Une révolution arabe

(...) on peut désormais parler d'une lame de fond qui pourrait menacer toutes les tyrannies du monde arabe, du Maghreb à la péninsule arabique.

"Crise dans le monde arabe" - Maghreb


Révolution tunisienne? Révolution égyptienne? Comme le titrait en une Le Devoir de samedi, on peut maintenant dire: «printemps arabe», révolution arabe... Avec des péripéties confinées à la petite Tunisie, éduquée et laïque, on aurait pu croire à un «essai de laboratoire» dans ce qui était et reste la meilleure possibilité d'une démocratie pluraliste en terre arabo-musulmane.
Mais avec l'entrée dans le bal de l'immense Égypte, pays arabe le plus massif, le plus populeux, longtemps phare et référence de toute cette partie du globe, on peut désormais parler d'une lame de fond qui pourrait menacer toutes les tyrannies du monde arabe, du Maghreb à la péninsule arabique.
«Printemps arabe», «Mur de Berlin arabe»: le parallèle avec l'Europe de l'Est en 1989 est-il justifié? Après tout, il n'existe pas, au sens politique ou au sens des alliances internationales, un «bloc arabe» comme il existait un «bloc communiste» en Europe centrale, jusqu'aux événements des années 1980.
Idéologiquement, les régimes politiques du monde arabe vont de la monarchie de droit divin (variante semi-libérale avec le Maroc, variante intégrale et intégriste avec l'Arabie saoudite) à la «république» militaro-policière (Algérie et, jusqu'à tout récemment, Tunisie), en passant par des hybrides autoritaires bizarres (le «socialisme» de Mouammar Kadhafi en Libye). Tous, cependant, à l'exception du Liban, peuvent être qualifiés de dictatures.
Quant à leurs alliances, elles varient de l'hostilité à la proximité face au monde occidental. La Tunisie «rempart contre l'islamisme» protégé par Paris, l'Égypte alliée proche des États-Unis comme pivot stratégique au Moyen-Orient. Un cas intéressant est le Yémen, qui, après avoir servi d'hôte aux salafistes de tendance al-Qaïda, joue aujourd'hui, avec une énorme dose d'hypocrisie, les bons alliés des Occidentaux dans la «lutte au terrorisme».
Tout cela ne peut faire oublier qu'aujourd'hui, c'est le monde arabe, comme entité consciente d'elle-même, qui se voit et se sent interpellé — à travers les puissantes lucarnes d'Al-Jazira, de Twitter et de Facebook — par les événements de Tunis et du Caire.
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Au demeurant, même l'Europe «soviétisée» de 1945-1989, corsetée par la guerre froide, par une idéologie officielle et un jeu d'alliances très stricts, affichait une grande diversité à l'interne, entre les régimes staliniens de Roumanie ou d'Allemagne de l'Est et une Pologne relativement libérale qui tolérait une Église omniprésente et qui — selon les périodes — a laissé de grandes marges aux créateurs indépendants et à une dissidence organisée.
Aujourd'hui, avec la «jonction» Tunisie-Égypte, confirmée ce week-end par le tour révolutionnaire qu'ont pris les événements au Caire, c'est une vague de grande portée qui est lancée, et nul ne sait où elle s'arrêtera. Mais la diversité des situations reste importante: très variables sont les facteurs de résilience de ces dictatures face à l'opposition, ainsi que le niveau d'exaspération et de détermination des populations face à ces régimes.
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Reste la grande question, obsessionnelle: ces révolutions ne risquent-elles pas d'être récupérées, à un stade ultérieur, comme des fruits mûrs par les islamistes radicaux?
Réponse provisoire: en Tunisie, mais aussi en Égypte, on observe que les mouvances islamistes restent en retrait du mouvement. Les manifestants de la place Tahrir, au Caire, ont écrit «La Tunisie est la solution»... détournant ainsi de façon moqueuse le fameux slogan des Frères musulmans «L'islam est la solution».
En Égypte, ces mêmes Frères musulmans ont donné leur appui à Mohammed El-Baradei, l'opposant rentré d'exil auréolé du prix Nobel de la paix. Un homme à qui l'on peut accoler sans mal l'étiquette de «laïque»... même si on l'a bien vu, vendredi, s'agenouiller avec ses compatriotes à la prière hebdomadaire.
Et puis hier, à Tunis, Rached Ghannouchi, le leader islamiste qui rentrait de deux décennies d'exil, a répété qu'il ne voulait pas de loi islamique pour son pays, et que son parti Ennahda devrait plutôt s'inspirer du modèle turc: l'exemple entre tous d'une gouvernance «musulmane modérée», avec l'AKP au pouvoir depuis bientôt dix ans... sans avoir instauré la charia.
L'Histoire est ouverte, dans une région que l'on croyait fermée à double tour. Ce sont les peuples qui ont fait sauter le verrou, et non pas les «tireurs de ficelles», ceux de Paris, de Washington ou d'ailleurs...
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François Brousseau est chroniqueur d'information internationale à Radio-Canada. On peut l'entendre tous les jours à l'émission Désautels à la Première Chaîne radio et lire ses carnets dans www.radio-canada.ca/nouvelles/carnets.
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francobrousso@hotmail.com

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François Brousseau est chroniqueur et affectateur responsable de l'information internationale à la radio de Radio-Canada.





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