Le blogue de Mathieu Bock-Côté

Sur Louis Cyr

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Louis Cyr, la tentation compensatoire

De retour de Louis Cyr. Un beau film, un peu long, mais qui ramène les Québécois à un moment de leur histoire qui n’a pas vraiment toute sa place dans la conscience collective, soit la fin du XIXe siècle et le début du XXe, sinon sous les traits des Filles de Caleb, qui ont effectivement laissé une empreinte dans la culture populaire il y a un peu plus d’une génération. C’était une époque difficile pour notre peuple, qui fait alors l’expérience radicale de la dépossession, alors qu’il était poussé à l’exode, conséquence d’une conquête qui n’avait certainement pas épuisé ses effets. C’est une proportion significative des Canadiens français qui partent alors pour les États-Unis – ils y établiront des «petits Canada» en Nouvelle-Angleterre qui finiront par être digérés par la culture américaine un peu après la deuxième guerre mondiale. Mais de cet exil non plus, on ne conserve pas de traces, comme si les derniers souvenirs s’étaient effacés avec la disparition des derniers «mononcle des États». On se souvient à peine des Tisserands du pouvoir par lesquels on a cherché à inscrire ce traumatisme refoulé dans la mémoire nationale. À plusieurs égards, la conscience historique québécoise demeure trouée.
Quoi qu’il en soit, à travers ce film, et même si ce filon n’y est pas nécessairement dominant, on voit bien comment le destin de Louis Cyr est entremêlé avec celui du peuple canadien-français. Ce peuple humilié, vaincu, obligé d’oblitérer sa langue dès qu’il sort des frontières communautaires, qui cherche à survivre, et qui généralement, y parvient, avait besoin de héros. Et les voies du succès n’étaient pas si nombreuses. Que reste-t-il aux dominés, généralement, si ce n’est le sport, pour s’affirmer? Louis Cyr deviendra donc l’homme le plus fort au monde. Mais le colosse découvrira que la force a ses limites, et qu’elle s’inscrit dans un univers culturel plus vaste. Autrement dit, elle est socialement projetée. On le voit aussi avec le destin qu’il espère réserver à sa fille : elle a beau avoir elle aussi une force herculéenne, elle devra s’instruire pour se déprendre du regard méprisant des puissants. Le peuple canadien-français aura autre chose que sa force physique, aussi immense soit-elle, pour s’émanciper, pour exister. Un jour viendra où l’histoire lui réservera un autre sort.
Après Louis Cyr, quelques décennies plus tard, il y aura Maurice Richard. Probablement, parce que nous étions au seuil d’un grand souffle d’émancipation, probablement aussi parce que Richard a exprimé son génie sportif à travers le sport national et l’équipe nationale des Canadiens français, on s’en souvient davantage.
Dira-t-on de Maurice Richard qu’il s’agit du dernier héros compensatoire canadien-français, notre peuple apprenant entre temps à réussir sans miser toute sa fierté sur le héros du moment? Ou cette tentation compensatoire est-elle encore active, comme si la réussite de Québécois d’exception pouvait se substituer à la réussite collective du peuple québécois?
N’est-ce pas ce à quoi on assiste aujourd’hui avec la célébration enthousiaste des réussites québécoises individuelles dans le monde, comme si la célébration des grands talents qui font honneur au Québec suffisait à relativiser les échecs collectifs du Québec, plus nombreux qu’on ne veut le reconnaître depuis cinquante ans. À travers la réactivation du mythe de Louis Cyr, il est possible d’examiner certains ressorts identitaires à travers le temps. Pour cela, il n’est pas certain qu’on ressorte de ce bon film sans une certaine tristesse.


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