Tranche de vie !

Chronique de Jean-Pierre Durand

J’ai compris récemment qu’il fallait tirer leçon des choses de la vie, même des plus pénibles. Un diabète mal contrôlé et une bactérie sournoise ont eu raison de ma jambe droite en début d’année. Pour couper court à cette histoire, on dut finalement me l’amputer. Avec la gangrène qui squatterait la jambe un de ces quatre, il n’y avait pas ni ci ni ça, il fallait opérer au plus tranchant. Le chirurgien, à qui fut dévolue l’ingrate besogne d’exécuter le massacre à la tronçonneuse, travailla pour ainsi dire… d’arrache-pied, de sorte que du jour au lendemain je me suis retrouvé, non plus Gros-Jean comme devant, mais mesurant 6 pieds d’un côté et 5 pieds de l’autre. Pour moins que cela, on tomberait d’ordinaire sur le derrière, mais la Providence, mieux connue de nos jours par son sigle RAMQ, sut me gréer d’un fauteuil roulant, si bien que je restai K.-O. sur le carreau… mais à tout le moins assis.
Il n’est pas simple de militer en même temps pour l’indépendance et pour la langue française quand on demeure assis sur son popotin. Comme je l’ai dit lors d’une soirée organisée à la SSJB de Montréal, le 6 juin dernier: on m’a coupé la jambe, mais pas question qu’on me coupe la langue! En d’autres mots, dans l’adversité, il fallait que je réapprenne à me tenir debout, au propre comme au figuré, alors j’acceptai l’offre d’aller en réadaptation à l’hôpital Villa Médica.
Au Centre de réadaptation, alors qu’on m’apprenait à me mouvoir tantôt avec un déambulateur (ou marchette), tantôt à l’aide de béquilles, je pris souvent plaisir à me promener en fauteuil roulant sur Prince-Arthur pour siroter un café à la terrasse d’un resto, et parfois même y prendre un repas quand la bouffe de l’hôpital ne me disait rien qui vaille. Assis dans mon fauteuil, en route vers le restaurant ou déjà attablé devant mon souvlaki au poulet et ma salade grecque, j’observais les passants et souvent, trop souvent même, je les enviais de si bien se porter sur deux jambes, de courir même ou d’enfourcher leur vélo, comme si tout cela relevait des prouesses du Cirque du Soleil. En même temps, je n’étais pas sans remarquer que certains jetaient un regard curieux sur ma jambe en moins ou, quand je la portais, sur ma prothèse ou ma jambe de bois… l’air de dire: tiens, v’là le capitaine Achab, le pirate Maboule ou autre personnage du même acabit. Dans leurs yeux, il y avait souvent de la compassion, parfois même de la tristesse, de la curiosité aussi (surtout chez les enfants qui disaient à leurs parents: pourquoi le monsieur n'a pas de jambes?) et même, mais de façon rarissime, une sorte de frayeur, comme si cela pouvait s’attraper comme la varicelle, comme si la vue d’une jambe coupée venait gâcher leur promenade. Je m’y fis à la longue (on s’adapte à tout dans la vie).
Quand je revenais dans mes quartiers à l’hôpital, certains patients de mon étage, unijambistes pour la plupart et cul-de-jatte pour un seul, me jugeaient bien téméraire de me hasarder ainsi sur une seule patte dans les rues du quartier, surtout qu’on avait rapporté aux nouvelles récemment qu’un vieux chnoque s’était fait subtiliser sans scrupule son fauteuil roulant électrique par deux voyous dans le parc La Fontaine. Pour mes voisins de l’étage, notre nouvel état de handicapé nous rendait à jamais vulnérables et l’on devenait, en prime, l’objet des regards que l’on jette pas toujours subtilement aux gens qui ont une différence, et cela les agaçait parfois. Je leur répondais qu’il fallait s’y faire et que, du reste, je n’étais pas du genre à avoir peur, sinon je n’aurais pas participé dans ma vie à autant de lignes de piquetage, autant de manifs, parfois houleuses, pour le français, pour le Québec, pour la solidarité avec la Palestine, pour la Journée de la Femme, je n’aurais pas posé d’affiches non plus pour ses mêmes causes, ni même fait de graffitis avec de la peinture en aérosol quand j’étais plus jeune, bref, qu’il fallait se battre dans la vie, quand bien même on ne gambaderait plus que sur une seule jambe.
Un amputé de Lachine, mais aussi de la jambe, fédéraliste de surcroît (vraiment pas chanceux, le type) me disait d’être réaliste, qu’avec une jambe on ne pouvait plus marcher, qu’on ne pouvait plus vivre normalement, qu’on ne pouvait plus travailler et autres stupidités du genre. Je lui ai bouché un coin en lui disant que si quelqu’un pouvait gouverner le Québec sans tête, je ne voyais pas pourquoi quelqu’un ne pourrait travailler sans jambe. Et que moi, ce n’est pas une jambe en moins qui me ferait renoncer à mes idéaux, si bien que le lendemain je le lui prouvai en décrochant du mur, justement sur une seule patte, une affiche unilingue anglaise qu’on avait épinglée dans le hall d’entrée de l’hôpital.
Un beau jour, l’ergothérapeute et la physiothérapeute de Villa Médica convièrent notre groupe d’amputés à faire une trotte sur la rue Prince-Arthur, question de voir comment nous serions habiles à franchir les obstacles sur le trottoir, car, aussi bien vous le dire avant qu’on ne vous ampute un jour la jambe, même les petites crevasses et les crottes d’un gentil chien-chien deviennent des zones de contournement, des terrains minés, et je ne parle pas des nids de poule, des chaînes de trottoir, etc. Nous étions pas moins de quinze fauteuils roulants parqués sur la terrasse d’un café grec. Les deux non-diabétiques du groupe bouffaient, qui une pointe de tarte aux pacanes, qui un galaktoboureko (sublime flan à la lime), alors que les autres, comme bibi, se contentaient de prendre leur café corsé avec ou sans aspartame.
C’était une merveilleuse journée de printemps. Les rares passants semblaient impressionnés de voir au même endroit un tel rassemblement de gens en fauteuil roulant. Surtout que nous n’étions pas silencieux. Nous faisions des blagues sur notre condition de handicapé, comme seul un Jean-Marc Parent s’est risqué à en faire jusqu'ici. J’ai raconté d’ailleurs la seule blague à ce sujet que je connaisse et qui a de la barbe. Tenez, je vous la raconte. C’est un gars qui pendant la Révolution française va se faire couper la tête. Le bourreau l’installe sous la guillotine. Une fois le cou sous la lame, le supplicié demande au bourreau quel jour c’est. Celui-ci, quelque peu étonné par la question saugrenue, lui répond que c’est lundi, et le condamné de passer cette remarque: ouais, eh bien voilà une semaine qui commence mal…
Et on passa une bonne heure ainsi à parler de tout et de rien, de politique notamment (puisque j’étais parmi eux et que l’occasion fait le larron), à faire des blagues, sans se soucier des regards indiscrets, des commentaires extérieurs, des remarques parfois blessantes des gens qui pour peu nous prendraient pour des pestiférés, ou du haut de leurs jambes nous regarderaient de haut... Au contraire, c’est nous les unijambistes qui, quoique assis, avions le haut du pavé, nullement intimidés pour une fois, car nous avions la force du nombre. L’unité de corps et d'esprit.
C'est cette journée-là que j'ai compris quelque chose d'essentiel, que j’aimerais que l’on retienne pour notre combat national, à savoir qu’un groupe de personnes quand elles sont unies représente une force réelle, que ce groupe soit debout sur ses deux jambes ou reclus dans un fauteuil roulant. Un Québécois seul est souvent vulnérable et il peut bien peu pour défendre sa langue menacée par l’assimilation dans laquelle nous entraîne irrémédiablement le bilinguisme institutionnel, mais, s’il s’unit avec d’autres Québécois, dans le Mouvement Montréal français par exemple, s’il ose affirmer la légitimité d’avoir une langue officielle qui soit respectée, qui devienne la langue commune des citoyens, la langue d’enseignement, la langue des échanges, la langue de travail, alouette, alors personne n’osera plus le regarder de haut ni lui marcher dessus. Alors, la victoire sera à la portée de nous tous. Bref, coude à coude, c’est le pied! Et c’est un nouvellement handicapé qui vous le dit.


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2 commentaires

  • Archives de Vigile Répondre

    20 août 2010

    Bravo !
    Inspirant.

  • L'engagé Répondre

    18 août 2010

    Un texte émouvant, porteur et pourtant drôle.
    Je l'imprime et je l'épingle un peu partout et si je manif., je le plie dans mon portefeuille.
    Merci