toujours plus fastueux châteaux.

Tant Louis XIII que le jeune Louis XIV ayant eu à subir la fronde des grands seigneurs, n’eurent le goût qu’un tel dérapage ne se reproduise en Neuve-France. Dans leur politique de peuplement, ils instaurèrent un régime où le seigneur avait certains devoirs envers ses vassaux. Celui-là avait l’obligation de gérer le bon fonctionnement de son moulin, de manière à ce que ceux-ci puissent y faire moudre leur grain sans trop de frais excessifs.

Il faut surtout ici ne point oublier l’influence considérable qu’ont eu les « sauvages » sur les Canadiens d’antan, avec leur société fonctionnant sur un mode très égalitaire. Et matriarcal.

Mézière a peut-être ressentit que ne tenait pas la route ce parallèle entre France et Canada. Et ceci, au moment même où son bain d’immersion loyaliste a pu le faire prévoir que de bien plus graves écarts de richesse qu’entre seigneurs et vassaux allaient bientôt subvenir en terre d’Amérique.

Avant même que Guy Frégault le signale un siècle et demi plus tard, Mézière a dû constater que la Nouvelle-France avait été bien d’autres choses qu’uniquement une société rurale et féodale.

C’était avant tout une société commerciale en concurrence avec les marchands de la Nouvelle-Angleterre. Ce n’est pas pour rien qu’en 1763, au lendemain du traité de Paris, la Proclamation royale rapetissait comme peau de chagrin le territoire de l’ex-Nouvelle-France. C’est sciemment qu’on le limitait à une province de Québec ne dépassant dorénavant plus que le mince corridor de la vallée du Saint-Laurent.

Terminé ce grand large qui avait peut-être permis à des parents pas si éloignés de Mézière de faire commerce des fourrures avec les « sauvages » aussi loin que dans les vallées de l’Ohio et du Mississipi. Étant maintenant incapables de gagner honorablement leur vie et celle leur famille, ces gens avaient dû prendre la difficile décision d’émigrer en France.
Le Mézière de 1791 semble plus sensible à ces réalités que son ex-patron. Mais ce qui nous intéresse davantage, c’est le Mézière de 1793.

Le Mézière de 1793

Le plus grand fait d’armes de ce fils de notaire survint donc en 1793 et c’est un immense événement secouant l’Europe qui l’a motivé à s’engager corps et âme dans la tourmente révolutionnaire. Cet événement hors du commun, c’est l’exécution de Louis XVI en date du 21 janvier. Ajouté à la proclamation de la république, une telle « profanation » ne pouvait qu’entraîner la guerre entre d’une part, la France, et d’autre part, les monarchies européennes. Ce ne fut que le 25 avril que La Gazette annonce à ses lecteurs le début des hostilités entre la France et l’Angleterre.

C’est en ce moment-là que le jeune Mézière décide de se commettre en partant pour les États-Unis. De Cumberland Head, petite ville au bord du lac Champlain, il écrit à ses parents : « Plusieurs jours avant mon départ, vous dites apercevoir en moi un esprit rêveur et pensif (…) Eh bien je méditais alors cette question, savoir, s’il n’est pas du devoir d’un homme, lorsqu’il le peut, de fuir un pays esclave.»

Mézière s’explique : « Le Canada est esclave puisqu’il ne jouissait d’une constitution qui lui a été donnée par un parlement étranger : parlement corrompu qui touche au moment de sa dissolution pour avoir entraîné l’Angleterre dans la ligue honteuse des têtes couronnées de l’Europe contre les Droits de l’Homme. »

C’est un Mézière converti au républicanisme qui décide de prendre la route pour Philadelphie, alors capitale d’un pays n’étant devenu officiellement indépendant que dix ans plus tôt. Avec l’aide de la France. C’est de cette France révolutionnaire que Mézière veut entrer en contact via son ambassadeur aux États-Unis.

Arrivé à Philadelphie, il y est chaleureusement accueilli par Edmond-Charles Genêt dont la Convention vient de nommer ministre plénipotentiaire « devant convaincre les États-Unis que leur intérêt était de s’unir à la France afin de libérer le Canada et la Nouvelle-Écosse ».

À l’invitation de Genêt, Mézière prépare un mémoire qu’il a intitulé Observations sur l’état actuel du Canada et sur les dispositions politiques de ses habitants. L’ayant lu, l’ambassadeur est convaincu que le jeune homme est la personne toute désignée pour l’aider à la rédaction de son appel aux Canadiens.

Dans Les Français libres à leurs frères les Canadiens, Mézière est ravi d’y lire: « L’homme est né libre; par quelle fatalité est-il devenu le sujet de son semblable? Comment a pu s’opérer cet étrange bouleversement d’idées, qui a fait que des nations entières se sont volontairement soumises à rester la propriété d’un seul individu?»

Le jeune homme n’est ensuite aucunement dérangé par le percutant discours suivant : « Canadiens, il est temps de sortir du sommeil léthargique dans lequel vous êtes plongés. Armez-vous, appelez à votre secours vos amis les Indiens, comptez sur l’appui de vos voisins et sur celui des Français. » Mézière est d’autant plus satisfait que Genêt lui apprend qu’une flotte françaises de cent-cinquante voiles allait bientôt remonter le fleuve jusqu’à Québec.

En juillet, Genêt confie à Mézière la mission de distribuer son appel en sol laurentien. Il accepte, mais ne pouvant revenir en territoire britannique sans se faire arrêter, il s’installe à nouveau à Cumberland Head. Un certain Jacques Rous aura la tâche de délivrer au Québec les 350 exemplaires de l’Appel.

La Gazette et l’Appel de Genêt

Mesplet savait très bien qu’il ne pouvait publier un tel document. D’autant plus que, le 27 juin 1793, il ne lui a suffi que de faire paraître un texte plutôt simplet, Les origines des gouvernements, pour qu’en représailles, le service des postes royales cesse de distribuer son journal.

Une telle décision ne pouvait venir que de Dorchester. Ce qui a pu indisposer le gouverneur général qui, à une autre époque s’appelait Carlton, est ce lien manifeste entre mensonge, religion et gouvernance qu’on pouvait lire dans le texte incriminé: « Dès que cette vérité les blesse, ils interposent habilement le voile de la religion entre eux et leurs sujets, ils échauffent les peuples contre les vérités… »

Dans de nombreux autres textes pendant les huit premières années de publication de La Gazette de Montréal, il existait un certain flou dans l’expression de la proximité existant entre pouvoir et religion, mais cela pouvait encore passer, mais plus maintenant que la France était entrée en guerre contre l’Angleterre.

D’autant plus que la rumeur persistait : une flotte de plusieurs centaines de voiles aurait mis le cap sur Québec avec comme objectif de refaire la bataille des Plaines à l’envers. Et puis il y a cet Appel de Genêt qu’on commence à s’arracher dans les villes comme dans les campagnes. Et qu’on se plait ironiquement à appeler « le catéchiste ».

Mais cette fois, même si la situation a des similarités tant avec 1776 qu’avec 1779, Mesplet ne sera pas incarcéré. Son journal continuera d’être publié. Il y a par contre ce boycott de la poste qui provoque une perte considérable d’abonnés. Un dur avertissement.

Seconde alliance du sabre et du goupillon

En 1793, les mêmes causes qu’en 1779 produisirent les mêmes effets : devant les risques d’une seconde invasion par des éléments antibritanniques, Dorchester savait que le haut-clergé redevenait son meilleur allié. L’heure était grave. Depuis que l’on sait ce qui se passe en France, plus question de laisser libre-cour à l’anticléricalisme à la sauce voltairienne.

Dans sa proclamation du 26 novembre publiée dans La Gazette du 12 décembre, le gouverneur général ordonne « de dénoncer et d’arrêter tous les citoyens tenant des propos séditieux ou répandant des écrits de nature à soulever des mécontentements ».

Quant à Mgr Hubert, c’est le 9 novembre qu’ordre est donné aux curés de bien rappeler à leurs paroissiens que « par le traité de paix de 1763, les liens qui les attachaient à la France ont été entièrement rompus. Les Canadiens ne sauraient donc violer leur serment de fidélité et d’obéissance au roi d’Angleterre sans se rendre grièvement coupable envers Dieu lui-même. »

Mer chaude préférée à la froide. Comme en 1763?

« Ni vous ni aucun nous retiendrons dans les mers d’Amérique » : gros cri des marins de la flotte de Genêt publié dans La Gazette du 21 octobre 1793, façon d’annoncer qu’aucun navire français ne remontera le fleuve. Cela faisait alors trois mois que les marins de la flotte avaient décidé de mettre le cap sur Brest plutôt que d’attaquer Terre-Neuve, Halifax et Québec. Leur expédition à Saint-Domingue les avait tellement divisés qu’ils avaient d’un commun accord, opté d’entrer en France afin que chacun puisse se justifier devant la Convention nationale.

Genêt avait-il fait un mauvais calcul? Pourquoi choisir de régler d’abord la situation politique dans ce qui allait devenir un jour Haïti, plutôt que de profiter de l’été pour attaquer Halifax et Québec? Ne refaisait-il pas la même erreur que, trente ans plus tôt, avait faite Louis XV trop influencé par un certain Voltaire, le roi préférant Saint-Domingue à nos « quelques arpents de neige » ?

Il semblerait que c’est l’adepte des Droits de l’Homme en Genêt qui ait pris le dessus sur toutes autres considérations, ayant senti comme une urgence d’aller d’abord porter main forte aux commissaires Sonthonax et Polverel au Cap français. De la Convention, ceux-ci avaient eu le mandat de confier la colonie aux gens de couleur. Pour faire opposition au projet, Galbaud, le nouveau gouverneur, s’était mis à la tête des colons blancs et de deux mille des marins de la flotte. S’en suivit une véritable guerre entre esclavagistes et anti-esclavagistes.

Ceux-ci l’emportèrent et Galbaud dû, en tant que prisonnier, monter à bord d’un des navires en partance pour l’Atlantique-nord. Pendant le voyage, l’ex-gouverneur avait conservé une grande ascendance sur un nombre important de marins. Un début de mutinerie contre Genêt était en cour quand la flotte fit escale à New-York. Elle y fut immobilisée pendant cinq longues semaines, la raison étant que le président Washington avait demandé le rappel de l’ambassadeur Genêt à nul autre qu’à Robespierre.

Washington isolationniste avant la lettre

Dès son arrivée en mai 1793 à Charleston, le président américain avait déjà pris ombrage contre Genêt, n’appréciant guère l’enthousiasme de la foule envers le nouvel ambassadeur de France tout le long de sa route devant le mener à Philadelphie. Ce qu’il n’appréciait encore moins furent ses actions à Charleston, comme celle d’utiliser les lieux afin de recruter des corsaires prêts à se battre pour la libération du Canada. Genêt n’avait décidément point convaincu Washington de laisser tomber la neutralité des États-Unis.

Dans sa lettre au Congrès de l’automne 1793, le président dénonçait « les procédés de celui que la Convention nationale a malheureusement appointé son ministre plénipotentiaire ici. » Il ajoute ensuite que Genêt « n’a rien manifesté de l’esprit amical de la nation qui l’a envoyé. Au moment où le président écrit cette lettre, Genêt a perdu la confiance de Jefferson. Il faut dire que, s’étant enfoui durant la longue escale de New-York, Galbaud en menait large pour discréditer son improvisé ex-geôlier.

Il reste qu’avec ce rappel, Genêt ne pouvait entrer en France sans risque pour sa vie, la raison étant que n’étaient plus au pouvoir les girondins qui l’avaient nommé. C’était maintenant Robespierre qui régnait en maître. Et qui, le 28 novembre 1793 dans son discours à la convention, décrit l’action de Genêt à Philadelphie : « (Il) se faisait chef de club, ne cessait de faire et de provoquer des motions aussi injurieuses qu’inquiétantes pour le gouvernement ».

Quant à Mézière, il n’eut aucun problème à accompagner les marins jusqu’à Brest, mais n’a pu revenir au pays avant 1816, et seulement après avoir fait acte de repentir.

Après tout ce que je viens de vous longuement décrire, chères lectrices et chers lecteurs de Vigile, qui de vous peut encore dire que ce qui s’est passé dans le monde en cette fin du dix-huitième siècle, tout autant qu’après, n’a pas eu une forte résonnance dans ce que sommes collectivement devenus? Elle en a eu, bien au contraire. Je vous explique comment.

L’influence de Mesplet…et donc de Voltaire, après 1793

Mesplet meurt le 24 janvier 1794. On pourrait croire que là s’arrête son influence sur la société laurentienne. Peu nombreux, en effet, sont nos historiens, passés comme contemporains, ayant relevé quelque trace d’influence de Mesplet dans l’évolution de la société québécoise.

On peut pourtant facilement croire que son journal ait engendré plusieurs Mézière, des Mézière peut-être en moins grande exaltation que l’original, mais quand même. Rappelons-nous que c’est après avoir étudié au collège Saint-Raphaël qu’à dix-huit ans, le jeune homme décide de devenir journaliste. Cette institution qui allait devenir le Collège de Montréal accolé territorialement au Grand séminaire, avait comme mission première de former des prêtres afin de palier à l’impossibilité imposée par Londres d’en recruter en France.

Ce que Londres n’a pas prévu, c’est que dans ces collèges classiques, qui essaiment alors dans nos plus ou moins grandes villes, forment davantage de futurs notaires, avocat et médecins que des prêtres. Ces institutions d’enseignement deviennent donc de véritables usines à produire les politiciens qui, surtout après 1815, à la fin des guerres napoléoniennes, donneront du fil à retordre aux différents gouverneurs qui se succèderont jusqu’en 1840 au Bas-Canada.

Ce qu’il faut savoir, c’est que, d’une époque à l’autre, les deux Gazettes, que Mesplet a fondées, ont beaucoup été lues par les étudiants de ces collèges. Or, il arrive que ces étudiants, soient à peu près les seuls de leur génération à savoir lire, l’analphabétisme demeurant très élevé en milieu rural. Ces étudiants sont donc pour la plupart des fils de professionnels, lesquels deviendront eux-mêmes avocats, notaires ou médecins. Quant à leurs grandes et petites sœurs, aucun mouvement féministe n’est à cette époque à l’horizon pour changer leur sort. Pas plus ici qu’ailleurs.

Pour s’aérer un peu l’esprit du thomisme qu’on leur enseigne comme unique façon de percevoir le monde, quoi de mieux que de chiper La Gazette littéraire du paternel afin de jouir de la façon, par exemple, dont Valentin Jautard cloue le bec au jésuite Bernard Well. Nous sommes alors en mai 1779, dans quelques jours, l’avocat polémiste et son patron Mesplet seront jetés en prison alors que les presses de la Gazette littéraire seront saisies.

Attardons-nous maintenant aux jeunes du temps de La Gazette de Montréal et de la Révolution française. Pierre Bédard, qui n’a pas encore vingt ans n’a que neuf ans de moins que Mézière. Ayant lu les articles de ce dernier, il a sûrement alors été atteint par le virus de faire un jour de la politique. Or, il deviendra chef du Parti Canadien, propriétaire de journal du même nom, et sera incarcéré pour cause de sédition envers l’État.

Quant à Louis-Joseph Papineau, il n’a que sept ans en 1793 quand Dorchester décide d’étouffer la circulation de la Gazette de Montréal pour le seul motif que Mesplet ait été le mentor du recherché Mézière. Alors qu’il est en préadolescence, Louis-Joseph est admiratif devant les actions politiques de Joseph, son père.

Dès lors, son choix est fait : s’il entre au Collège de Montréal et poursuit ensuite ses études au séminaire de Québec, ce n’est sûrement pas pour devenir prêtre. Et, comme bien d’autres qui font un choix semblable, l’influence de Mesplet demeure par les livres baignés de la philosophie des Lumières dont il a fait la promotion et dont il a été également le distributeur au Québec.

Un Mesplet muet sur la question linguistique?

Voici donc un Mesplet qui, par sa presse et les livres, a su étendre son influence jusqu’au temps héroïques des frères Nelson et de Louis-Joseph Papineau.

Mais, chose surprenante, en aucun moment, le biographe de Mesplet mentionne que La Gazette de Montréal aie pris position sur le fait que les élus canadiens imposent Jean-Antoine Panet comme président de la chambre, un choix qui, « royalement », déplait aux députés anglais, eux qui réclamant que « the orator should speak the King’s language ».

Le biographe ne semble trouver non plus aucun intérêt à renseigner ses lecteurs sur comment a réagi Mesplet aux escarmouches verbales qui se sont produites au parlement quand il fut question dans quelle langue il fallait débattre. Et dans laquelle les lois et les motions doivent être présentées au gouverneur général pour qu’il en donne la sanction royale. Londres tranchera. Les débats pourront être dans les deux langues, mais les lois et les résolutions seront dans la langue de l’Empire.

Par contre, ce qui doit avoir le plus ébranlé Mesplet en cette très éprouvante année 1793, c’est que la moitié des élus canadiens soient propriétaires d’une seigneurie. Quelle déveine pour un voltairien de son acabit qui a toujours honni le régime seigneurial!

Il semble bien que Mesplet ne tienne aucunement à irriter ses amis anglais. Ils le lui rendront de cocasse façon. Ce n’est que, quelques mois après son décès que sa veuve sera obligée de vendre le journal à Edward Edwards, celui-là même qui avait signé la lettre d’août 1793, lui annonçant que son journal ne sera plus distribué par la poste royale.

Quant aux deux Écossais qui, ensuite, se succèderont comme acquéreurs, c’est dès 1816, que James Brown abandonnera la partie française du nom du journal, alors que, sitôt les titres de propriété acquises en 1822, un certain Thomas Andrew Turner s’empresse aussitôt de rendre ce qu’est devenu aujourd’hui The Montreal Gazette: un journal unilingue, monarchiste et tout dévoué à conserver les acquis et privilèges de la minorité anglaise.

De toute façon, du moins si on se fit à ce qu’en disent les Lamonde et Lacoursière, La Gazette de Montréal-The Montreal Gazette ne vraiment fait plus le poids sous la houlette d’Eward Edwards. Ce n’est que très épisodiquement que les deux historiens en font mention.

Mais ce qu’il faut surtout retenir des années post-Mesplet, c’est le malheureux divorce qui, tout de go s’installe entre les nouveaux élus et le peuple qu’ils sont pourtant sensés représenter.

L’émergence d’une élite…sitôt décapitée

« Nous, les fidèles et loyaux sujets de sa Majesté, représentants du Bas-Canada […] assurons votre excellence que c’est avec horreur que nous avons appris que le forfait le plus déshonorant pour la Société a été commis en France »

Le 25 avril 1793, la Gazette annonça que, trois mois plus tôt, Louis XVI avait été décapité. C’est au surlendemain de cette triste annonce qu’unanimement la Chambre d’assemblée vota une adresse à George III dans laquelle elle exprimait son dégout devant « un forfait le plus déshonorant ». On peut facilement croire que, dans la guerre qui se profile, les députés ont été forcés de choisir entre, d’une part, « le bien incarné par l’empire britannique! », et d’autre part, « le mal incarné par leur ex-mère patrie ». Choix déchirant alors que les bruits courent encore à propos de Genêt et de sa flotte.

Les élus de 1793 n’avaient devant eux aucune autre alternative. Ainsi semble s’écrouler lamentablement après seulement quelques mois d’existence cette élite politique devant naître de cette chambre d’assemblée qu’avait tant idéalisée Mesplet.

En 1793, le peuple est donc encore une fois décapité de son élite politique. Trente ans plus tôt, la Proclamation royale avait fait en sorte qu’en plus de chefs politiques, les élites économiques avaient gravement été touchées, les commerçants canadiens n’ayant d’autres choix que d’immigrer en France. Ou devenir les subalternes des nouveaux maitres du commerce des fourrures qu’étaient devenus les McTavish, McGill, Todd et compagnie.

Mais cette fois, sont irrémédiablement piégés ces députés sur lesquels Mesplet avait tant mis d’espoir. Certes, ils demeurent à l’aise pour voter des règlements à propos de bonne gouvernance, comme la salubrité des lieux publiques, ou les règles à suivre en cas d’incendie majeure dans la cité, mais en tant de guerre, deviennent-ils autres choses, quant aux sujets beaucoup plus importants, que de simples machine à voter lois et règlements que le gouverneur a déjà tout mâchés pour eux avant de les leur présenter?

Ils doivent donc marcher les fesses serrées quand il est question de faire des lois assurant la loyauté des sujets canadiens. Un malaise que ne ressentent aucunement la minorité des élus anglophones. Eux sont tout-à-fait disposés à voter toute loi suspendant l’habeas corpus dans le cas de suspicion. Ou qui interdirait tout rassemblement. Ces élus anglais ont fortement applaudi quand, le 31 mai 1794, Dorchester s’est présenté à la Chambre pour recommander à chacun des députés de saisir toutes les occasions afin de persuader leurs compatriotes « qu’ils vivent sous l’heureux empire d’une constitution vraiment libre. »

Un enthousiasme moins manifeste du côté de la majorité. C’était énormément exigé de leur part. D’autant plus que déjà, en janvier 1793, donc dans les derniers jours de vie de Mesplet, des manifestations de désobéissance aux lois et de sympathie pour la cause française s’étaient multipliés.

Et c’est d’ailleurs dès ce mois de janvier que les Canadiens avaient appris la teneur du projet de loi de la milice où il est écrit que les conscrits seront tirés au sort dans chacun des villages. On est surtout en rogne d’apprendre que la guerre pourrait se poursuivre tant en mer qu’en pays étranger. À Charlesbourg, un certain Leclerc va jusqu'à prétendre que ses expéditions militaires lointaines ont comme principale raison de dépeupler le pays. Le syndrome de Grand Pré, quoi!

La guerre va prendre de l’intensité durant toute l’ère napoléonienne. Le 2 décembre 1803, on semble croire que Jérôme Bonaparte, le frère de l’empereur, a l’intention de se rendre à Albany afin de rencontrer Jacques Rous, celui-là même qui, dix ans plus tôt, avait eu la charge de distribuer l’Appel de Genêt aux Canadiens.

Les déserteurs sont considérés comme une grave plaie. Il faut donc sévir. Le 2 mars 2004, un sergent, un caporal, et cinq soldats réguliers sont passés par les armes à Québec. Pour causes de projet de mutinerie et de désertion. On peut croire que bien des députés devaient être dans leurs petits souliers d’avoir eu, par leur vote, à cautionner une telle répression.
D’autant plus que, malgré le fait que, pour cause de guerre, ces élus se sentent obligés d’appuyer mur à mur un sentiment anti-French, Robert Shore Milnes reste méfiant envers eux. Dans sa lettre du 1er novembre 1800, il s’en ouvre au duc de Portland. En tant que lieutenant-gouverneur, il considère regrettable que Londres ait, en 1791, accordé une chambre d’assemblée au Bas-Canada.

« Depuis l’introduction de la nouvelle constitution, écrit-il à son patron du Colonial Office, tout est discuté au préalable à la Chambre d’assemblée (qui à l’heure présente ne repose pas sur les bases solides que je désirerais) le gouvernement exécutif finira par perdre insensiblement tout son pouvoir. » Il reste que Milnes n’est pas plus tendre envers le clergé.

Un clergé sous surveillance

Dans sa lettre secrète à Portland, Milnes énumère les causes « de la condition incertaine du gouvernement. La première étant « la diminution de pouvoir et de l’influence de l’aristocratie dans le Bas-Canada. Une perte d’influence qui aurait sûrement fait soupirer d’aise un certain Mesplet.

Milnes ajoute que la deuxième de ces causes se trouve dans la prédominance de la religion catholique romaine et dans l’indépendance du clergé.» Il est surprenant de lire de tels propos quand on sait que, depuis 1763, le clergé a toujours collaboré avec l’Occupant. Et que cela s’était toujours continué. À preuve, cette lettre datée du 18 octobre 1796 de monseigneur Denault adressée à monseigneur Plessis, curé de Québec. Celui de Longueuil déplore le fait qu’une possible invasion des Français aient « porté la crainte dans le cœur de plusieurs et la joie dans le plus grand nombre ».

Pour sa part, le 5 novembre de la même année, l’évêque Hubert de Québec avait fait parvenir une lettre aux curés de son diocèse dans laquelle il leur disait qu’il ne suffisait pas « que nous soyons de loyaux sujets, si les habitants confiés à nos soins, se laissent séduire par des ennemis du repos et du bon ordre […]. »

Cinq ans plus tard, Londres ne semble pas satisfait de la collaboration du clergé puisque, répondant à ce sujet à la lettre de Milnes, Portland lui écrit que « nulle personne ne pourra recevoir les ordres sacrés sans avoir au préalable obtenu une autorisation du gouverneur. »

Le très monopolistique Montain

L’arrivée en 1793 de Jacob Montain avait tout pour aider Milnes et Portland à atteindre leur objectif. L’évêque anglican qui tout de go s’offusque que les Denault et Plessis revendiquent le droit de se faire appeler évêque, puisqu’il ne puisse y avoir qu’une église officielle en Bas-Canada.

Ce qui aurait peut-être plus à Mesplet, c’est que Montain avait placé l’instruction des jeunes Canadiens comme sa grande priorité. In english évidemment comme il l’a écrit dans une lettre que, le 19 octobre 1799, il avait adressée à Milnes et dans laquelle on pouvait lire : « L’ignorance de la langue anglaise de la part des Canadiens établit une ligne de démarcation entre eux et les sujets de Sa Majesté. »

Eux et nous…? Les Canadiens ne sont donc pas de véritables sujets de Sa Majesté? On croirait ici entendre le discours de certains fédéralistes à propos du « nationaliste ethnique des « séparatistes. »

Les vœux de Montain sont vite exaucés. Le 8 janvier 1801, Milnes annonce aux députés réunis pour entendre le discours du Trône, qu’ils auront à voter pour l’instauration des écoles royales.

« C’est avec une vraie satisfaction, débute-t-il son boniment, que je vous informe qu’il a plu gracieusement à sa Majesté […] de donner des instructions pour établir un nombre compétent d’écoles gratuites pour l’instruction des enfants dans les premiers éléments de connaissances utiles dans la langue anglaise et même pour fonder, lorsque l’occasion l’exigera des établissements de nature plus étendues »

On peut se demander comment, s’il avait vécu au-delà du 18e siècle, comment Mesplet et sa Gazette auraient réagi à son projet d’écoles « anglicisantes ». À la deuxième lecture, son ami d’antan, Jean-François Perrault s’est permis de présenter à la Chambre un projet de loi différent, celui « d’établir des écoles publiques dans les paroisses du Bas-Canada». Nous sommes alors le 20 février. Huit jours plus tard, les députés Young et Cuthbert proposent qu’on dépose la motion Perrault. Ce qui est accepté par un vote de seize contre sept.

Lacoursière note que « les Canadiens montrerons peu d’enthousiasme à défrayer le coût de construction de ces écoles. Ce qui peut expliquer le peu de succès de l’Institution royale de 1801. » Heureusement qu’il en fut ainsi car c’en était déjà trop que les députés aient voté une loi devant servir à l’anglicisation du peuple canadien tel que l’attendait Montain.

Heureusement, les meilleurs jours sont à venir. Comme la loi sur les prisons de 1805 qui, a enfin démontré que les élus canadiens sont enfin capables de mettre leurs pieds à terre. C’était dix ans avant que les hostilités entre la France et l’Angleterre prennent fin. Avec la victoire de cette dernière sur Napoléon.

Fin d’épisode

Qui dit que cette période de dormance de la Chambre d’assemblée n’était pas un passage obligé pour en arriver à cette ère de grand déploiement qu’ont été les années 1805 à 1837? Ces années furent une ère de grande libération de la parole. Elles ont permis de se faire si brillamment entendre les Pierre Bédard, Louis-Joseph Papineau, Ludger Duvernay, tout autant que les deux frères Nelson.

Le troisième volet de la présente trilogie traitera comment The Montreal Gazette a réagi à cette effervescence démocratique, comment ce journal a commenté les 92 résolutions, de quelle façon, il a ensuite traité la terrible répression qui a suivi la défaite des Patriotes.

Nous suivrons ensuite les opinions émises par la Gazette pendant la grande hibernation du Québec qui va de 1840 à 1960. Il est possible que ce qui ressort de la part de ses journalistes, ce soit le grand préjugé que le Québec était uniquement sous l’emprise du clergé. Que nous étions devenus une priests ridden society.

Nous monterons leur grande surprise de voir que ce fut en partie grâce à nombre de gens en soutane qui a fait que tout a basculé dans les années soixante au Québec.

Nous verrons qu’à leur grande surprise a succédé un désarroi qui les a poussés à supplier Pierre-Elliott de les restaurer dans leur ancienne et si sécurisante hégémonie.

Nous verrons enfin qu’Ofrias avait grandement raison de recommander aux éditorialistes de La Gazette de « parler bleu ». Et donc de revenir à l’esprit de liberté d’égalité et de fraternité que soutenaient le discours et les actions du fondateur de leur journal.

Pour ma part, j’espère bien terminer le 23 juin prochain ce troisième volet de ma trilogie. Cela fera alors exactement un an que le prof en socio de Long Island aura lancé ce cri qui a semé tant d’effrois à La Gazette.


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2 commentaires

  • Archives de Vigile Répondre

    2 avril 2015

    Merci monsieur Durocher,
    De me dire ainsi qu'il est rare de plus en plus de lire des textes aussi étoffés sur Vigile " m'a fait énormément plaisir. Il m'a d'autant réconforté qu'on se pose parfois d'énormes questions quand on pioche aussi longtemps sur un texte qui, pour bien expliquer les choses, contient forcément des longueurs.
    Des commentaires comme le vôtre me déterminent davantage à poursuivre ma recherche afin de donner un troisième volet de ma trilogie qui fasse bien comprendre tant l'évolution singulière de la société québécoise qu'avec tout cela a comporté de vives réactions, au fil du temps, de la part des éditorialistes et des chroniqueurs de The Gazette .
    Encore une fois, merci.
    Claude G. Charron

  • Archives de Vigile Répondre

    1 avril 2015

    Je ne sais trop quoi dire, sauf l'admiration. Il est rare de plus en plus de lire des textes aussi étoffés sur Vigile, on remonte presque quinze ans en arrière.
    Et le tout pour expliquer en quoi Ofrias, que Pierre Cloutier a eu l'honneur de me faire connaître, peut tant ébranler les colonnes du temple.
    Ce que The Gazette ne veux surtout pas ébruiter. Ofrias n'est que le dernier des anglos-américains à comprendre le Québec. Comme le furent les députés anglophones qui appuyèrent les 92 résolutions. Un fait qui doit être remémoré.