Taylor et les anti-lumières

Charles Taylor - le prix du multiculturalisme...

Pour comprendre les critiques que les philosophes peuvent formuler à
l’égard de Charles Taylor, il faut pouvoir reculer au XVIIIe siècle : le
siècle des Lumières. Siècle déterminant pour les sociétés occidentales et
la constitution de toutes les sociétés modernes. Les penseurs qui ont
peuplé ce siècle, Rousseau, Kant, Diderot, Voltaire, Condorcet et bien
d'autres sont passés à la postérité. Les grands thèmes des Lumières sont
l’humanisme, le rationalisme, l’idée de contrat social comme fondement de
la démocratie et l’idée de progrès sur fond de révolutions plus ou moins
violentes ou tranquilles.

Très tôt s’est mis en place un discours anti-lumières ou
contre-révolutionnaire visant à préserver ou restaurer les privilèges
monarchiques et religieux en déroute. Contre l’humanisme et le rationalisme
qui font de l’être humain l’auteur et le bénéficiaire de la légitimité
morale, les anti-lumières opposent un discours prônant la suprématie de
l’autorité divine et la coutume. Au contrat social entre citoyens égaux
voués à l’amélioration des conditions sociales et économiques, les
anti-lumières opposent un discours alarmiste de dénigrement systématique
des tentatives faites en ce sens accusant la froide raison calculatrice de
détruire sur son passage la beauté du monde et de susciter les pires
atrocités. ( Critiques qui, soit dit en passant, s’adressent certainement
beaucoup plus aux excès du capitalisme qu’au rationalisme philosophique
proprement dit…)

Les auteurs à l’origine du mouvement anti-lumières sont, dès le 18e
siècle, E. Burke (1729-1797) et J. DeMaistre (1753-1821). Leurs idées ont
par la suite été développées par J.G. Herder (1744-1803) puis Isaiah Berlin,
décédé récemment. Charles Taylor a repris dans son œuvre plusieurs idées de
Herder et fut l’étudiant et l’héritier philosophique de Berlin.
Les thèmes
anti-lumières que l'on retrouve chez Taylor sont: la disqualification de la
raison au profit de la révélation, un préjugé systématique pour la
reconnaissance des particularités traditionnelles ou culturelles (
pro-multiculturalisme) au détriment du contrat social à visée universelle,
la conviction que l’humain est incapable de définir les normes morales par
lui-même et pour lui-même et qu’il faille s’en remettre à un ordre
transcendant ou divin pour définir le bien et identifier un objet de
respect inconditionnel (il faut souligner à cet égard les prises de
position sans équivoque de Taylor contre la laïcité qu’il qualifie toujours
de « radicale ») et finalement un discours de dénigrement systématique de
la modernité issue du rationalisme à laquelle on reproche le «
désenchantement du monde », les atrocités du siècles dernier, l’absence de
repères moraux et l’individualisme outrancier. (Ceci dit, on peut très
bien, comme Taylor, formuler de sévères critiques contre la modernité mais
il n’est pas obligé de renoncer aux idéaux de Lumières pour autant…) Les
ouvrages de Taylor les plus connus du grand public et qui témoignent
amplement de ses prises de position herderiennes sont «Grandeur et misère
de la modernité» et «Multiculturalisme différence et démocratie».

Charles Taylor lui-même s’explique sur son appartenance au mouvement
anti-lumières dans quelques textes dont notamment «The immanent
Counter-Enlightenment» article paru dans un livre intitulé Canadian
political philosophy
(Oxford University Press, 2001).

***
En Europe, la controverse Lumières vs Anti-Lumières est bien connue
puisqu’elle a été l’objet de querelles politiques, souvent sanglantes,
depuis les tout débuts de la révolution jusqu’à nos jours. Aux Etats-Unis le
mouvement de Counter-Enlightenment est aussi très bien connu. Il est
souvent dénoncé par les esprits progressistes comme étant la charpente
idéologique qui soutient la droite chrétienne américaine. Ce mouvement a
une certaine influence sur les penseurs canadiens anglais qui lisent et
commentent régulièrement les oeuvres Berlin et Taylor car ces auteurs
jouissent d’un immense prestige dans certains milieux intellectuels.

Les québécois, contrairement aux Européens ou aux Américains, ignorent
tout de la controverse Lumières vs Anti-Lumières. Or, le débat sur les
accommodements raisonnables ne peut être compréhensible, à mon humble avis,
que selon cette ligne de fracture. Selon mes observations, une majorité de
québécois semble acquise aux idéaux des Lumières (humanisme, rationalisme,
laïcité, contrat social…) alors que le Canada anglais, un peu à l’image des
Etats-Unis, semble plutôt favoriser les idées chères à la mouvance
Anti-Lumières (préservation des traditions culturelles et religieuses,
maintien de la monarchie et de l’autorité morale religieuse…) D’ailleurs la
politique canadienne du Multiculturalisme, comme tout discours faisant la
promotion du communautarisme, est à inscrire dans cette mouvance
anti-lumières.

D’un point de vue strictement philosophique nous ne pourrions pas dire,
dans l’absolu qui, des Lumières ou des Anti-Lumières, défend le meilleur
point de vue. Nous ne pourrions pas non plus disqualifier la participation
de Charles Taylor à titre de co-président de la commission sur les
Accommodements Raisonnables sur la base de ses parti pris philosophiques
personnels qui sont partagés par une bonne partie de l’intelligentsia
anglo-saxonne. Cependant les conséquences politiques et pratiques de
l’application de ces deux philosophies diamétralement opposées ne sont, de
toute évidence, pas les mêmes.

Le québécois devraient s’intéresser un peu plus à ces questions
philosophiques fondamentales, s’efforcer d’en connaître les enjeux et
prendre résolument position, en n’oubliant pas que l’héritage
révolutionnaire français et les idées républicaines, jadis diffusées
courageusement par les «Patriotes », les « Fils de la Liberté » ou les
membres de l’Institut Canadien font aussi partie de notre patrimoine
civique collectif à préserver.

Pour en savoir un peu plus sur les Lumières et les Anti-Lumières :
L’esprit des Lumières et leur destin, Bertrand Laurent, Ellipses, 1996.
L'esprit des Lumières, Tzvetan Todorov, Laffont, 2006
La défaite de la pensée, Alain Finkielkraut, Folio essais, 1989
Les anti-Lumières : du XVIIIe siècle à la guerre froide, Zeev Sternhell,
Fayard, 2006.

Marie-Michelle Poisson

Professeure de philosophie

Collège Ahuntsic

Montréal
-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --


Laissez un commentaire



3 commentaires

  • Jean-Louis Pérez-Martel Répondre

    12 septembre 2010

    Au Québec les laïcistes hors du temps et à contre-courant
    Tous les peuples qui ont voulu se donner du pouvoir politique pour faire face aux autres ont créé leur propre religion. Ceux qui ne veulent plus de religion sont en train de disparaître.
    Un référendum pour faire de la Turquie un autre pays stratégique de l’expansionnisme islamiste dans le monde :
    « Les Turcs ont donné dimanche une nette victoire au gouvernement islamo-conservateur, en votant clairement «oui» à une révision constitutionnelle qui limite le pouvoir de la hiérarchie judiciaire et de l'armée, deux bastions de la laïcité. »*
    JLP
    -..-..-..-..-..-..-..-..-
    *. Pour plus d’information, consulter Les Turcs disent oui à une révision de leur Constitution
    http://www.cyberpresse.ca/international/europe/201009/12/01-4314836-les-turcs-disent-oui-a-une-revision-de-leur-constitution.php

  • Archives de Vigile Répondre

    16 septembre 2007

    Lumières et anti-lumières sont comme hypothèse, thèse, synthèse et anti-thèses. Ce sont des valeurs discursives, qui n'ont que peu d'ancrage dans l'existence et l'Être. Elles opposent la logique à l'ontologie, aux lois de l'existence comme telle.Elles sont rationnelles selon deux développements opposés. Elles ne sont pas relationnelles, ne tenant aucun compte de l'univers concret de la Réalité, sa radicalité, son ipséité et sa sémelfactivité, en face de l'univers indéterminé de la Relation, du Je et Tu et Il et Nous et Vous et Ils.
    Je ne savais pas que Taylor est un disciple ou presque de Johann Gottlieb Herder. Comme Stéphane Dion qui est allé citer Herder devant le London School of Economics et qui a fait rire de lui, ou presque. Le pauvre Dion a associé Herder avec l'État naturel, alors que Herder se rapproche par ses antithèses de celles de Rousseau, qui voyait un idéal dans la nature et ignorait la transcendance de l'existence comme telle, de l'espace et du temps réels, selon Aristote.
    D'une part comme de l'autre, l'existence ne sont ni Radicalité ni Relation, seulement des rapports déterminés par les idées pour les idées.
    J'avais mes soupçons à propos de Taylor, que je considère un idéologue. Je n'avais pas les rapprochements entre Taylor et Stéphane Dion. L'un comme l'autre me semblent incapables de voir la transcendance dans le concret et non dans l'abstrait.
    Merci pour votre article.
    René Marcel Sauvé, géographe,auteur de
    Géopolitique et avenir du Québec

  • Archives de Vigile Répondre

    13 septembre 2007

    Merci Madame Poisson de cet éclarage intelligent sur la position de Charles Taylor.
    On n'a pas mentionné les objectifs de l'organisme qui a donné un million et demi de dollars à Charles Taylor. Je me permet d'ajouter ici un extrait de leur site web (templetonprize.com)
    «Progress is needed in spiritual discovery as in all other dimensions of human experience and endeavor. Progress in religion needs to be accelerated as rapidly as progress in other disciplines. A wider universe demands deeper awareness of the aspects of the Creator and of spiritual resources available for humankind, of the infinity of God, and of the divine knowledge and understanding still to be claimed».
    Les statistiques de Statistiques Canada montrent une diminution majeure de la pratique religieuse ! et la disparition des églises du Québec en dit long sur un aspect de notre perception de la religion. Comment gérer des accomodements entre impratiquants et pratiquants? voilà la question. Et non pas entre promoteurs d'une relRené Pellerin, philosophe retraitéigion et promoteur d'une autre. Chez nous c'est du passé.
    René Pellerin, philosophe retraité