Le débat actuel sur la possible célébration, 250 ans plus tard, de la fameuse bataille des plaines d’Abraham en 1759 et qui a conduit non pas à la «conquête» (ce serait adopter le point de vue des vainqueurs), mais bien à la «défaite», me rappelle une réflexion de l’écrivain Jacques Godbout, faite il y a plusieurs années.
Il avait dit quelque chose comme: La Conquête a eu ceci de bon, c’est qu’elle nous a apporté le parlementarisme!
Le cinéaste Denys Arcand n’en avait pas moins été aussi grossier à mes yeux en affirmant que la «conquête» n’avait rien changé dans son petit village de Deschambault, près de la ville de Québec: une parade à cheval de quelques soldats britanniques, rien de plus! dira-t-il laconiquement. Pas un mot sur les exactions, sur les fermes brûlées tout le long de la côte de Beaupré, de l’île d’Orléans et de l’autre côté du fleuve jusqu’à Kamouraska, sur le pillage systématique de bétail et autres biens essentiels auquel se sont livrés les vainqueurs. Parlez-en à l’historien Robert Lahaise, il en a long à dire sur le sujet et sur Denys Arcand...
J’avais trouvé ces affirmations grotesques et comme on a déjà dit dans la Zohar, «les mots ne tombent pas dans le vide». C’est d’ailleurs cette phrase qui est placée en épigraphe au chef-d’œuvre de l’écrivain cubain Alejo Carpentier, Le Siècle des Lumières. Et que raconte ce roman? Une histoire que Jacques Ferron ou encore Victor-Lévy Beaulieu, pour ne nommer que ces deux grands écrivains, auraient bien pu écrire pour le Québec, si... on n’avait pas connu cette défaite tragique.
Ce roman raconte ce qui aurait bien pu nous arriver à nous aussi, n’eût été la défaite de 1759: en 1789, trente ans après la bataille des Plaines d’Abraham, nous aurions connu la Révolution française, «perpétuellement changeante, contradictoire, excessive», exportée hors de la France vers ses territoires d’outre-mer, avec son symbole transporté par bateau, la «terrible machine», la guillotine, «qui arrive au Nouveau Monde [dans le roman de Carpentier, c’est les Caraïbes] avec la liberté». Cette traversée en bateau, qui dure quelques semaines, avec la guillotine à son bord, placée bien en vue sur le pont, qui semble à elle seule affronter toutes les furies de l’océan, est une des scènes les plus fortes du roman.
Plutôt que le parlementarisme monarchique de la Grande-Bretagne, nous aurions connu un régime républicain où aurait primé la Déclaration des droits de l’homme. Le Canada aurait été une république au même titre que ses voisins du sud, les États-Unis et peut-être même serions-nous devenus indépendants de la France, quelques années avant Haïti (1804) ou le Venezuela, de l’Espagne (1811). Avec tout ce que cela suppose, dont la fin de l’esclavage et la séparation des pouvoirs politiques et religieux. La religion ne serait pas devenue ce carcan qu’elle a été pendant les quelque 250 années suivantes, elle n’aurait pas acquis cette force qui, bien qu’utile dans la défense de la langue et de la culture françaises, n’en a pas moins prêché la soumission à l’autorité britannique, empêchant toute forme d’émancipation sociale et individuelle. Et cela, l’envahisseur britannique l’avait bien saisi dès le départ en accordant aux francophones catholiques le droit de pratiquer leur religion et d’envoyer leurs enfants dans des écoles catholiques.
J’avais déjà proposé à des auteurs, du temps que j’étais éditeur, d’écrire un roman d’anticipation politique, une fiction qui aurait justement envisagé une victoire sur les plaines d’Abraham contre les forces anglaises. En imaginant ce qui se serait passé trente ans plus tard, au moment de la Révolution française. Le marquis de Vaudreuil serait mort de vieillesse, mais peut-être pas Montcalm ou le chevalier de Lévis. Et peut-être que le célèbre chef autochtone Pontiac, qui s’était à plusieurs reprises distingué aux côtés des Français et des Canadiens, serait-il devenu le nouveau président de cette république, dont les frontières n’auraient pas été celles que nous connaissons aujourd’hui. Quelles auraient été nos relations avec la jeune république étasunienne, ces 13 colonies rebelles affranchies de la tutelle de l’Empire britannique en 1776? Et Voltaire aurait-il changé son fusil d’épaule et serait-il venu visiter, lui aussi, ces quelques arpents de glace et de neige, où florissait le commerce de la fourrure, un luxe fort prisé en Europe autant que le sucre? La Guadeloupe serait peut-être demeurée dans le giron britannique et il n’y aurait point eu de traité de Paris en 1763.
On pourrait extrapoler encore longtemps sur ce si... mais je voulais juste dire qu’il est toujours temps de se reprendre et de déchirer ce traité de Paris qui ne nous a pas demandé notre avis. Et de nous resituer dans l’histoire, la vraie et la romanesque.
Refaire l'histoire
Ce roman raconte ce qui aurait bien pu nous arriver à nous aussi, n’eût été la défaite de 1759: en 1789, trente ans après la bataille des Plaines d’Abraham
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