Bling Ring ou le matérialisme abrutissant

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Entre l'avoir et l'être, l'être et le paraître...

C’est l’histoire d’une bande de jeunes californiens dévalisant les maisons des grandes vedettes hollywoodiennes. Ils y volent des vêtements de marque, des sacs à main griffés, de l’argent et autres babioles. Apparemment, ils l’ont d’abord fait pour l’excitation. Il faut que jeunesse transgresse, apparemment. Mais ils l’ont refait si souvent que la chose a vite pris l’allure d’une entreprise criminelle. Cette histoire, inspirée de «faits réels», comme on dit, est racontée par Sofia Coppola dans son dernier film, Bling Ring, diffusé ces jours-ci au cinéma Ex-Centris. Je serais injuste en ne précisant pas dès le départ qu’il s’agit d’un film absolument remarquable qui a les allures d’un témoignage éloquent sur la bêtise contemporaine.
L’exercice est fascinant et agit à la manière d’un révélateur de notre époque, en posant un miroir grossissant. Coppola raconte sans juger. Le tout n’en est que plus éloquent. On entre dans la tête de cette racaille des beaux quartiers et on comprend mieux sa vision du monde. On y explore de quelle manière l’imaginaire du jet-set et du bling bling a colonisé intimement une frange significative de la jeune génération, d’autant plus que les jeunes du Bling Ring cohabitent avec les «vedettes» dans les environs de Los Angeles et espèrent les rejoindre. Cette jeunesse se sent presque aimantée physiquement par cette version dégénérée de l’American dream, qui formule désormais la promesse d’une célébrité instantanée.
Ce qu’ils veulent ? La fête perpétuelle. Les grandes marques. Le fric et l’image. Chacun rêve d’un coup d’une promotion dans le système du showbiz, d’autant qu’il peut transfigurer une vie banale en vie exceptionnelle en quelques instants. On veut tout, et on le veut maintenant, mais on ne veut pas travailler pour l’avoir. Alors on volera s’il le faut. Les repères moraux élémentaires n’ont pas été inculqués. D’ailleurs, l’homme qui croit encore aux vertus de l’honnêteté n’est-il pas un sot qui n’est pas parvenu à s’affranchir du lot et qui est encore soumis aux règles communes? L’honnêteté, finalement, serait une vertu de pauvre. Comme le notait récemment Pascal Bruckner dans Causeur, « Le type humain idéal aujourd’hui, c’est la conjonction de la célébrité et de la fortune, quel que soit le moyen dont on les a acquises : le mauvais garçon l’emporte sur l’honnête homme».
Étrange passion que celle de la célébrité et de l’argent rapide. Comment ne pas y voir un avachissement dans le matérialisme le plus vulgaire, soutenu et encouragé par un capitalisme devenu fou qui fait de la médiocrité la loi commune de l’humanité. La marchandisation de l’existence, qui n’est pas qu’un slogan gauchiste, mais une réalité indéniable, avilit les âmes. L’homme qui est vide intérieurement a plus de chance de se jeter dans une frénésie consommatrice, qui vire facilement au fanatisme. Son univers de référence ne sera évidemment plus la cité, mais bien le vaste univers de la publicité, à travers lequel il est amené à se définir. J’achète donc je suis.
L’homme ne veut plus s’accomplir en se transcendant au nom de fins plus élevées. Il n’a plus qu’une exigence : celle de l’authenticité. Il se regarde le nombril et ne parvient plus à en décrocher le regard. Il vit dans un présent radical, sans passé ni futur, où seule la recherche de l’émotion forte pourra lui donner l’impression de se radicaliser. Il veut se sentir unique en jouissant plus que les autres des plaisirs de la consommation et en disposant, lui aussi, d’un accès à la célébrité. C’est ainsi qu’il aura la confirmation de sa propre existence, et qu’il aura la certitude qu’elle n’est pas vaine. L’essentiel n’est plus de faire le bien, encore moins de faire son devoir, mais de se sentir spécial. D’avoir une vie «unique». De se sentir «hot», comme on dit chez les illettrés.
C’est aussi, probablement, une question de modèles. L’empire du divertissement planétaire propose des modèles absolument dégradés de femmes et d’hommes à suivre, à admirer. À la télévision, dans les magazines, sur les réseaux sociaux, on suit la vie d’imbéciles des deux sexes qui se prennent pour la fine fleur de la sophistication mondialisée. Pour penser leur propre vie, pour la comparer, pour l’imaginer, nos contemporains n’ont souvent d’autres références que les vedettes mondialisées, dont on suit les déboires comme les succès, en cherchant de plus en plus à les imiter. On peut simplement penser aux nunuches à cervelle de colibri comme Lindsay Lohan, Paris Hilton ou Kim Kardashian. Je me demande souvent qui a de l’intérêt pour elles. Avec Bling Ring, on en a une meilleure idée.On peut aussi penser aux rappeurs, qui ont souvent l’allure de brutes épaisses décervelés aux manières de gangsters qui font preuve d’une misogynie absolument écoeurante, en traitant les femmes de «bitch». Je note d’ailleurs que les femmes s’interpellent ainsi dans Bling Ring. L’ensauvagement du monde commence d’abord par la ruine du langage et par cette agressivité qui se libère inévitablement lorsqu’on oublie les vertus civilisatrices de la politesse et des bonnes manières.
L’imaginaire de la «célébrité» dispose désormais des conditions technologiques pour se «démocratiser» et reconditionner les comportements sociaux à grande échelle. La téléréalité, qui est au cœur de l’univers de référence des jeunes du Bling Ring, a représenté de ce point de vue une désinhibition généralisée. On pourra désormais souhaiter la célébrité pour elle-même. Sans gêne. Sans honte. Pire encore : on encouragera ce désir et on ferait de telles émissions des instruments pour assurer la création de nouvelles vedettes parfaitement formatées pour les exigences de la société publicitaire. Il y a trois choses fascinantes avec les téléréalités : le genre de personne qui y postule, celles qui sont retenues pour le spectacle et ceux qui les suivent. À travers elles, nous voyons se déployer les mécanismes de production de la célébrité en régime postmoderne. C’est un talent exigé par notre monde : non plus l’excellence dans la poursuite de son devoir, mais l’habileté dans la mise en scène de soi-même.
Sommes-nous conscients des ravages causés par de telles émissions à l’esprit public, à la conscience collective? Comment la démocratie peut-elle survivre à la société publicitaire? Mais les médias sociaux ont achevé le ravage. Avec Facebook, et plus généralement, avec les médias sociaux, chacun peut s’imaginer au cœur de son propre système médiatique, où il sera toujours occupé à se mettre en scène sa propre vie. Les petits voyous du film n’ont rien de plus urgent à faire que se mettre en scène sur Facebook. Ils se prennent même en photo sans gêne avec les objets qu’ils ont volés, comme si l’exposition médiatique était garante de l’impunité – ils seront d’ailleurs surpris de se faire finalement attraper par la police. Étrange renversement de l’espace public : les Anciens refoulaient l’intime dans le privé et se consacraient publiquement à la chose commune. Les modernes replièrent dans l’intimité la quête du bonheur et mirent la vie publique au service des libertés privées. Les postmodernes veulent désormais vivre leur intimité au regard de tous. L’individualisme radicalisé vire à la pathologie sociale.
Il y a toujours eu en chaque civilisation un bon lot d’imbéciles et de crétins. Mais c’est quand même l’originalité de la nôtre de les traiter en héros et de proposer leur mode de vie à tous. L’inversion généralisée des valeurs se radicalise sans jamais connaître véritablement d’obstacles. L’effondrement des institutions traditionnelles, comme l’école, l’État, l’armée, ou l’Église, qui offraient d’autres formes de vie réussies, laisse finalement le champ libre à une nouvelle alternative : il y a ceux qui sont célèbres et les autres. Il y a les riches et ceux qui se démènent pour gagner leur vie. Il y a les winners et les losers. Il y ceux qui dominent la jungle, et les autres qui les admirent, et qu’on méprise à la manière d’une plèbe prête à s’avilir dans l’espoir fou de rejoindre ses idoles. Qui croit vraiment que tout cela représente un progrès ?
La formule est usée mais demeure vraie : l’être s’est effacé au profit du paraître. En a-t-il toujours été ainsi? Peut-être. Mais à ce point ? Ne sommes-nous pas contemporains d’un profond mouvement de déshumanisation de l’existence? Est-ce un tel style de vie que devrait valoriser ce qu’on appelle encore par habitude la civilisation occidentale, mais qui n’en est plus qu’une contrefaçon ? Est-ce que la civilisation démocratique devait inévitablement conduire à une telle libération des passions médiocres, à une telle décomposition du sens moral ? N’est-il pas possible de réactiver des traditions, des mœurs, une philosophie, de rebâtir des institutions, qui tireraient les hommes vers le haut plutôt que vers le bas et cela, au nom même de la démocratie? Comment en sommes-nous arrivés là ?


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