La nouvelle nous arrive comme ce soleil du printemps qui réchauffe nos coeurs: le philosophe Charles Taylor vient de recevoir le prix Templeton pour les hautes qualités morales et spirituelles de l'ensemble de son oeuvre.
Penseur du pluralisme et interprète de la modernité, Charles Taylor est aussi un infatigable promoteur des identités plurielles au Québec et au Canada. Enfant de Montréal et de ses complexités linguistiques et culturelles, il l'est toujours resté, et cela continue d'alimenter profondément son oeuvre. L'attribution de ce prix prestigieux honore Charles Taylor et l'université McGill tout en rejaillissant sur l'ensemble de notre société. Un vieux maître de l'Université Laval, Léon Dion, m'aidera à expliquer ces deux dimensions.
Critique de la modernité
Il y a une vingtaine d'années, Léon Dion rêvait que le Québec du début du XXIe siècle puisse s'enorgueillir de posséder une centaine de personnalités éminentes projetant «la culture et l'ensemble de la société québécoise dans l'universel». J'ignore où le sage de Laval en serait dans son énumération s'il vivait encore, mais je suis convaincu qu'il conviendrait avec nous que l'oeuvre de Charles Taylor élargit le rayonnement universel du Québec.
Au sens technique, la pensée de Taylor est une anthropologie philosophique qui interroge sans complaisance la condition humaine dans la modernité. Ce projet d'une herméneutique critique de la modernité, il le partage avec les meilleurs penseurs de notre temps: Jürgen Habermas, Anthony Giddens, Marcel Gauchet. Le regard taylorien sur la condition humaine est à ranger dans la catégorie des philosophies de l'optimisme, de l'espoir et de l'espérance, pour reprendre le langage de la spiritualité, tout comme les projets de Hans-Georg Gadamer et de Paul Ricoeur, pour lesquels le professeur de McGill garde la plus profonde admiration.
Je vais insister ici sur deux sources de l'originalité de la pensée de Taylor: tout d'abord, son aptitude à intégrer à la fois les apports de la tradition analytique anglo-américaine et ceux de l'école continentale, franco-allemande, dans sa critique de la dimension objectivante de la science des Lumières et du sujet humain désengagé promu par l'anthropologie libérale.
Non seulement entre les traditions philosophiques mais aussi entre le Canada et le Québec, entre anglophones et francophones, Taylor est un constructeur de ponts. Un bon exemple de cela, sur le plan philosophique, se trouve dans un dialogue avec Philippe de Lara, expliquant des emprunts à Ludwig Wittgenstein et Maurice Merleau-Ponty:
«[...] Le cartésianisme et l'empirisme exigeaient une anthropologie de l'agent désengagé. Le penseur désengagé se trouve devant un certain nombre d'éléments d'information objective et il calcule. C'est une vision hyper-contemplative parce qu'elle ne laisse aucune place à la compréhension engagée [...]. Du sujet prétendument libre d'inventer de nouveaux termes du langage en confrontant directement l'objet qu'il voulait baptiser à son nouveau mot, Wittgenstein a montré qu'il prenait en fait appui sur un réseau dense de jeux de langages, qui seul pouvait donner sens à l'activité de nommer une chose. Le sujet n'est pas maître de son parler mais au contraire redevable à la communauté linguistique de la forme de vie à l'intérieur de laquelle le langage fait sens. De son côté, Merleau-Ponty a fait valoir la place incontournable du corps vécu dans notre connaissance du monde. Ce sont là deux analyses complémentaires.»
Wittgenstein et Merleau-Ponty, l'école analytique et la tradition continentale. C'est donc le dialogue entre ces deux grandes approches qui féconde la démarche de Charles Taylor et qui fait de lui, à 75 ans, un professeur invité particulièrement apprécié à New York comme à Chicago, à Berlin comme à Vienne, dans les principales universités et tous les idiomes dominants de la pensée occidentale.
Espoir du dialogue
S'il n'ignore pas les pathologies de la modernité, le souffle de l'esprit taylorien fait néanmoins confiance aux promesses, à l'espoir du dialogue entre les êtres humains, aux clairières qui permettent d'entrevoir des rencontres apaisantes, réconciliées. Dans un bel élan lyrico-philosophique, Jean Grondin, lecteur de Taylor et disciple de Gadamer, décrit «cette euphorie du printemps que peut être la vie». Je reconnais dans cette expression l'orientation fondamentale du philosophe de McGill. Et malgré tout le travail qu'il consacre à la sécularisation, au désenchantement du monde et à ses conséquences, Taylor demeure, comme Fernand Dumont, ouvert à l'appel de la transcendance, de la foi.
Optimiste cohérent dans la foulée de ce qu'il y a de plus édifiant dans la tradition aristotélo-thomiste, Taylor est aussi profondément original, selon moi, pour une deuxième raison: sa recherche d'un équilibre entre l'universel et le particulier.
Contre les philosophies qui ne trouvent la raison, l'authenticité, que du côté du dépaysement, du cosmopolitisme ou de l'arrachement, Charles Taylor a toujours exprimé ses préférences pour une pensée résolument enracinée, consciente de ses dettes envers son milieu d'origine. Adversaire de l'épistémologie désengagée, il croit que le travail de la pensée doit se combiner avec l'acceptation de nos obligations, de nos responsabilités envers les sphères publiques de nos patries particulières.
Charles Taylor chérit le Québec comme il chérit le Canada. Et c'est parce qu'il croit profondément à cette réconciliation de l'universel et du particulier que cet éternel optimiste, la même année où on lui décerne le prix Templeton, a accepté de coprésider la commission d'enquête sur la délicate question des accommodements raisonnables.
Au coeur de toute problématique identitaire se trouve l'incontournable question de la reconnaissance. Cette idée, tout le monde le sait, est au coeur de l'oeuvre de Charles Taylor. Laissons de côté aujourd'hui l'idée de combat associée à celle de reconnaissance pour privilégier plutôt, comme nous y invite Paul Ricoeur, celle de gratitude.
Dans cette belle langue française qui est au coeur de l'identité du Québec, «reconnaissance» signifie aussi «gratitude». Nous serons nombreux cette semaine à exprimer notre reconnaissance envers Charles Taylor pour la richesse de son oeuvre tout en l'invitant à continuer à parfaire notre éducation.
Guy Laforest, Professeur au département de science politique de l'Université Laval
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