La publication de l’ouvrage collectif « Reconquérir le Canada : Un nouveau projet pour la nation québécoise », est un événement intellectuel et politique à la fois important et stimulant.
J’avoue que, comme d’autres, je trouve l’automne politique au Québec assez navrant. D’un côté, le triste spectacle de la détérioration quotidienne de la civilité entre nos principaux leaders politiques à l’Assemblée Nationale, de l’autre le théâtre désespérant et répétitif de l’étalement des préjugés à la Commission Bouchard-Taylor. D’un côté nos élus, premiers pédagogues de la démocratie, lesquels promeuvent entre eux ces semaines-ci une culture de l’irrespect; de l’autre certains de nos meilleurs penseurs qui doivent savoir que l’expression de la parole démocratique passe par un cadre davantage balisé. Dans ce contexte, je tiens la publication de l’ouvrage collectif « Reconquérir le Canada : Un nouveau projet pour la nation québécoise », sous la direction d’André Pratte, comme un événement intellectuel et politique à la fois important et stimulant. Outre le texte signé par M. Pratte sur la nécessaire réinterprétation de l’histoire du Québec, je commenterai ici trois chapitres formant selon moi l’ossature du projet,écrits respectivement par Marie-Bernard Meunier, Pierre-Gerlier Forest et Jean Leclair. Une remarque préliminaire s’impose.
Madame Meunier écrit que de tous nos discours politiques, c’est le fédéralisme qui a le plus besoin de renouvellement. Peut-être. Elle va jusqu’à parler de la pauvreté d’un discours qui, « jusqu’à maintenant, a souvent été affligeante ». (p.140) Cela me semble un peu exagéré. Entre 1994 et 2004, Claude Ryan a articulé la dernière mouture d’une pensée fédéraliste critique et sérieuse. Depuis 1994, André Burelle formule un fédéralisme personnaliste et communautaire cohérent, ancré dans notre histoire intellectuelle, critique de la révision constitutionnelle de 1982 sans renoncer à son engagement canadien. Plusieurs autres noms me viennent en tête, je n’en énumère que quelques-uns vu que l’essentiel est ailleurs dans cet article : Charles Blattberg, Eugénie Brouillet, Alain-G. Gagnon, Jean-François Gaudreault-Desbiens , Fabien Gélinas, Dimitrios Karmis, Raffaele Iacovino, Jacob Levy, Geneviève Nootens, Wayne Norman, Daniel Weinstock.
En lisant l’ouvrage d’André Pratte, je méditais cette phrase d’un auteur étranger : «On ne peut pas faire semblant de ne pas penser ce qu’on pense ». Je pense depuis une dizaine d’années, après avoir voté OUI lors des référendums de 1980 et de 1995, que le Québec est dans le Canada pour y rester. J’écris cela en 2007 sans tristesse et sans allégresse. Si je le pense en situant cela dans l’ordre des probabilités –n’ayant rien de mieux à offrir dans l’horizon des connaissances-, je suis contraint à être conséquent avec moi-même. Sur un point fondamental, le chapitre écrit par Marie-Bernard Meunier permet d’approfondir ce devoir de cohérence. Reconnaissons d’abord, dans ce texte, une pensée fédéraliste nuancée et sans illusions, dépourvue de tout idéalisme doctrinaire et messianique : les fédérations sont des mariages de raison ou d’intérêts où l’équilibre reste toujours précaire. Toutefois, même lorsque les ambitions normatives sont ainsi réduites, une fédération a besoin d’un projet commun et d’une confiance mutuelle. Elle écrit, je crois avec raison, qu’on ne peut « vouloir rester à l’intérieur du Canada et n’y rechercher que son propre intérêt » (p.134)
Cette affaire est rendue complexe –et le livre sous la direction d’André Pratte ne l’explique pas-, à cause de la profondeur d’une impression de déloyauté réciproque développée au fil des ans chez les partisans du projet national québécois et chez les défenseurs du projet national canadien. Cependant, pour emprunter le titre d’une section que l’on retrouvait en 2001 dans le document constitutionnel qui représente la genèse de la doctrine autonomiste de l’ADQ, si l’on reste dans le Canada, il faudra bien, un jour, retrouver le langage de la fraternité avec les autres Canadiens.
Dans un chapitre où il implore que l’on en finisse avec l’ère de la chaise vide dans le domaine de la santé, Pierre-Gerlier Forest développe un cadre analytique cernant quatre modèles de régimes fédéraux en croisant l’axe de la centralisation-décentralisation et celui de la symétrie-asymétrie. Il relie cela à des exemples concrets dans le domaine de la santé, en interprétant généreusement les idées des gens qui ne pensent pas comme lui. Outre le ton, je retiens la suggestion suivante : « Mais le principe qui fait porter le fardeau de la preuve à ceux qui veulent accroître le degré de centralisation ou de symétrie dans la fédération est un bon principe ». (p.272)
Dans son chapitre sur l’urgence d’une nouvelle vision historiographique, André Pratte règle ses comptes avec un certain nationalisme déterministe et larmoyant. Si le Québec reste dans le Canada, il aura besoin de plus d’imagination et de sens stratégique, entre autres, pour paraphraser une formule-choc, parce que nous ne sommes plus en 1867 et parce que la Colombie-Britannique et l’Alberta sont respectivement 120 fois et 47 fois plus peuplées qu’à cette époque. Comme d’autres auteurs dans ce livre, Pratte adhère au sens du compromis et de la mesure qu’il trouve dans une vraie culture politique fédérale. Il a raison, mais son argument critique à l’égard du Québec perd de la valeur parce que le livre me semble manquer d’équité dans l’attribution des responsabilités. Certes, les défenseurs du projet national québécois ont tort lorsqu’ils ne reconnaissent aucune sphère de légitimité au projet national canadien sur le territoire du Québec. Mais il faut admettre davantage que ne le suggèrent Pratte et les autres auteurs la part de démesure des champions de la reconfiguration du projet national canadien à notre époque, à commencer par celle de Pierre Trudeau. Pour ne pas trop me répéter, je vais citer Bob Rae, qui écrivait en 1998 que la démolition du nationalisme québécois fut la grande affaire de la vie de M. Trudeau, lequel devint « le prisonnier de sa propre rhétorique, un idéologue malgré lui » Selon moi, les partis fédéralistes canadiens ont pour devoir de libérer le pays de cet héritage idéologique doctrinaire. Seul le temps permettra de savoir si le Parti libéral, bien représenté dans le livre de M. Pratte, saura s’acquitter de cette tâche.
A l’automne de 1967, Pierre Trudeau avait publié avec l’aide de Gérard Pelletier, un livre devenu célèbre, « Le fédéralisme et la société canadienne-française ». Je suis convaincu que l’ouvrage dirigé par André Pratte aura lui aussi beaucoup de retentissement. Nous vivions il y a 40 ans une période fébrile politiquement, fertile en rebondissements. Je pressens que notre époque le sera aussi. De par son ton, le chapitre signé par Jean Leclair exhale certains des parfums du style Trudeau. Pas toujours les plus agréables. En appeler au refus des exagérations et au sens de la mesure tout en pourfendant allègrement les « pleutres », réels ou imaginaires, parmi ses adversaires, il me semble que cela ne peut faire qu’un temps. Mais sur le fond, Jean Leclair a raison sur beaucoup de choses. Il invoque Tocqueville, rappelant que les systèmes de partage de la souveraineté forcent les citoyens à « faire un usage journalier des lumières de leur raison » (p.58) Difficile de ne pas souscrire à une telle éthique démocratique dans le Québec de l’automne 2007! Leclair a raison d’en appeler à la modernisation du discours des demandes traditionnelles du Québec, de considérer irrecevable à notre époque toute conception totalisante et moniste de la culture, de critiquer la thèse voulant qu’il y ait une différence –normative, culturelle, sociale- radicale entre le Québec et le reste du Canada. Dans sa compréhension générale du fédéralisme (p.63 et 78), Leclair y voit une doctrine à la recherche d’un équilibre entre autonomie et solidarité, entre l’éthique des droits et celle des responsabilités, dans l’acceptation de la pluralité des allégeances de l’être humain et des tensions inéluctables à toute vie politique digne de ce nom. Je suis assez d’accord avec cela.
On parle beaucoup à l’heure actuelle de NOUS et des AUTRES . Si le Québec est dans le Canada pour y rester, alors beaucoup de Québécois devront apprendre, ou réapprendre, à être aussi des Canadiens, et donc à dire NOUS avec les autres Canadiens, en même temps qu’ils continueront à dire NOUS avec les autres Québécois de toutes les origines. Et cet AUTRE, avec lequel je partage une citoyenneté qui peut être plurielle, André Pratte et ses collègues ont raison de l’écrire, doit être plus qu’un voisin, qu’un partenaire ou qu’un associé d’affaires. Il sera toujours d’abord et avant tout un compatriote, parfois un ami et ce sera une chance; et quand cet AUTRE sera le plus radicalement étranger à moi qu’il me soit possible d’imaginer, cet AUTRE restera mon frère ou ma sœur en humanité. Tout autonomisme, tout souverainisme et tout fédéralisme qui ne commence pas par affirmer haut et fort cette première sollicitude sera caduc moralement et tombera vite en désuétude. Faut-il reconquérir le Canada? Pour ma part, je pense qu’il faut faire table rase des politiques de conquête et de reconquête, privilégier la politique de la concorde fondée sur une éthique humaniste de la sollicitude et de la responsabilité, et trouver un cheminement intelligent –parmi plusieurs options partisanes- vers la réconciliation des projets nationaux québécois et canadien. Le livre sous la direction d’André Pratte permet d’espérer que ce n’est peut-être pas tout à fait impossible pour notre époque.
***
Guy Laforest
Professeur de science politique à l'Université Laval, l'auteur est un ancien président de l'ADQ.
- source
Renouveler une pensée politique
"Reconquérir le Canada"
Guy Laforest9 articles
Professeur de science politique à l'Université Laval, l'auteur a été président de l'ADQ et candidat lors des élections de 2003
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
Aucun commentaire trouvé