Malaises avec Charles Taylor

Charles Taylor - le prix du multiculturalisme...

(Texte paru dans le dernier no. de la revue Cité Laïque, numéro 10, automne
2007)
Au moment de la nomination de Charles Taylor à titre de co-président de la
Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux
différences culturelles, je connaissais à peine ce philosophe canadien même
si j’enseigne la philosophie au collégial depuis près de vingt ans. Comme
tout un chacun vantait la réputation internationale de ce penseur canadien
qui venait de se mériter le prix Templeton et comme ce personnage serait
appelé à jouer un rôle important dans l’actualité québécoise, je me suis
engagée à relire plus attentivement ses œuvres.
Étonnement et Perplexité
Les œuvres de Charles Taylor les plus connues du grand public sont Le
malaise de la modernité
et Multiculturalisme . À la lecture des ces
ouvrages, j’ai vite été frappée par la virulence de certains passages. J’ai
eu quelques difficultés à concevoir qu’on puisse accuser des auteurs tels
que Descartes, Rousseau, Kant d’être à l’origine des pires maux de la
société moderne comme en témoignent les quelques passages qui suivent ;
« Descartes a été le premier et le plus célèbre propagandiste de cette
raison « désengagée », et il a fait un choix lourd de conséquences,
souvent imité depuis. »
« La politique d’égale dignité est apparue dans la civilisation
occidentale de deux manières que l’on pourrait associer à deux noms
emblématiques, Rousseau et Kant. (…) Les examiner devrait nous permettre de
voir jusqu’où ils sont coupables d’imposer une homogénéité artificielle. »
« Sous l’égide de la volonté générale, tous les citoyens vertueux doivent
être également honorés. L’âge de la dignité était né. » «Pourtant, si
nous pensons à Rousseau comme inaugurant la nouvelle politique d’égale
dignité, on peut avancer que cette solution est fondamentalement
défectueuse. » (…)« Nous devons tous nous déprendre de la volonté
générale,(…). Cela a été la formule des formes les plus terribles de
tyrannie homogénéisante, depuis la Terreur Jacobine jusqu’aux régimes
totalitaires de notre siècle. »
« Parce que le concept de liberté autodéterminée, poussé à bout, ne
reconnaît aucune limite : il ne reste rien que je devrais respecter en
exerçant un choix autodéterminé. Cela peut facilement basculer dans les
pires abus de l’anthropocentrisme. Il en existe bien sûr, une variante
politique, formulée dans le Contrat social de Rousseau et développée
ensuite dans un autre sens par Marx et Lénine, qui lie l’individu à la
société. Mais ces développements ont entraîné l’anthropocentrisme à de
nouvelles extrémités, dans leur athéisme et les abus contre
l’environnement, qui ont surpassé même ceux des sociétés capitalistes. »
Ces propos sont étonnants. Que faut-il penser de ce grand philosophe
canadien qui met radicalement en cause les principaux repères modernes dans
les domaines de l’éthiques et de la politiques que sont le recours à la
raison, l’égalité, la dignité humaine et le contrat social.
Les anti-lumières
C’est au hasard d’une visite à la Grande Bibliothèque que je suis tombée
sur Les anti-lumières de Zeev Sternhell. La lecture de ce bouquin de près
de 600 pages, extrêmement bien documenté, m’a fait connaître, à mon grand
étonnement, l’existence d’un mouvement de pensée fort répandu et bien
organisé qui s’est donné pour mission de pourfendre les Lumières. J’ai
découvert que les acquis de la philosophie, tout comme ceux de la science,
peuvent subir de sévères tentatives de dénégation sur le fond.
Les anti-Lumières ont dès leur origine été conscients des enjeux
fondamentaux mis en cause par l’avènement des Lumières et ont tout fait
pour contrer l’avancée des nombreuses révolutions sociales et politiques
qu’allaient susciter les idées nouvelles. Les observations attentives et
pénétrantes de Sternhell me fournissaient enfin la grille d’analyse
nécessaire à la compréhension des propositions de Taylor.
Sternhell explique que dès le XVIIIe siècle s’est mis en place un discours
anti-lumières ou contre-révolutionnaire visant à préserver ou restaurer les
privilèges monarchiques et religieux en déroute.
Les auteurs à l’origine du mouvement anti-lumières sont E. Burke
(1729-1797) et J.G. Herder (1744-1803). Au XXe siècle ces idées ont été
reprises et défendues pas Isaiah Berlin.
Sternhell ouvre en ces termes le chapitre consacré à l’œuvre de Isaiah
Berlin auprès duquel Charles Taylor a étudié et dont, nous le constaterons
bientôt, il est devenu l’héritier intellectuel :

« Au temps de la guerre froide, le combat contre les Lumières se poursuit
selon les grands principes forgés au XVIIIe et XIXe siècles. (…) Les
origines du mal sont toujours les mêmes : les Lumières françaises, Voltaire
et Rousseau, portent la responsabilité de tous les malheurs du monde
moderne, alors que Burke et Herder émergent comme source de toute sagesse.
»
« C’est ainsi que pour Berlin, l’utilitarisme engendre la tyrannie de la
raison et le rationalisme finit par produire aussi bien le fascisme que le
communisme. Voilà ce que Berlin retient de Voltaire et Condorcet,
d’Helvétius et de d’Holbach : tous sont coupables d’avoir jeté les
fondements du totalitarisme moderne. »
Pour Berlin, Herder a défini les grandes idées capitales qui constituent
l’armature de la pensée anti-Lumières. Ces trois idées sont omniprésentes
tant dans les œuvres de Berlin que dans celles de Taylor qui, tous deux,
citent abondamment Herder :
1) Le populisme ; les hommes ne peuvent s’épanouir que s’ils appartiennent
à un groupe identifiable, chacun possédant son style propre, sa propre
vision du monde, ses traditions, ses souvenirs historiques et sa langue. Le
populisme nie la primauté des droits de l’individu sur son groupe en
donnant plutôt primauté au groupe traditionnel et historique sur
l’individu.
Cette notion s’oppose radicalement à l’humanisme des Lumières.

Chez Taylor, cette idée correspond aux idées exposées dans La
politique de reconnaissance.
2) L’expressionnisme ; toute activité spirituelle, s’exprimant dans l’art,
la littérature et la religion, constitue un moyen de communication qui doit
être privilégié entre les hommes provenant du même groupe identitaire.

Cette notion concurrence directement le rationalisme des Lumières.

Taylor parle du « langage plus subtil » de « l’authenticité » qui
donne accès à une réalité supérieure inaccessible à ( ou à cause de ) la raison.
3) Le pluralisme ; chaque culture possède sa propre échelle de valeurs,
ses propres modes de comportement, tous également absolus, et qu’il est
impossible de mesurer à une aune commune. Cette notion, forme radicale de
relativisme culturel et moral, invalide toute prétention des Lumières à
définir des valeurs universelles.

Chez Taylor, nous trouvons des similarités avec le « communautarisme
» ou le « multiculturalisme » dont il fait activement la promotion.
***
Taylor est donc un penseur qui appartient au mouvement anti-Lumières ;
dénigrement systématique de la modernité issue du rationalisme à laquelle
il reproche le « désenchantement du monde », les atrocités totalitaires du
siècles dernier, l’absence de repères moraux et l’individualisme outrancier, conviction que l’humain est incapable de définir les normes morales par
lui-même et pour lui-même et qu’il faille s’en remettre à un ordre
transcendant ou divin pour définir le bien et identifier un objet de
respect inconditionnel, disqualification de la raison au profit de la
révélation, préjugé systématique pour la reconnaissance des particularités
traditionnelles ou culturelles (pro-multiculturalisme) au détriment du
contrat social à visée universelle. Le compte est bon.
***
Je ne suis pas contente de ce que je viens de découvrir. J’ai de surcroît
découvert que ces idées jouissent d’une énorme popularité dans le monde
Anglo-saxon. Ce faisant j’ai aussi réalisé à quel point un gouffre
philosophique immense sépare les conceptions d’inspiration française des
droits de l’homme des conceptions d’inspirations anglaises et américaines.
Mais ce qui m’a inquiété surtout c’est le fait que Charles Taylor, dont
toute la carrière philosophique et le prestige appartiennent au monde
anglo-saxon, aura certainement beaucoup de mal à comprendre le point de vue
d’une majorité de québécois ; depuis le début des audiences de la
Commission sur les accommodements, ceux-ci ne cessent de répéter leur soif
« d’égale dignité » universelle, dénoncent les perversités du
multiculturalisme canadien et réclament avec ferveur une nécessaire
laïcisation des institutions publique.
Malheureusement, sur ce dernier point, les malentendus risquent d’être
encore plus profonds entre Taylor et la volonté générale de la population
québécoise.
Un philosophe au service de la théologie
À la toute fin du livre intitulé Les sources du moi, suite à une
démonstration extrêmement longue et laborieuse, Taylor, tourmenté,
désorienté et quelque peu exalté, annonce que sa plus grande préoccupation
sera désormais d’ordre théologique;
« C’est pourquoi l’adoption d’un point de vue séculier restreint, sans la
moindre dimension religieuse ni espoir radical dans l’histoire, n’est pas
une manière d’éviter le dilemme, bien qu’il puisse constituer une bonne
manière de la vivre. Elle ne l’évite pas parce qu’elle entraîne aussi une «
mutilation ». Elle implique qu’on étouffe en soi toute réponse à
quelques-unes des aspirations spirituelles les plus profondes et les plus
puissantes que l’humanité ait conçues. Cela aussi a un prix très élevé à
payer. »
« Sommes-nous condamnés à opter entre diverses formes de lobotomie
spirituelle et de blessures auto-infligées? Ce n’est pas exclu. À coup sûr,
la plupart des points de vue qui promettent de nous épargner ces choix se
fondent sur un aveuglement sélectif. Telle est peut-être la principale
thèse de ce livre. » (…)
« Mais, s’il m’est permis de risquer une dernière affirmation sans
preuves, je voudrais dire que je n’accepte pas que ce soit là
inévitablement notre lot.
(…)
Comment pourrait-on démontrer une telle affirmation? Je ne peux le faire
ici ( ou, pour être plus honnête, de quelque façon que ce soit, au point
où j’en suis). Il entre là une bonne part d’espoir. C’est un espoir que je
considère implicite dans le théisme judéo-chrétien ( si terribles que
soient les annales de ses fidèles dans l’histoire), et dans la promesse
centrale d’une affirmation divine de l’humain, plus totale que celle à
laquelle les êtres humains pourraient jamais atteindre eux-mêmes. »
Dans A Catholic Modernity? Taylor parle de la dimension religieuse de ses
engagement intellectuels. Taylor y déplore que les élites intellectuelles
aient tendance à considérer le Catholicisme comme non-pertinent, voire
menaçant pour la philosophie.
La sécularisation au ban des accusés
Le dernier ouvrage de Taylor est paru en septembre 2007 et s’intitule A
secular age
. Taylor y analyse le phénomène de sécularisation de la société
en identifiant trois types de sécularisation. Le premier type correspond à
la séparation de l’Église et de l’État. Le deuxième correspond au déclin de
la pratique religieuse des individus. Le troisième type de sécularisation
est celui qui inquiète le plus l’auteur. Il correspond à la progression de
l’incroyance généralisée. Selon Taylor, les sociétés post-modernes
auraient atteint un stade où il est indifférent de croire ou de ne pas
croire où il est de surcroît acceptable de croire à ce qui nous convient
plutôt que de se référer aux croyances traditionnelles et culturelles
propres au groupe identitaire auquel devrait normalement appartenir chaque
individu.
La thèse de Taylor est que la première forme de sécularisation est la
cause principale de la troisième forme de sécularisation.
Taylor s’est toujours montré très peu favorable à la laïcité des
institutions publiques tant réclamée par une majorité de québécois. Même
une forme relativement modérée de laïcité institutionnelle provoque chez
Taylor une résistance farouche. Il associe systématiquement les promoteurs
de la laïcité à une forme intransigeante de pensée qu’il désigne en des
termes peu flatteurs comme : « hard-line secularists and assimilationnists
» ou « têtes-dures » .
Il faut comprendre que ces termes quelque peu « excessifs » sont
certainement justifiés aux yeux d’un croyant pratiquant qui, à partir d’un
lien de causalité certes fort discutable, est convaincu que la laïcité des
institutions publiques mène en droite ligne au démantèlement de l’Église
Catholique Romaine à laquelle il semble très attaché.
Une question déplaisante mais nécessaire s’impose étant donné le contexte
particulier dans lequel nous nous trouvons au moment de la publication de
ce texte : Est-ce que Charles Taylor, en tant que co-président d’une
commission dont l’un des mandats est de rendre une opinion claire quant à
la place que peut occuper la religion dans la société civile, a l’esprit
assez ouvert pour être en mesure de recevoir de manière impartiale tous les
arguments qui peuvent être amenés devant la commission ?
Je ne suis pas en mesure de répondre pour le moment à cette question car
il est encore possible que Charles Taylor soit en mesure faire abstraction
de ses convictions personnelles pour les besoins de son rôle. Mais il va
sans dire que j’attends avec beaucoup scepticisme et d’appréhension les
conclusions du rapport de la Commission au sujet de la laïcité.
Malaise pour la modernité
Au moment de conclure ce texte sur Taylor j’éprouve un grand malaise.
Pendant des semaines j’ai lu les livres de Charles Taylor afin de mieux
saisir sa pensée. Il n'y a désormais pas de doute dans mon esprit : Taylor
est un philosophe à l'ancienne qui utilise la philosophie pour servir la
théologie; quatre de ses plus récents livres sont des plaidoyers en faveur
du retour du religieux dans la vie moderne. C'est un anti-laïque militant
et un partisan du relativisme moral comme le sont tous les conservateurs et
les fondamentalistes qui ne veulent laisser aucune chance aux principes
philosophiques universels de surpasser les préceptes moraux religieux. Sa
pensée n'est pas originale; il reprend essentiellement les idées de Berlin
qui lui-même faisait du réchauffé avec les idées de Herder. À l’issue de
mes recherches, je ne peux m’empêcher de penser que, même s’il jouit d'un
prestige énorme, la réputation de Taylor comme grand philosophe
emblématique de la post-modernité est certainement surfaite.
Ceci étant dit, ces constats me mettent dans une position pratiquement
intenable. Les faits mis au jour lors de mes longues et fastidieuses
lectures m’obligent à dépeindre Charles Taylor de manière tellement
caricaturale que tous les bien-pensants encore sous le charme de ce
sémillant communicateur vont bientôt s’empresser de dire que je ne suis pas
de bonne foi. Et comme presque personne au Québec ne s'est donné la peine
de lire cet auteur attentivement, bien peu seront en mesure de témoigner
pour ma défense. Qu’à cela ne tienne, il faut bien faire preuve de pensée
critique lorsque cela s’avère nécessaire. Puisque ni les universitaires, ni
les journalistes ne sont au rendez-vous, un modeste professeur de
philosophie collégial doit bien se résigner à le faire ne serait-ce que
pour donner l’exemple de ce qu’on lui commande d’enseigner!
Une positon inconfortable
Il est clair que Taylor ne partage pas les vues majoritairement exprimées
par les québécois lors des audiences de la Commission Bouchard-Taylor en ce
qui concerne la laïcité des institutions publiques et la nécessité
d’établir un contrat social fondé sur l’égalité universelle des droits et
la suprématie de la dignité humaine.
De deux choses l’une, ou bien Taylor continuera de considérer que ses
adversaires idéologiques sont voués à l’étouffement spirituel et au
totalitarisme et en ce cas les gens qui se sont exprimés devant la
commission auront bien peu de chance d’être entendus ou bien Taylor sera
devant l’obligation d’admettre qu’il est possible qu’un peuple ait la
conviction que la suprématie des principes humanistes et l’universalité des
droits soient malgré tout garant du meilleur (ou du moins pire) système
politique qui soit.
Sortir de notre sommeil philosophique
Il est sans doute ironique que Taylor ait été choisi pour entendre et
faire écho aux préoccupations des québécois. Il y a de fortes chances que
nous assistions à une magistrale déconvenue. Mais au moins l’exercice
aura-t-il servi à nous rendre plus attentifs aux idées conservatrices à la
mode dans certains milieux universitaires et autres lieux pouvoir ; «
l’égale dignité » et « la volonté générale » dérangent tout autant à notre
qu’à l’époque de Kant et de Rousseau…
Contrairement aux Européens ou aux Américains, nous ignorons à peu près
tout au Québec de la controverse Lumières/anti-Lumières. Or, le débat sur
les accommodements raisonnables ne peut être compréhensible, à mon humble
avis, que selon cette ligne de fracture. Une majorité de québécois semble
acquise aux idéaux des Lumières (humanisme, rationalisme, laïcité, contrat
social) alors que les anglo-saxons semblent plutôt favoriser les idées
chères à la mouvance anti-Lumières (préservation des traditions
culturelles et religieuses, maintien de la monarchie et de l’autorité
morale religieuse, multiculturalisme). Les conséquences politiques et
pratiques de l’application de ces deux philosophies diamétralement opposées
ne sont, de toute évidence, pas les mêmes. Plusieurs québécois en ont
l’intuition mais parviennent mal à exposer leurs griefs clairement faute
d’outils conceptuels adéquats.
Nous devrions tous nous éveiller un peu plus à ces questions
philosophiques fondamentales, nous efforcer d’en connaître les enjeux et
prendre résolument position en n’oubliant pas que l’héritage
révolutionnaire français et les idées républicaines, jadis courageusement
diffusées au Québec par les «Patriotes », les « Fils de la Liberté » ou les
membres de l’Institut Canadien, font aussi partie d’un patrimoine civique
universel à préserver.
-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --


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