On l'a beaucoup souligné, répétons-le une nouvelle fois: ceci n'est pas une révolution islamique, ou islamiste, ou même «islamisante». Pas du tout, et même au contraire. Le chemin vers la démocratie en Égypte et en Tunisie sera long et semé d'embûches; il pourrait même encore mal tourner, à court et moyen terme.
Mais l'extraordinaire renversement de dictatures militaires ou policières arabes par des mouvements sociaux totalement étrangers à l'islamisme représente ce qu'on appelle un «changement de paradigme»: un moment qui fait voler en éclats des catégories d'analyse encore valides la veille.
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J'avais récemment dressé dans cette chronique une recension d'événements tirés de l'actualité récente, qui représentaient tous — ou presque — des gestes d'intolérance religieuse dans l'espace musulman. Gestes dirigés principalement contre des populations chrétiennes: grandes manifestations, au Pakistan, contre la libre expression des chrétiens et pour la peine de mort en cas d'apostasie, sanglants attentats antichrétiens en Irak et en Égypte...
J'évoquais aussi la séparation du Sud-Soudan comme pouvant signifier un rejet du fondamentalisme musulman venu du nord, du régime de Khartoum qui a longtemps persécuté les populations animistes et chrétiennes du sud: d'où ce vote massif en faveur de l'indépendance.
Le tout, sur fond de déclin accéléré des populations non musulmanes, dans la plupart des pays de la région où elles ont existé, ou survivent encore. Pour mémoire: l'Égypte a déjà été majoritairement chrétienne; aujourd'hui, les coptes représentent entre 8 et 10 % des 82 millions d'Égyptiens. Et encore, il s'agit de la plus importante population chrétienne de toute la région.
Ce texte — intitulé «Intolérance islamique» (Le Devoir du 10 janvier) — a donné lieu à un furieux courrier des lecteurs: près de 200 réactions, parfois violemment pour ou contre.
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Mais c'est une chose que d'essayer de mesurer — dans un instantané journalistique — l'étendue d'un phénomène à un moment donné (bien que, dans le cas de l'attentat du Jour de l'An contre les coptes d'Alexandrie, l'hypothèse d'une provocation des services secrets égyptiens soit maintenant évoquée). C'en est une autre que de tenter de voir, dans des événements historiques comme la révolution égyptienne, les signes du nouveau...
Or, dans ce cas-ci, les «signes du nouveau», tels que le boulevard Bourguiba (à Tunis) et la place Tahrir (au Caire) nous les ont fait voir depuis un mois et demi, ne vont pas — mais pas du tout — dans le sens d'un renouveau militant islamiste, ou d'une montée de l'intolérance religieuse.
Même la thèse d'islamistes (les Frères musulmans) qui se tiendraient «en embuscade», prêts à récupérer à leur profit un mouvement qui à l'origine n'était pas le leur, paraît faible, éminemment contestable, inspirée par un mélange de paranoïa et d'intérêts politiques particuliers.
La discrétion et le relatif effacement des Frères musulmans dans tout ce mouvement ne procèdent pas d'une diabolique décision tactique de leur part. C'est un fait objectif lié à la nature même de ce mouvement. Contrairement à l'ayatollah Khomeiny et à son mouvement qui, même dans les débuts chaotiques et pluralistes de la révolution iranienne, en 1978-1979, occupaient d'emblée le premier rang, les Frères musulmans: (1) ne peuvent pas prendre le pouvoir; (2) le savent très bien; et (3) ils ne le veulent peut-être même pas, y compris à long terme (encore que ça, ça se discute — y inclus sans doute dans leurs propres rangs!).
Le spécialiste français de l'islam Olivier Roy (Le Monde daté 13-14 février) parle de «révolutions post-islamistes», qui font ressortir non seulement des revendications démocratiques et matérielles, sur fond de liberté, d'imagination et d'initiative individuelle (dont la révolte elle-même porte magnifiquement la marque), mais aussi l'épuisement idéologique de l'islam politique, dont l'apogée aurait été justement la révolution iranienne.
Les jeunes à l'avant-plan de ce mouvement n'ont que faire de l'Iran ou de l'Arabie saoudite comme «modèles». Selon Roy, même la présence d'un islam conservateur au niveau culturel et social (par exemple, le voile des femmes, en augmentation) ne correspond ni à une radicalisation ni à une montée de l'influence politique organisée des islamistes dans la lutte pour le pouvoir d'État.
Si la thèse est juste, alors c'est une toute nouvelle partie qui s'ouvre aujourd'hui, en Égypte et dans l'ensemble du monde arabe. Disparue, enfin, l'alternative funeste entre «les barbus ou la dictature militaire»... Et bienvenue au nouveau paradigme post-islamiste.
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François Brousseau est chroniqueur d'information internationale à Radio-Canada. On peut l'entendre tous les jours à l'émission Désautels à la Première Chaîne radio et lire ses carnets dans www.radio-canada.ca/nouvelles/carnets.
Post-islamisme
"Crise dans le monde arabe" - Maghreb
François Brousseau92 articles
François Brousseau est chroniqueur et affectateur responsable de l'information internationale à la radio de Radio-Canada.
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