Franklin, Mespet et The Montreal Gazette

1 - L’épisode Franklin-Mesplet

Tribune libre


A été rien de moins qu’époustouflant le nombre et la qualité des commentaires qu’a provoqués le texte du professeur Ofrias paru dans la Gazette le 23 juin dernier (Speak French, or resign to becoming American), Un tel florilège m’a poussé à prolonger ma réflexion sur le rôle qu’a joué ce quotidien dans l’histoire du Québec.
Au nombre de ces quelque 600 commentaires, j’ai surtout retenu celui de Sylvie Bérard invitant les détracteurs d’Ofrias à se rappeler que la Gazette, avait déjà été bilingue. « Si jusqu’en 1822 la Gazette avait été bilingue, c’est que tout au long du 19e et du 20e siècle, il y avait ici un manque de publications en langue française» lui avait répliqué un certain Aspler.
Notre quidam s’est drôlement entremêlé dans ses siècles.
Donc, suite à ces deux commentaires s’ajoutant à ceux exigeant de la direction qu’elle censure sur des textes aussi « provocants » que celui d’Ofrias, j’ai voulu aller aux sources, à la fondation de notre bonne vieille Gazette.
Je me suis donc astreint à une lecture intensive de l’imposante biographie de l’historien Jean Paul de Lagrave (Fleury Mesplet [1734-1794] diffuseur des Lumières au Québec, Montréal, Patenaude Éditeurs, 1985). Mais comme je trouvai de la Grave trop complaisant envers son sujet, j’au voulu avoir un autre son de cloche sur les événements, Je l’ai fait en allant voir comment Yvan Lamonde traite des mêmes cruciaux événements dans son Histoire sociale des idées au Québec 1760-1896 (Montréal, Éditions Fides, 2000)
Le surtitre de ce présent texte, Franklin, Mesplet The Gazette sert à coiffer une trilogie. Je vous présente aujourd’hui L’époque Franklin Mesplet, le premier volet. Il couvre les événements qui se sont déroulés au Québec pendant les deux décennies séparant deux importants traités, ceux de Paris en 1763, et de Versailles en 1783.
Un George III ayant vite pensé à nous
Nous commencerons donc notre épopée avec ce traité de Paris qui cédait l’immense territoire de la Nouvelle-France à l’Angleterre. Signalons que, dès la « Conquête » il a été question de créer un journal bilingue dans la nouvelle province britannique. Le 21 juin 1764, parait le premier numéro de The Gazette of Quebec/La Gazette de Québec. Ce journal avait sûrement comme but de donner des nouvelles de la Sainte Albion aux soldats et marchands anglais ayant nouvellement foulé le sol laurentien. Voici pour le volet anglais.
Par contre, le volet français est nettement plus stratégique. On se devait de persuader les nouveaux sujets du bonheur qu’ils avaient d’avoir passé d’un régime de monarchie absolue à un autre qualifié de constitutionnel. Donc plus libéral. C’était sans compter le fait qu’un certain imprimeur français allait bientôt gravement venir brouiller les cartes. Faisons donc un peu l’histoire de l’époque et, surtout de ce grand dérangeur que fut Fleury Mesplet.
Grogne en Nouvelle-Angleterre
Il importe de se rappeler qu’au lendemain du Traité de Paris de 1763, le mécontentement s’est généralisé dans les Treize colonies. Cette guerre de Sept Ans qu’à Boston et à New-York, on préférait appeler « The French and Indian War, n’avait aucunement permis de pouvoir enfin commercer avec les autochtones de l’immense plaine à l’ouest des Appalaches.
Chasse gardée désormais que ces Indians Territories ! Ajouté à cet outrage, Londres a eu le culot d’imposer sans consultation de nouvelles taxes à ses colonies, question de renflouer les coffres du Royaume largement dégarnies par la guerre.
Monte alors dans ses plus anciennes colonies un vent de révolte qui fera croiser les parcours de deux célèbres imprimeurs : l’Américain Benjamin Franklin et le Français Fleury Mesplet.
Parcours croisés
C’est en voulant propager les idées de son compatriote Voltaire que l’imprimeur Mesplet quitte Lyon en début d’année 1774. Destination : la très libérale et populaire ville de Londres. Benjamin Franklin y séjourne alors en tant que représentant des Treize colonies. Avec comme mission de régler l’affaire Hutchison.
Résumons: en 1772, l’Assemblée du Massachusetts avait demandé le rappel du gouverneur Thomas Hutchison. La raison ? Franklin avait alors mis la main sur des lettres dont Hutchison était l’auteur alors qu’il était lieutenant–gouverneur entre 1767 et 1769. Ces lettres avaient été cosignées par Andrew Oliver, secrétaire de la colonie. Les deux hauts fonctionnaires y recommandaient l’emploi de la force pour mettre de l’ordre dans un Massachusetts un peu trop revendicateur à leur goût.
Une telle demande ne fit qu’irriter davantage les autorités londoniennes. Franklin en ajouta par la parution en septembre 1773 de son opuscule intitulé : Règles pour réduire un puissant Empire en un petit Royaume. Chaque règle consistait en l’une des mesures que la Couronne avait prises pour s’aliéner les colonies. Et Franklin d’en donner des exemples : « choisir des rapaces pour gouverner et rendre la justice dans la province, mépriser les pétitions, refuser les droits constitutionnels, etc. »
Deux mois plus tard, 60 Bostoniens déguisés en Indiens et se faisant appeler « Sons of Liberty », montèrent sur trois navires ancrés au port et jetèrent leur cargaison de thé par dessus bord. C’en était trop pour Londres.
On accusa Franklin de fraude et de corruption dans sa bataille en faveur du rappel du gouverneur Hutchison. Il fut démis de son poste de directeur général des postes en Amérique, fonction hautement stratégique dans un contexte de fronde généralisée sévissant dans les Treize colonies.
C’est justement en ce début de 1774 que Mesplet, vient s’installer à Philadelphie et que, dès son arrivée à la recommandation de Franklin, le Congrès l’assigne comme son imprimeur de langue française. Un travail gigantesque tant les événements se bousculent : fermeture du le port de Boston en juin, Acte de Québec en octobre.
Les Lettres aux Canadiens
Mesplet en imprimera trois pendant les deux années qu’il réside à Philadelphie. Mais c’est la première dont il est le plus fier tant elle correspond à l’esprit voltairien qui l’habite.
Approuvée par le Congrès le 26 octobre 1774, cette Lettre est affublée d’un titre on ne peut plus explicite: Lettre aux habitants de la province de Québec, ci-devant le Canada, pour les inciter à s’unir aux colonies désireuses de secouer le joug de la Grande Bretagne.
Un paragraphe semble viser directement l’Acte de Québec tant il y a allusion quasi-directe à la restauration du régime seigneurial : « Dans toute société humaine, il y a une force qui tend continuellement à conférer à une partie le haut du pouvoir et du bonheur et de réduire l’autre au dernier degré de faiblesse et de misère. L’intention des bonnes lois est de s’opposer à cette force, et de répandre leur influence également et universellement. »
Les exemplaires de la Lettre furent d’abord transportées à Montréal par Thomas Walker, un marchand montréalais qui avait pris sur lui de présenter le Québec au Congrès de Philadelphie. Anciennement de Boston, Walker avait, au gouverneur Carlton en 1767, présenté une pétition de marchands de la colonie réclamant la création d’une chambre d’assemblée au Québec.
À Montréal, l’impressionnante pile n’a pas attendu longtemps pour être distribuée. François Cazeau s’en chargea. À cause de l’étendue territoriale de ses activités, ce commerçant avait la capacité de mener à bien l’opération. En moins de quinze jours, la Lettre fut répandue dans toute la province.
Une Lettre qui a de l’effet
Pour connaître la réception que cette première Lettre a reçue, Jean-Paul de Lagrave réfère ses lecteurs au Journal de Baby, titre donné au rapport d’une enquête présidée par François Baby et commandée par Londres afin de connaître le niveau de loyalisme des paysans canadiens suite à l’occupation du Canada par les milices américaines.
Rapport sans équivoque. Le Journal de Baby rapporte la tenue d’assemblées publiques où l’on commentait les Lettres. « Les messages avaient réussi à convaincre, non seulement la jeunesse, mais aussi les anciens des villages, les « sages »
Le Journal de Baby rapporte : « La plupart des paroisses où les membres de la commission ont passé, sont signalées comme affectionnées au parti des rebelles. Durant cette année 1975, plusieurs des habitants ont contribué à leur fournir des vivres, du bois de chauffage, des objets pour le siège de Québec. »
Remarquons ici que, dans son Histoire sociale des idées, Lamonde amène une certaine nuance que l’on ne retrouve pas chez de Lagrave. Page 32, il écrit : « Mais au total comme l’indique l’enquête menée par Baby, Taschereau et Williams dans 54 paroisses, de Trois-Rivières à Kamouraska, de mai à juillet 1776, les sujets volontaires (2000) furent plus nombreux que les « mauvais » sujets (environ 500). 2500 sur une population de 90 000 habitants des deux sexes et de tout âge, c’est peu mais suffisant pour montrer la neutralité, au mieux la neutralité « bienfaisante » des Canadiens face aux envahisseurs.
Il reste que même avec la neutralité « bienfaisante » dont parle Lamonde, c’en était trop pour les autorités religieuses au Québec. Elles ont fortement réagi.
Réaction du haut-clergé
C’est avant même que le Congrès de Philadelphie approuve l’envoi de le deuxième Lettre que Mgr Briand, l’évêque de Québec, lança son mandement du 22 mai 1775.
« Fermez, donc les oreilles chers Canadiens, pouvait-on y lire, et n’écoutez pas les séditieux qui cherchent à vous rendre malheureux et à étouffer dans vos cœurs les sentiments de soumission à vos légitimes supérieurs » (de Lagrave, page 46)
En cette page comme ailleurs dans son livre, on peut reprocher à de Lagrave, en bon voltairien qu’il se réclame, de ne pas trop prendre en considération que l’Acte de Québec ayant restauré la religion catholique dans la province, ce qui permis entre autres à des Canadiens d’accéder à des fonctions publiques sans avoir à prononcer le Serment du Test.
L’évêque Briand n’oublie pas cette largesse puisqu’il implore les fidèles « de se souvenir de la bonté singulière du présent gouvernement, en particulier des faveurs récentes qu’il vient de nous combler en nous rendant l’usage de nos lois, la libre exercice de notre religion, et en nous faisant participer à tous les privilèges et avantages des sujets britanniques. »
De Lagrave signale la mauvaise foi de la part de Briand quand, parmi les privilèges et avantages des sujets britanniques, il omet de souligner que l’Acte de Québec ne donnait aucunement des droits pourtant reconnus dans les autres colonies que sont la chambre d’assemblée et l’habeas corpus.
Le 2 juin, le Congrès provincial de New-York se chargea de répondre à l’évêque Briand par une Lettre aux habitants du Québec. Il y était écrit que « la grande question entre l’Angleterre et ses colonies est de savoir si elles son assujetties ou esclaves. Quant aux Canadiens, ils ne devraient pas avoir peur de perdre ni leurs biens ni leur religion. »
Finie, l’ère de la carotte
C’est donc une véritable guerre de propagande, en cette année 1775 qui s’était installée au Québec. À la lettre de New-York suivit une autre Adresse aux Canadiens de Briand qui fut publiée le 14 octobre dans The Gazette of Quebe/La Gazette de Québec. Un Briand qui gronde. Signalant qu’on n’en était plus à l’ère de la carotte mais du bâton: « Il faudrait des troupes, elles persuaderaient mieux que la parole de Dieu que nous annonçons. »
Cette proposition de se servir du sabre était déjà dans les cartons des autorités britanniques puisque le 22 août, le juge en chef, William Hey avait écrit à Darmouth, ministre responsable des colonies: «Le temps et les événements ont démontré, a-t-il écrit, que le crainte seule les maintenaient dociles et avec une crainte qui n’existe plus…(…) Cependant, je suis porté à croire que ce peuple n’est ni ingrat ni rebelle et que les ruses et les assiduités des agents de quelques colonies qui ont passé l’hiver dernier ici ont eu raison de sa crainte. (…) » De toutes évidences, le juge en chef cible ici Mesplet.
Mesplet : « agent-de l’ennemi »
L’imprimeur avait en effet séjourné quelque temps à Québec. Il avait participé à des échanges avec des partisans de l’union. Des notables royalistes de la capitale et de Montréal se plaignirent de la situation. Vaut donc mieux pour lui qu’il s’éloigne de la capitale puisque c’est ici que le gouverneur Carlton s’est retranché avec l’offensive des milices américaines. Ces milices, ce ne sont donc sûrement pas les troupes que le bon évêque attendait pour signifier la fin de la récréation à ses ouailles.
À l’automne 1775, ces milices remontèrent deux des plus importants affluents du Saint-Laurent, celle du général Richard Montgomery débouchèrent sur le Richelieu, celles de général Benedict Arnold sur la Chaudières. D’avoir eu à franchir les périlleux monts Alléghanys, ces dernières furent épuisées. Et même décimées. Et ce sont les ancêtres de nos fiers Beaucerons qui approvisionnèrent les rescapés en œufs en sucre et…en rhum.
Quand, le 7 novembre, Montgomery entra à Montréal avec ses milices, on s’empressa au lendemain à lui remettre une lettre où on pouvait y lire : « Le jour luit, nos chaînes sont brisée, une heureuse liberté nous rend à nous-mêmes. Liberté depuis longtemps désirée ! » L’auteur de cette lettre et porte-parole de ceux qui l’avaient signée s’appelle l’avocat Valentin Jautard. Il deviendra grand ami et proche collaborateur de Mesplet.
La Délégation Franklin
Entre temps, notre rusé agent est retourné à Philadelphie où, le 26 février 1775 on lui confie une importante tâche, celle de faire partie de la Délégation Franklin devant aller à Montréal pour faire contrepoids à l’insidieuse propagande antirépublicaine provenant surtout des curés loyalistes. Mesplet fait partie de la délégation. Il a le mandat de s’installer à Montréal afin d’y établir une presse libre devant être distribuée sur tout le territoire de la province de Québec.
Sitôt installé, sitôt coffré
Mesplet arrive à Montréal le 6 mai 1776, le jour même de l’entrée des vaisseaux britanniques dans le port de Québec. Les vœux de Briand allaient bientôt être exaucés. L’imprimeur venait tout juste de s’installer rue Capital quand, le 15 juin, les miliciens américains et canadiens durent abandonner la ville. La Délégation Franklin se devait de retraiter ; mais sans un Mesplet déjà trop installé. Et surtout, très endetté.
Le 17 juin, c’est au tour des troupes royales de faire leur entrée à Montréal. Cela faisait déjà un mois que, du côté de l’évêché de Québec, le triomphaliste clérical avait repris de la vigueur. À preuve, cette homélie de Briand précédant un Te Deum d’action de grâce : « Fasse le ciel que la délivrance de Québec, puisse dessiller les yeux de nos frères que l’esprit d’erreur et de mensonge a aveuglé. »
Le 25 juin, la soldatesque frappe à la porte de la nouvelle imprimerie. Mesplet est emprisonné avec quelque uns de ses employés. Le 20 juillet, la réclusion se termine. 26 jours d’emprisonnement sans accusation formelle ! Mais ce n’est qu’un sursis. Bientôt, Meplet aura à vivre un long trois ans d’emprisonnement. Uniquement à cause des idées qu’il professera,. En attendant, il versera dans le religieux.
En plein dans le religieux
On peut comprendre que, sorti de prison, Mesplet n’a pu exercer le métier d’imprimeur en fonction du mandat que Philadelphie lui avait confié. Or, preuve qu’en cet été 1776, sabre et goupillon régnèrent maintenant en toute quiétude et concordance sur The Province Of Quebec, tout voltairien qu’il soit, Mesplet doit se plier et accepter les commandes pour impression de documents à caractère religieux, condition sine qua non s’il veut financièrement se renflouer et vivre de son métier.
Dès sa sortie de prison, il produit le Règlement de la confrérie de l’Adoration perpétuelle du Saint-Sacrement et de la Bonne Mort, le premier livre imprimé à Montréal. Bien d’autres suivront. Mgr Briand lui accorda même le gros contrat du Catéchisme à l’usage du diocèse de Québec. En 1778, il finira enfin par imprimer un livre « profane » : Le Journal du voyage de M. de Saint-Luc de la Corne.
Déjà en 1777, Mesplet s’était aventuré dans la production d’un premier almanach de langue française en Amérique. Mais comme l’écrit de Lagrave en page 87, « Mesplet n’était pas venu dans la colonie pour publier des livres de dévotion et une presse insipide
La Gazette du commerce et…littéraire
Mesplet paraissait d’accord à ce que l’Église aie recours à ses services, mais dans le mesure où il était libre de penser selon son idéal. Celui-ci se réalise enfin quand, le 3 juin 1778, il met au monde La Gazette du commerce et littéraire de Montréal, un hebdomadaire qui, après deux mois de publication, s’appellera tout simplement La Gazette littéraire de Montréal.
La raison du premier titre ? Il faut se rappeler qu’en 1778, les Treize colonies sont encore en guerre avec l’Angleterre. La création d’un journal par un « ex-agent de l’ennemi » pouvait causer un certain malaise pour le gouverneur général. Il fallait rassurer Carlton et c’est donc pourquoi Mesplet a d'abord pensé imprimer un prospectus pour lui exprimer ses intentions.
Sa presse serait « certes utile, fructueuse pour le commerce, mais surtout collectivement libératrice au niveau de la pensée créatrice. » Bref, Mesplet veut d’abord faire passer le message à Carlton que c’est surtout par le commerce que les idées allaient circuler.
Il veut surtout montrer patte blanche face à la guerre d’Indépendance. C’est pourquoi il promettait « d’écarter tout ce qui pourrait porter le moindre ombrage au gouvernement et à la religion. Il n’y sera même fait aucune mention des affaires présentes. »
« Les affaires présentes » : un euphémisme pour rassurer Carlton. La Gazette ne se mêlera donc pas du brasse-camarades agitant les 13 autres provinces. Mais quand est-il de sa promesse à ne point porter ombrage à la religion ?
« Combattre l’erreur et l’ignorance »
En page 108, de Lagrave écrit que Mesplet ne pouvait ouvertement présenter son journal comme un organe de la diffusion des Lumières. Ce fut d’abord un moyen d’expression littéraire. Pour le profane, son combat en est un de littérature. Mais à tout moment, les lecteurs sont invités à exprimer leurs sentiments et leurs opinions. Et pour ne pas trop les compromettent, Mesplet leur permit de signer leur texte à l’aide d’un pseudonyme pourvu que ,ui-même sache le véritable nom de l’auteur.
Au début, il fallut doubler d’habileté afin que de telles intentions ne deviennent pas trop évidentes. Il faut se rappeler que les religieux étaient les clients majeurs de l’imprimeur. Il entreprit donc de se servir de cet avantage en annonçant plusieurs livres susceptibles d’intéresser le clergé. Entre autres, plusieurs succès de la littérature antiphilosophique.
Utiliser ses ennemis comme point d’appui
En page 106, de Lagrave parle d’un plan en quatre étapes : « Dans un premier temps, La Gazette littéraire prit parti contre Voltaire et les philosophes en général. Ces écrits provoquèrent des réactions défavorables (deuxième étape) et favorables (troisième étape) La dernière phase consistait à faire appel à la raison et à la tolérance, et à dénoncer la bêtise et les abus. »
Une autre astuce est de souvent placer les informations religieuses et les opinions antiphilosophiques à la une, tandis que les réfutations se trouvèrent à l’intérieur du journal.
Le stratagème, est fort bien démontré par de Lagrave, page 107 : « Prenons par exemple, le numéro du 28 octobre, la première page est consacrée entièrement à la loi “ naturelle ” article dans lequel Voltaire est présenté comme l’inspirateur de “tant de déclaration contre la religion, tant de sarcasme contre les rois, tant d’attentats contre les mœurs…”. »
« En deuxième page, un correspondant blâme certains Montréalais d’exalter Voltaire. La troisième s’en prend à la philosophie scolastique “ cet amas obscur de sophisme et de définissions ” (…) Enfin dans la quatrième et dernière page (…), un correspondant qui signe « l’Homme sans préjugé, affirme hautement “ Voltaire est mon idole ” »
Premier coup fourré des opposants
La Gazette de commerce et littéraire paraissait donc quatre ans après le premier appel du Congrès aux habitants du Québec. Depuis le départ de la Délégation Franklin, fin avril 1776, l’évêque de Québec tentait de reprendre en main les Canadiens insoumis, pro-rebelles. C’est alors que Mesplet sortit son journal. Briand en a tout de suite souhaité la disparition. Il en informa le gouverneur général, mais celui-ci hésita plutôt enclin qu’il était à favoriser la liberté de presse.
Briand fait quand même des gains car, l’hebdo n’avait à peine deux mois d’existence quand l’imprimeur se sentit obligé, dans le numéro du 2 août, d’adresser le message suivant à ses lecteur:«… Depuis peu, j’ai eu un nouveau sujet qui m’oblige à cesser de publier ma Gazette. (…) Cependant je continuerai si je suis autorisé par le gouvernement et encouragé par un plus grand nombre de souscripteurs. »
Mesplet s’adresse donc ici aux amis loyaux du journal pour le sauver. Une pétition de notables de Montréal en faveur de Mesplet et de son activité produira le résultat escompté. La Gazette littéraire reprendra, mais, cette fois, sous son nom écourté.
Un ordre d’expulsion contre Mesplet et Jautard sera également annulé. Elle avait été décrétée par Carlton avant son départ à la fin juin. Haldiman, son successeur, ne l’avait point mis en application, avant finalement de l’annuler.
La faute à Voltaire, la faute à Franklin
Il y eut en Europe en 1778, deux événements qui ont, ajouté l’un à l’autre, ont fait que l’année suivante, la Gazette a tout juste complété sa première année de parution avant de disparaître.
Premier évènement : le succès de la mission Franklin en France. Le 6 février, Versailles concluait un traité d’alliance avec les États-Unis, dans lequel leur indépendance était reconnue. Quatre mois avant la naissance de La Gazette littéraire, cette avancée diplomatique de Franklin, ne mis aucunement fin à la guerre, elle eut par contre deux effet fort déterminants quinze mois plus tard avec l’incarcération de Mesplet et la disparition de son journal.

Mais dans cette déconfiture, il faut également, tenir compte de Voltaire. Celui-ci décède le 30 mai 1778, mais ce n’est que le 17 septembre que La Gazette littéraire est en mesure de révéler sa disparition. Et c’est en son honneur qu’est annoncée la fondation de l’Académie de Montréal. On ne pouvait mieux faire pour que l’évêque de Québec monte aux créneaux.que d’ainsi créer un tel organe de diffusion des Lumières au Québec
L’Académie fit tellement de progrès aux idées des philosophes que le jésuite Bernard Well se sentit obligé de produire des textes dans La Gazette littéraire. Il ne commença à y répandre sa prose que le 18 novembre. Comme toujours, Mesplet se fit un plaisir de placer ses textes à première page.
De Lagrave écrit, page 139, que l’imprimeur offrait ainsi au jésuite toute la corde pour se pendre. Mais on peut aussi se demander si, ce faisant, Mesplet ne creusait pas la tombe de son journal, la raison étant que les brillantes répliques du Spectateur tranquille, alias Jautard, à la prose de l’Anonyme, alias Well, ne pouvait que nuire à la survie deLa Gazette littéraire.
Montgolfier à la rescousse
Les Sulpiciens ont sûrement été la communauté plus visée par la plume acerbe d’un Valentin Jautard épris non seulement de liberté mais également de justice. Le jésuite Well ayant mordu la poussière devant la fougue littéraire du Spectateur tranquille, il appartenait maintenant à Étienne de Montgolfier d’agir en tant que supérieur des Sulpiciens.
Ceux-ci avaient beaucoup à perdre si on laissait les choses aller à vau-l’eau. N’avait-il pas le contrôle absolu sur l’éducation de tous les jeunes Montréalais ? N’étaient-ils pas grands seigneurs et propriétaires de toute l’ile de Montréal et des environs ? Avec les revenus que sous-entend une telle immensité seigneuriale ?
Censure exigée
Montgolfier ne pris pas le même chemin que le jésuite Well pour entraver la marche victorieuse de La Gazette et de l’Académie, il usa plutôt de son influence auprès de l’évêque Briand pour que le journal soit révisé, que le juge Hertel de Rouville en soit le censeur avant sa parution.
Ce fut un gros niet de la part de Mesplet, d’autant plus que ce juge archi-conservateur avait réussi à rayer Jautard du Barreau alors que celui-ci défendait un Pierre du Calvet accusé d’usage de trop grande liberté d’expression.
Dernier coup de Jarnac
Haldiman était trop pour la liberté de presse pour censurer La Gazette littéraire. Mais un événement extérieur majeur allait l’obliger à agir contre ces trois personnes d’origine française que sont les Mesplet, Jautard et du Calvet.
Ledit événement extérieur est cette alliance États-Unis et la France pour combattre la Grande Bretagne, ce que nous avons brièvement mentionné plus haut. Déjà en janvier 78, le Congrès avait placé le jeune marquis de la Fayette à la tête de « l’armée du Nord » La tâche de cette troupe était de reprendre le rêve de feu Richard Montgomery, celui de libérer le Québec du jouc britannique. Parce que mal équipée pour affronter le très dur hiver de 1779, la troupe n’a pu dépasser Albany.
Quand même. Le 28 octobre, l’amiral d’Estaing signait au non du roi Louis XVI une Déclaration adressée à tous les anciens Français de l’Amérique septentrionale. On pouvait y lire : « Vous êtes Français. Vous n’avez pu cesser de l’être. (..) Il faut que les Canadiens qui ont acquis le droit de penser et d’agir, s’engage plus que jamais en faveur de la liberté. »
En page 94, de Lagrave écrit que des exemplaires de cette déclaration ont été présenté à Washington, que le 5 décembre 1778, Congrès décida de le répandre au Québec et c’est encore François Cazeau qui se donna comme tâche de les afficher aux portes des églises.
Il ne semble donc pas que Mesplet aie eu quelque chose à voir dans la confection et la distribution de ces incriminants papiers. Pourtant, quand en 1785, il se présente au Congrès de Philadelphie, il déclare que c’est sur le faux prétexte qu’il aurait imprimé l’Adresse de l’amiral D’Estaing qu’il a eu à subir trois ans d’emprisonnement.
Question pertinente
Quand on approfondit ce pourquoi Mesplet, dès son arrivée à Philadelphie en 1774, a accepté d’être un agent diffuseur des Lumières en terre laurentienne et que, malgré les embuches de toutes sortes, il a, au moins pendant presqu’une année, réussi a faire paraître La Gazette littéraire de Montréal, on est en droit de se demander comment la direction actuelle du notre bonne vieille Gazette puisse encore avoir l’audace d’inscrire tous les jours en page éditoriale que la fondation du journal remonte au 3 juin 1778.
Ce journal littéraire ne s’adressait aucunement, loin s’en faut, aux loyalistes remontant vers le Nord afin de fuir les méchants républicains du Sud. Certes, il pouvait intéresser les quelque marchands anglais désireux de profiter d’une chambre d’assemblée telle qu’ils en avaient connu une dans leur ancienne provinces. Il reste que ceux que Mesplet veut atteindre ce sont, surtout et avant tout, tous ces Canadiens, ces nouveaux sujets de la Couronne britannique ne sachant pas encore tout le bonheur que nous réserve la possibilité de lire les philosophes des Lumières.
Lettres aux Canadiens commandées par le Congrès de Philadelphie ou quadruples pages hebdomadaires de La Gazette littéraire de Montréal, tant par les premières que par les secondes, le voltairien Mesplet n’avait qu’un souci: libérer la parole d’un peuple en terre d’Amérique, d’un peuple s’exprimant uniquement en français. L’alliance du sabre et du goupillon a fait que son projet n’a pas marché. Pas plus qu’un demi-siècle plus tard, et pour des raisons équivalentes, le projet des Patriotes ne pouvait réussir.
Pauvre Mesplet, s’il avait aujourd’hui la possibilité de ressusciter, il verrait que, malgré qu’avec la Révolution tranquille, les Québécois se soient enfin dégagé d’un carcan par trop oppressif d’un catholicisme triomphant, sa Gazette est devenue un journal ethnique servant essentiellement à sauvegarder les intérêts d’une minorité anglophone plus que choyée au Québec.
Alors même qu’aujourd’hui, tout semble figé au Québec, et que nous ressentons un certain fatalisme avec une louisianisation tranquille en voie de se réaliser, ne serait ce que pour espérer des meilleurs jours, il faut se rappeler comment les besoins de liberté se sont vite propagés au Québec en l’an de grâce 1775.
Vent de liberté sans pareil en 1775
Nous sommes alors quelque quatorze ans avant la Prise de la Batille, à cent trente ans avant qu’émerge une France véritablement laïque, à plus de deux siècles avant notre Révolution dite « tranquille». La réception des anciens Canadiens aux trois Lettres de Philadelphie démontre bien qu’à cette époque déjà, n’était pas si inconditionnel au Québec l’attachement à l’Église catholique. Ce lien était déjà d’ordre culturel, relié à une certaine manière de vivre en Amérique plutôt qu’à un facteur profondément religieux.
Même si la majorité de ces « habitants »était analphabète, ces derniers avaient toutefois de très bonnes oreilles. Surtout avant la déconfiture des Plaines, ces gens savaient écouter ce qu’on disait de Voltaire, de Rousseau, de Montesquieu. Dans cette Nouvelle-France alors moins stratifiée en termes de classes sociales que dans la France pré-89, ces gens pouvaient aisément écouter des conversations venant de gens plus instruits qu’eux. Et se faire ainsi une idée assez précise du désordre du monde.
Et puis, il y avait ce constant voisinage avec les « sauvages » dont le sentiment religieux était très relié à la nature. Ces « sauvages » ont eu une certaine influence car, même si les habitants ne les fréquentaient que peu, ils en entendaient parler de la part de nombreux explorateurs, soldats, voyageurs et missionnaires de passage dans la vallée laurentienne. Sans parler du métissage qui avait cour sur une grande échelle. Vraiment, en cette année de grâce 1775, le temps avait été mûr pour une libération de la parole en ce coin d’Amérique.
Dans la décennie 1770, un petit imprimeur, grand émule de Voltaire a donc failli tout faire basculer au Québec. Le contexte géopolitique de l’époque a fait que son entreprise a échoué. Il se rependra quelques années plus tard avec la fondation de La Gazette de Montréal/The Montreal Gazette. C’est ce que nous étudierons dans le deuxième volet de cette trilogie, et dont le titre sera: La Gazette de Montréal sous la férule de Mesplet.
Et, bien évidemment, le troisième volet s’intitulera : The Montreal Gazette sans la férule de Mesplet.


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  • Archives de Vigile Répondre

    31 août 2014

    Cette guerre de Sept Ans qu’à Boston et à New-York, on préférait appeler « The French and Indian War, n’avait aucunement permis de pouvoir enfin commercer avec les autochtones de l’immense plaine à l’ouest des Appalaches.
    Chasse gardée désormais que ces Indians Territories ! Ajouté à cet outrage, Londres a eu le culot d’imposer sans consultation de nouvelles taxes à ses colonies, question de renflouer les coffres du Royaume largement dégarnies par la guerre.

    Ce n'est pas tant le commerce avec les Autochtones que convoitaient les colons américains, mais les terres de l'Ohio et ses ressources. Plus précisément, le Dominion de Virginie voulait s'étendre au-delà des Alleghenies et se mettre à y cultiver les terres réputées fertiles de l'Ohio. La Ohio Company de Virginie fut formée pour cet effet.
    La Pennsylvanie fut acquise en achetant le bassin de la rivière Delaware aux Iroquois en faisant fi des revendications des Lenapes. Ceux-ci ont migré graduellement vers l'Ohio à la suite des conflits avec les Iroquois et des autorités coloniales, et ils ont recherché l'alliance et la protection des Français dans le cadre de la Grande Paix de Montréal. Une mésinterprétation du traité de Lancaster (1744) fut à l'origine de la spéculation foncière par la Ohio Company de Virginie.
    L'infiltration de Mingos iroquoïens pro-Anglais en Ohio a mené à l'intervention française en Ohio sur la demande des Lénapes et des Shawnees (« Chaouanons ») dans le cadre de la Grande Paix et à la construction de forts en 1753. Le reste de l'Histoire nous est plus familière : la Virginie y expédie un corps de milice pour chasser les Français et contrôler la région. L'Affaire Jumonville s'ensuit et c'est le début non-officiel de la Guerre de Sept Ans en 1754.
    Pour suppléer les forces régulières de l'Armée britannique, la Couronne veut la participation des milices dans les offensives vers la Vallée du Saint-Laurent et l'occupation des Grands Lacs. Outre la maigre solde, les miliciens se font promettre des terres dans l'Ohio en échange du service loin de leurs foyers.
    Pendant ce temps, la Couronne obtient la neutralité des nations autochtones par des traités garantissant leurs terres. La victoire britannique pose le problème de résoudre la contradiction. Le refus de cesser l'occupation militaire à l'Ouest des Appalaches et les autres vexations de Amherst a causé la Rebellion de Pontiac. La Proclamation Royale de 1763 visait à protéger les alliances anglo-autochtones pour contrer la rébellion. Les Blancs ne pouvaient plus acquérir de terres à l'ouest des Appalaches. La Proclamation Royale de 1763 était aussi déstructurante chez nous pour le régime seigneurial et l'Église Catholique : l'un et l'autre ne pouvaient plus percevoir légalement le cens du censitaire et la dîme du paroissien.
    Pour acheter la paix avec les Premières Nations, la Couronne a brisé ses promesses envers les colons américains qui ont servi durant la Guerre de Conquête dans l'espoir de devenir des propriétaires fonciers.
    L'Acte de Québec de 1774 plaçait les territoires amérindiens au nord de la rivière Ohio dans la Province of Quebec, coupant court aux établissements sauvages des colons américains. Le rétablissement du Code Civil français comme coutume bien connue a permis de freiner les exactions des marchands anglais sur les Amérindiens comme sur les Canadiens. Ce qui paraissait intolérables pour les colons américains. Le terrain était préparé pour la rébellion dans les treize colonies. Suite à la victoire des colons sur la Couronne, c'est la réouverture de l'Ohio à la colonisation. Les miliciens patriotes fut récompensé par une distribution des terres libérées en Ohio, particulièrement dans la région de Cincinnati.
    http://en.wikipedia.org/wiki/Ohio_Company_of_Associates
    Les conflits avec les Autochtones se sont intensifiés et ont mené à leur nettoyage ethnique jusqu'à leur tassement par une loi du président Jackson en 1830.
    http://en.wikipedia.org/wiki/Northwest_Indian_War
    http://en.wikipedia.org/wiki/Indian_removal
    http://fr.wikipedia.org/wiki/Indian_Removal_Act