Une idée de l’université

Être démocrate, c’est aussi parfois savoir écouter la rue

Conflit étudiant - sortir de l'impasse


«Nous sommes admiratifs du combat des étudiants québécois. Le fait que ces étudiants refusent cette vision marchande de l’éducation, c’est très important pour nous. Je ne sais pas s’ils gagneront, mais les choses ne seront plus jamais les mêmes après. »
Ces mots ne sont pas ceux d’un gauchiste brandissant le drapeau rouge. Ce sont ceux du célèbre généticien Axel Kahn, venu se joindre, mardi à Paris, aux 200 personnes qui manifestaient leur soutien aux étudiants québécois sur la place Saint-Michel. Axel Kahn sait de quoi il parle puisqu’il a lui-même été recteur de l’Université René Descartes, une université parisienne spécialisée en médecine. Il y a quelques années, il avait soutenu la réforme de Nicolas Sarkozy en faveur de l’indépendance des universités, ce qui lui avait valu quelques reproches de la part de ses amis socialistes. Mais il demeure profondément attaché à un modèle universitaire européen, qui s’oppose à une vision de l’université réduite à une super-entreprise.
Or n’est-ce pas cette idée de l’université qui est au coeur du conflit actuel ? On pourrait illustrer le débat par cette anecdote que raconte le grand journaliste et écrivain Simon Leys dans un texte d’ailleurs intitulé Une idée de l’université (1). En Angleterre, un fringant ministre de l’Éducation qui était venu rencontrer le corps professoral d’un établissement plus que centenaire commença son discours en saluant les « employés » de l’université. Un professeur l’interrompit aussitôt : « Excusez-moi, Monsieur le ministre, nous ne sommes pas les employés de l’université, nous sommes l’université » !
Face aux gigantesques machines de marketing qui lancent de grandes campagnes publicitaires, mettent les facultés en concurrence les unes avec les autres, s’arrachent les « clientèles étudiantes » et construisent des campus un peu partout, on a peine aujourd’hui à imaginer que les seuls « employés » de l’université devraient être en effet les administrateurs et les recteurs. Assourdis par les discours comptables, c’est tout juste si on arrive encore à imaginer une université qui aurait pour objet principal, comme l’écrit Simon Leys, « la recherche désintéressée de la vérité ». Loin de cette hauteur de vue, nos gestionnaires semblent à leur tour incapables d’exprimer autre chose qu’une vision utilitariste. Une vision où les études ne sont qu’un vulgaire « investissement » destiné à garantir de bons jobs. C’est pourquoi d’ailleurs nos comptables calculent les droits de scolarité comme on calcule une prime d’assurance. Comme si l’on savait prédire avec précision le futur salaire d’un étudiant et séparer ce qui relèvera aussi du talent, des contacts et de la chance. Des facteurs souvent bien plus importants que le diplôme.
Au Québec, cet utilitarisme s’abreuve de plus à un anti-intellectualisme séculaire. D’où cette vision caricaturale véhiculée par certains selon laquelle les étudiants seraient des privilégiés qui vivent au crochet de la société. Et si c’était le contraire qui était vrai ? Dans une société fondée sur la jouissance immédiate et qui fait tout pour livrer pieds et poings liés sa jeunesse aux marchands de modes, de gadgets électroniques et de produits culturels frelatés, l’étudiant reste en effet un des derniers citoyens à sacrifier un avantage immédiat, celui d’un salaire et tout ce qu’il procure, pour faire le choix du savoir. Dès lors, ne mérite-t-il pas tous nos encouragements ?
Ce choix est encore plus difficile à faire au Québec. La tradition universitaire y est récente et les étudiants, obligés de travailler, y sont beaucoup moins soutenus par leur famille qu’en Europe par exemple. Tant que nos élites s’amuseront à décrire les étudiants comme des privilégiés qui se font entretenir par les pauvres salariés, il ne sera pas nécessaire de se demander pourquoi le Québec est un champion mondial du décrochage !
En France, même certains leaders politiques de droite s’étonnent aujourd’hui de l’entêtement de Jean Charest dans un pays qui avait jusque-là la réputation d’être le champion du dialogue social. Ceux qui nous connaissent sont aussi surpris de voir le Québec, qui affirmait jusque-là sa différence en Amérique du Nord, se rallier au modèle universitaire américain et britannique. Car il faut être sourd pour ne pas comprendre que, par ces manifestations, le Québec clame son identité distincte, celle d’un modèle universitaire différent de celui du reste du Canada et des États-Unis.
Malgré tous les beaux discours moralistes sur la démocratie et le Parlement, sachons qu’il n’est pas toujours déshonorant pour une démocratie de reculer devant un mouvement de protestation qui manifeste une réelle désapprobation populaire. C’est encore plus vrai dans le contexte actuel du Québec, où personne n’a l’autorité morale pour lancer une réforme aussi fondamentale.
En 1984, François Mitterrand s’était grandi en annulant la loi Savary qui supprimait l’enseignement privé et avait réuni contre elle un demi-million de manifestants à Paris. Et pourtant, il avait toute la légitimité démocratique pour agir. Être démocrate, c’est aussi parfois savoir écouter la rue. Mais tous les dirigeants n’ont pas l’intelligence de François Mitterrand.
(1) Le studio de l’inutilité (Flammarion).


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