Un 401e hiver de force pour Québec

Québec 2008 - 400e anniversaire de la fondation du Canada?...



Le 399e hiver depuis la fondation de Québec n'est pas encore vraiment terminé que l'accumulation hallucinante de plus de cinq mètres de neige a fracassé les records. Québec mérite plus que jamais la qualité de capitale la plus enneigée du monde! Le contraste avec la région Île-de-France d'où j'écris est des plus frappants. Ici, les «perce-sans-neige» ont éclos dès la mi-février. Début avril, les feuilles se déploient tandis que les tulipes colorent déjà les parterres. Le choc subi par les Français qui s'installèrent au Canada se mesure à ce profond fossé climatique entre les deux pays.
Il faut d'ailleurs se souvenir que plus de 60 ans avant Samuel de Champlain, il y eut deux tentatives de fondation qui échouèrent principalement en raison des rigueurs de l'hiver. On peut donc parler du 401e hiver depuis les premiers pas fondateurs hésitants d'une France refroidie par les six mois de gel de son port d'entrée en Amérique.
Justement, l'hiver n'est-il pas au coeur d'une partie refoulée, voire rejetée de l'identité québécoise? La difficulté à assumer ce pays-hiver ne pourrait-elle trouver là quelque explication? Examiner l'histoire du rapport au grand blanc est instructif à cet égard. Nos guides au cours de ce voyage dans le temps sont les passionnants ouvrages Mythes et réalités dans l'histoire du Québec, de M. Trudel (deux tomes), Histoire de l'Amérique française, de G. Havard et C. Vidal, et Du Canada au Québec, généalogie d'une histoire, de H. Weinmann.
Les traumatismes d'origine
Le Canada a toujours eu une mauvaise image en France en raison de son climat glaçant. L'hiver est ainsi déterminant dans l'avortement des tentatives de Cartier en 1541-42 et de Roberval en 1542-43 de fonder une «abitation» en Canada. Après un hivernage difficile, sur la voie du retour, Cartier croise Roberval à Terre-Neuve en juin 1542. Ce dernier lui demande de l'accompagner à Stadaconé-Québec pour faciliter son installation. Cartier, en principe sous les ordres du «lieutenant-général du Canada», désobéit et se sauve en pleine nuit, direction France. Ce premier abandon entraîne l'échec de Roberval qui perdra 50 de ses 20 hommes et femmes au cours de l'hiver suivant, très rigoureux.
Pendant l'hiver 1608-09, Champlain lui-même, qui ne peut trouver le remède amérindien de «l'arbre de vie» contre le scorbut, voit trépasser 20 de ses 28 hommes. N'insistons pas sur les nombreux décès des hivernages des années précédentes à Tadoussac et en Acadie, ou ceux du premier hivernement de Cartier à Stadaconé en 1535-36. L'exploration sous un climat inconnu en France -- et pendant le petit âge glaciaire -- se fait à coup de maladies et de morts.
Le Canada attire néanmoins les commerçants pour la traite lucrative des fourrures. Mais sa réputation rend difficile d'y amener des colons. Que faire?
«L'ensauvagement» des habitants
Marcel Trudel souligne ce fait révélateur: pendant toute la durée du régime des Cent Associés de 1627 à 1663, les Relations des Jésuites, examinées sous le critère de la façon de vivre des colons, insistent sur les bons côtés de l'hiver et ne disent mot de ses aspects rebutants. Pourtant, ils n'en décrivaient que les horreurs au début du siècle! Il faudra attendre L'Histoire véritable et naturelle de Pierre Boucher, publiée en 1664, pour avoir une description objective des conditions de vie pendant «les deux saisons» du Canada. Plusieurs colons furent vraisemblablement abusés par cette forme de propagande trompeuse des Jésuites, alors fort influents.
Assurément, les 400 soldats du régiment de Carignan-Salière qui participèrent à une marche de 1000 km en raquettes dès leur premier hiver au pays en 1665-66 ont davantage été marqués par les engelures que par leurs faits d'armes! Cette expédition en plein hiver à la poursuite d'Iroquois fit chou blanc. Malgré tout, quelque 400 soldats -- sur un régiment de 1200 hommes et pour une population civile de 2500 personnes! -- choisirent de rester au Canada à la fin de leur engagement en 1668, encouragés par l'octroi de primes, de terres et par l'arrivée des filles du Roy!
On peut donc avancer qu'au XVIIe siècle une partie significative de la population de la colonie expérimente un premier hiver franchement traumatisant.
C'est le recours aux connaissances, techniques et vêtements amérindiens adaptés à l'hiver qui facilite l'apprivoisement du pays. Du point de vue français, cette adaptation s'apparente à un «ensauvagement» des habitants. Les Français s'estimant alors au sommet de la civilisation, il y eut sûrement ici un premier objet de malentendus, de tensions et de complexes entre Canadiens et Français, et une bonne raison pour les Canadiens de maudire à la fois l'hiver et les Français!
En quête de fourrures jusqu'aux confins du continent, les coureurs des bois franco-canadiens ont d'ailleurs progressivement «indianisé» leurs moeurs. Une indianisation et un métissage croissants à mesure que l'on s'éloignait de Québec et d'une classe dirigeante qui réprouvait fortement. Heinz Weinmann voit dans ce processus les prémisses des «contradictions inextricables qui, à la fois, lient et séparent le Canada et le Québec». Car fourrure et agriculture se nourrissent et s'excluent simultanément.
Abandonnés à cause de l'hiver?
Enfin, le fait essentiel qui scella le sort de la Nouvelle-France fut la décision de Louis XV de céder le Canada à l'Angleterre en 1763 et d'abandonner ses 60 000 sujets. Côté français, le principal objectif des négociations du traité de Paris était commercial, récupérer les îles antillaises, bases du grand commerce colonial. Les souhaits répétés de l'influent Voltaire de voir le Canada «au fond de la mer glaciale» avaient aussi, faut-il dire, fait mûrir cette décision. Une des causes ayant surdéterminé cet abandon fut d'évidence l'hiver du pays qui en contraignait fortement le peuplement et le développement.
Ainsi, les économies matérielles, culturelles et politiques du Canada-Québec furent largement sculptées par le grand blanc. L'hiver impose objectivement des conditions de vie difficiles, probablement davantage irritantes dans la société productiviste d'aujourd'hui. Et le général hiver fauche toujours des vies.
Mais l'histoire du rapport des Québécois à l'hiver a manifestement été marquée par un triple refoulement, étroitement lié au rapport à la France: les traumatismes initiaux d'un noyau significatif d'immigrants fondateurs; l'indianisation des moeurs (et le métissage); l'abandon du Canada pour des raisons géopolitiques compréhensibles. Peut-on fonder un pays souverain en occultant une part aussi importante de son héritage identitaire? Revendiquer le pays réel suppose forcément d'assumer tout son climat, avec toutes ses conséquences...
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Alain Brunel, Sociologue au cabinet Technologia de Paris et Québécois exilé ayant vécu une trentaine d'hivers au pays


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