Les Grandes Figures de la tolérance

Charles Taylor, le mariage des cultures

Charles Taylor - le prix du multiculturalisme...




Dans le cadre d'une série d'articles sur les grandes personnalités qui ont fait avancer la cause de la tolérance au Canada, Tolerance.ca® présente Charles Taylor, philosophe montréalais de renommée internationale et [lauréat en 2007 du prestigieux Templeton->8660].
Il est considéré comme l'un des plus brillants esprits que le Québec et le Canada aient produit. Promu Grand officier de l'Ordre national du Québec, détenteur de la Médaille d'or du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada pour l'ensemble de sa carrière, il a été honoré à plusieurs reprises et sa renommée dépasse aujourd'hui largement les frontières du pays. Certains le situent même dans le cercle restreint des dix plus importants philosophes contemporains. Ses champs d'intérêts sont variés, allant de la philosophie du langage aux questions de l'identité. Il a donné des conférences dans plusieurs pays et le président Vaclav Havel l'a consulté lors de l'éclatement de la Tchécoslovaquie, devenue deux pays distincts, la République tchèque et la Slovaquie, dans les années 1990. Toutes ces reconnaissances n'empêchent pas Charles Taylor d'être d'une amabilité et d'une simplicité désarmantes en entrevue. La marque des grands, reconnaissons-le.
Né à Montréal, en 1931, d'une mère francophone et d'un père anglophone, Taylor a vécu son enfance au confluent des deux grandes cultures, dans le contexte des crises économiques et sociales qui ont stigmatisé les années 1930 et 1940.
Ce hasard le prédisposait-il à la réflexion sur la tolérance et la recherche du compromis ? Le principal intéressé admet sans ambages que sa façon de voir le monde en fut fortement influencée. « L'intérêt que je porte à la philosophie de la langue vient de mon statut de citoyen bilingue. J'ai compris très jeune que les différences de langues conditionnent des visions différentes du monde. Les gens perçoivent le monde d'un autre œil selon la langue qu'ils parlent. Cela m'a ouvert les yeux sur les différences de culture et sur l'importance vitale, dans mon cas, d'une certaine coexistence entre les deux grandes cultures au pays, dit-il en riant. Lorsque les deux groupes se disputent, c'est toujours difficile pour moi, comme pour tous ceux qui sont un peu coincés entre les deux et qui ont un intérêt profond à ce que l'on s'entende. »
La voie de la philosophie
Après l'obtention d'un baccalauréat en histoire à l'Université McGill en 1952, Taylor, excellent étudiant, décroche une prestigieuse bourse Rhodes et s'exile en Angleterre, à l'Université d'Oxford plus précisément, pour y faire des études de maîtrise en sciences politiques, en philosophie et en économie.
Mais c'est la pensée philosophique qui l'attire tout particulièrement. Il poursuivra ainsi un doctorat en philosophie à la vénérable institution anglaise sous la férule du professeur Isaiah Berlin, qui exercera par la suite sur lui une très forte influence. Il complétera ses études européennes avec un passage à l'École normale supérieure de Paris. « Pendant toute la durée de mon parcours intellectuel, j'ai tenté de clarifier et de réconcilier en moi cette question du dialogue et de la différence entre les cultures » admet Taylor.
Les influences philosophiques furent, outre Berlin, nombreuses sur le chemin de Taylor. Le philosophe allemand du XIXe siècle, W.G. Hegel, qui a su théoriser brillamment les changements de culture profonds, occupe une place de choix à ce chapitre. « J'ajouterai les théoriciens de la langue, Herder et Humboldt, qui ont tous deux conçu la langue comme l'expression et la charpente même de la culture. Pour eux, les langues ne sont pas que de simples instruments neutres servant à communiquer; elles conditionnent des façons de voir le monde. »


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La tolérance ?
« C'est une notion ambiguë très difficile à saisir. Car elle peut être entendue dans un sens péjoratif et traduire l'attitude que l'on adopte envers des gens que l'on n'aime pas : nous disons alors qu'''on les tolère''. Mais je crois qu'il existe une autre manière, plus vertueuse de la définir, et qui implique que l'on essaie de comprendre l'autre afin de trouver ce qu'il y a d'intéressant en lui. »
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Ainsi, Taylor n'aura de cesse d'approfondir ses réflexions sur le choc des cultures et leur nécessaire cohabitation. Une notion centrale, la « reconnaissance », empruntée aux philosophes Rousseau et Hegel (qui en firent un élément déterminant de la construction de l'identité des individus), lui servira de socle afin d'échafauder sa théorie sur la nécessité vitale, pour les cultures, d'être reconnues et acceptées pour ce qu'elles sont par les autres, tout comme c'est le cas pour les individus. « Rousseau est le premier à avoir sorti, en quelque sorte, cette thématique de la reconnaissance du cadre de l'élite aristocratique pour l'étendre à tous. Selon lui, la reconnaissance était un besoin commun à tout les humains libres et égaux formant une communauté politique. »
Pour Guy Laforest, professeur au département de sciences politiques de l'Université Laval, qui a signé la préface de son ouvrage Rapprocher les solitudes, et qui a également organisé, en France, un colloque intitulé Charles Taylor et l'interprétation de l'identité moderne, le philosophe montréalais a contribué de façon inestimable à la compréhension mutuelle des identités nationales au Canada. « Taylor fait partie de ces penseurs qui cherchent toujours à comprendre la position de l'autre et à élucider la leur pour parvenir à une entente. Il a un fort penchant pour la synthèse des dialogues et la réconciliation. »
L'ami Trudeau et la tentation politique
A son retour d'Europe en 1961, Taylor amorce sa carrière de professeur à l'Université McGill. Il enseignera également à l'Université de Montréal de 1963 à 1971. Après un séjour à Oxford de 1976 à 1981 où il sera titulaire de la prestigieuse Chaire Chichele de philosophie sociale et politique, il reviendra à McGill pour y enseigner jusqu'en 1993.
Si l'institution universitaire l'a toujours passionné, Taylor se laissera aussi tenter par l'engagement politique au début de sa carrière. Épris de justice sociale et désireux de mettre en pratique ses idéaux, il sera, à quatre reprises entre 1962 et 1968, candidat malheureux pour le Nouveau Parti Démocratique (NPD), lors d'élections fédérales. Il mordra la poussière dans la circonscription de Mont-Royal en 1965 face à un de ses bons amis qui avait pourtant déployé tous ses efforts pour le faire élire lors de l'élection de 1963 : Pierre E. Trudeau.
Jusqu'à un certain point, les deux intellectuels, qui se sont connus dans les années 1950, symbolisent les déchirements internes qu'a connus le Québec depuis quarante ans. Unis par leurs origines biculturelles et des idéaux de justice sociale, ils eurent cependant toujours des conceptions fort opposées du nationalisme et de la place que devrait occuper le Québec dans l'ensemble canadien.
Taylor dit avoir passé de longues heures à débattre la question avec l'ex-premier ministre canadien. « On n'a jamais été d'accord. Il était très hostile au nationalisme. Tandis que, pour moi, il y a des nationalismes sains et d'autres qui le sont moins. Pour cette raison, j'étais prêt à envisager une société plurinationale pour le Canada, où une nation est emboîtée dans une autre. Pour Trudeau, tout cela était non seulement illogique, mais très dangereux. Il ne voulait absolument pas s'aventurer sur le terrain d'un statut particulier pour le Québec. C'était impossible dans sa tête de faire un compromis là-dessus. »
Taylor rappelle que Trudeau a été pour un temps nationaliste québécois quand il s'est opposé à la conscription imposée par le gouvernement fédéral dans les années 1940. « Il a senti que cet engagement avait été une erreur quand il a voyagé en Europe après la guerre. Il considérait qu'il avait adopté une vision trop étroite. Et, comme c'est souvent le cas, sa réaction contre ses premières convictions fut très forte. Il n'a plus jamais éprouvé de sympathie pour le nationalisme québécois par la suite. »
Le rôle du nationalisme
Taylor continue aujourd'hui de maintenir qu'une société démocratique doit prendre en considération les revendications identitaires légitimes des groupes culturels. Certes, les sociétés occidentales sont fondées sur la suprématie du droit et ne reconnaissent que des citoyens égaux. Mais on doit également tenir compte des contextes socio-historiques particuliers dans lesquels se situent les États, plaide-t-il.
« On ne peut pas dire aux Québécois ou aux Danois d'oublier leur appartenance nationale. Il faut ajuster la politique en fonction de la réalité. Une nation comme le Québec est fondée tout autant sur des principes politiques démocratiques que sur une certaine histoire de la nation canadienne-française, considérée par la majorité des Québécois comme absolument fondamentale. Le sentiment nationaliste peut effectivement se retourner contre la démocratie parce qu'il peut mener à des tentatives d'affirmation contre les droits des minorités. Ce n'est pas une force uniquement pour le bien. Mais un nationalisme sain est inévitable pour certaines structures politiques. »
Les conséquences de la négation de tout sentiment nationaliste seraient grandes dans certains cas, estime Taylor, et affecteraient la cohésion de pays qui pourraient même disparaître. « Taylor reconnaît la dette substantielle de l'être humain face à la communauté pour ce qui est du façonnement de son identité individuelle. Mais cela ne se traduit pas en politique par une prépondérance de la communauté sur l'individu, mais plutôt par une cohabitation entre les droits individuels et les droits collectifs, qui prend une coloration particulière dans chaque communauté politique selon les circonstance historiques », ajoute Laforest.
Le pari du « vivre ensemble »
Ancien collègue de classe de Taylor à l'Université McGill, Storrs McCall, rappelle que si son ami est très sensible aux revendications du Québec, il demeure un ardent fédéraliste. « Il croit que le Québec joue un rôle absolument essentiel au sein du pays, et que, sans lui, le Canada ne pourrait pas réellement exister. Le fait qu'il ait un pied dans chacune des cultures lui permet d'avoir une perspective que ni vous ni moi n'avons. C'est ce qui fait qu'il est unique. Sa contribution au dialogue entre les francophones et les anglophones est énorme. »
Lors du référendum de 1980, Taylor avait effectivement pris clairement position en faveur du camp du NON. Il se fit par contre beaucoup plus discret en 1995, lors de la deuxième campagne référendaire, continue Laforest. « Il avait dit, après l'échec de l'Accord du lac Meech, qu'il avait appuyé, que la constitution canadienne était moralement morte au Québec. Il reconnaissait de ce fait, en 1995, que la donne était plus complexe. Cependant, Taylor pensait que, malgré ses limites, l'expérience canadienne devait se poursuivre. Il a sûrement voté contre le projet souverainiste. Ce fut un de nos désaccords, qui n'affecta pas nos rapports pour autant. »
« Je crois qu'il faut créer de nouvelles formes de coexistences plurinationales. Ce serait un échec pour moi si le Canada, qui a déjà tellement cheminé dans ce sens, se fracturait. J'ai beaucoup d'amis, au Sri Lanka et dans d'autres pays, qui peinent à trouver des solutions à leurs problèmes nationaux. Ce serait pour eux une très mauvaise nouvelle si le Canada, un pays riche qui vit en paix depuis plusieurs siècles, se brisait. Pour cette raison j'ai toujours cru qu'il fallait trouver des moyens de vivre ensemble », ajoute Taylor.
Et le philosophe se dit encouragé par les progrès observés, tant d'un côté comme de l'autre, dans le dialogue Québec-Canada. « Au Québec, il y a un sentiment d'acceptation de la diversité beaucoup plus important qu'il y a dix ou vingt ans. Les gens sont de plus en plus sensibilisés à cette réalité fondamentale de nos sociétés. La diversité est un fait grandissant à cause de la migration internationale, mais aussi du fait que les minorités prennent de plus en plus conscience de leurs droits et de leurs différences. On peut espérer encore des progrès dans ce sens, mais il faudrait trouver plus de moyens permettant une expression politique de la différence. »
Tâchons également de voir au-delà des discours des élites politiques et des médias qui, parfois, jouent un rôle néfaste et contribuent à entretenir le mythe des deux solitudes et du choc de cultures irréconciliables, enchaîne Taylor. Pas de doute, dans l'esprit de Laforest, qu'on pourra compter sur son ami pour qu'il poursuive, à sa manière bien particulière, ses efforts afin de rapprocher les groupes culturels. « Le "nous" de Taylor varie selon qu'il parle en français au Québec ou en anglais ailleurs au Canada. Par exemple il dira à Toronto : "we Canadians" et à Québec : "nous Québécois". C'est volontaire et cela fait partie de son processus d'autocompréhension. Il essaie d'expliquer le Canada anglais aux Québécois et l'inverse. Cette capacité à jouer sur ce registre fait de lui un personnage central et indispensable dans l'histoire de la philosophie politique et dans l'histoire intellectuelle au pays. »
« Intelligent, tolérant, simple, ouvert à la différence, attentif aux autres, chaleureux… » McCall et Laforest ne tarissent pas d'éloges envers l'éminent penseur. « Il compte parmi ses amis le Dalaï Lama et le Pape ! » lance avec admiration McCall. « C'est aussi une personne charmante et passionnée qu'il est difficile de ne pas aimer. Lorsqu'il fait la critique d'un penseur ou de toute personne, il essaie toujours de le faire à partir de ce que cet individu a de meilleur. C'est un signe de grande générosité », conclut Laforest.
Mise en ligne : 20.04.04 Mise à jour : 15.03.07
Pour en savoir plus :
Ouvrages de Charles Taylor :
Multiculturalism and the Politics of Recognition, Princeton University Press, 1992.
Rapprocher les solitudes : écrits sur le nationalisme et le fédéralisme au Canada, Presses de l'Université Laval, 1992.
Grandeur et misère de la modernité, Bellarmin, 1992.
Multiculturalisme : différence et démocratie, Aubier, 1994, (Flammarion, collection Champs, 1997).
Les sources du moi : la formation de l'identité moderne, Boréal, 1998.
Sur l'œuvre de Charles Taylor :
Philosophy in an Age of Pluralism : The Philosophy of Charles Taylor in Question, édité par James Tully, assisté de Daniel Weinstock, Presses de l'Université de Cambridge, 1994.
* Services des archives, Université McGill.
Cet article fait partie d'une série de dix articles réalisée grâce à la contribution financière de PATRIMOINE CANADA


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