Les anglicans et l'empire Murdoch

Quand une Église touche des dividendes de source douteuse

Actualité internationale - L'affaire Murdoch




L'Église d'Angleterre n'a qu'un modeste investissement dans l'empire de Rupert Murdoch, une quinzaine de millions à peine, alors que son portefeuille de placements vaut plusieurs milliards. Néanmoins, elle a choisi de ne pas l'en retirer, malgré l'opinion sévère de son comité d'éthique sur des pratiques journalistiques qui ont horrifié le pays.
Le comité anglican avait, dès le 8 juillet, écrit à la direction de News Corporation, multinationale qui domine le marché britannique de l'information, pour lui faire part de préoccupations quant à son plus célèbre tabloïd. «Le comportement de News of the World a été totalement répréhensible et immoral.» La fermeture de cet hebdo dominical par le fils James Murdoch a été bien accueillie, ajoutait le comité, mais insuffisante.
News Corporation, estimait-on, devait aussi tirer au clair pourquoi elle avait failli à faire enquête et à imposer des corrections dès 2006, alors que la police avait trouvé des premiers cas de piratage téléphonique. Le comité anglican, ajoutait la lettre, exigeait de l'entreprise qu'elle rende compte de ce grossier manquement au sein de son management.
Depuis, deux hauts responsables proches de Rupert Murdoch ont démissionné: Rebekah Brooks, éditrice du tabloïd lors d'un premier scandale (interrogée samedi par la police), et Les Hinton, nouvel éditeur du Wall Street Journal, le prestigieux titre américain acquis par News Corporation. Hinton a déclaré n'avoir eu rien à y voir, mais l'histoire récente du News of the World l'aurait découragé de rester en poste.
De plus, Rupert Murdoch a promis une enquête «indépendante» sur les allégations d'inconduite. Il a également fait des excuses personnelles à la famille d'une jeune fille disparue, Milly Dowler, dont on violait les messages téléphoniques pendant que la police tentait en vain de la retrouver vivante.
Tous ces rebondissements n'ont toutefois pas calmé les esprits chez les anglicans. Depuis des années, dit-on, Murdoch tenait la démocratie britannique à la gorge, et c'est seulement aujourd'hui qu'on se pose des questions, quand les actions de News Corp. plongent à la Bourse... D'autres veulent qu'on explique pourquoi l'Église a investi six millions dans le Sun, un autre journal anglais de Murdoch.
D'autres encore s'étonnent que cette Église tergiverse, alors que des policiers, chose désormais avérée, ont été payés pour donner des informations à des journalistes et que l'entreprise elle-même a versé de fortes sommes pour acheter le silence de certaines des victimes de ces intrusions. Enfin, d'aucuns pensent qu'une menace de retrait de la part de l'Église n'empêcherait pas Murdoch de dormir!
À vrai dire, l'Église anglicane n'avait pas attendu la crise actuelle pour s'opposer publiquement aux ambitions de l'empire Murdoch. Dès que News Corporation a voulu prendre le contrôle total du réseau de télé British Sky Broadcasting (BSkyB), l'archevêque de Manchester, Nigel McCulloch, s'est inquiété de cette possible réduction des voix dans le pays.
Toutefois, McCulloch précisait que la préoccupation de l'Église provenait non pas d'un jugement sur «la nature de News Corp.», mais d'une opposition à la domination d'une organisation commerciale sur le monde des médias. Tout autre acquéreur de même puissance aurait été trouvé inacceptable. Cette prise de position a retenu l'attention de la presse étrangère, l'an dernier, car McCulloch fait partie des 26 évêques membres de la Chambre des lords, le sénat du pays.
Le refus du comité de placement des anglicans tient à d'autres considérations. D'abord, son commissaire, Sir A. Whittam Smith, ne croit pas qu'une discussion des membres du comité d'éthique avec la direction de News Corporation aille très loin. Il leur a souhaité «la meilleure des chances», a-t-il dit, mais ne fera «pas partie de leur équipe»!
C'est déjà un jugement sur les Murdoch. Car Whittam Smith est un ancien patron de presse. Il fut éditeur au Daily Telegraph et a fondé The Independent, deux journaux qui ne font pas partie de l'empire Murdoch. Ce journaliste d'expérience ne paraît donc guère s'attendre à une prochaine résurrection des rédactions britanniques de News Corporation.
Surtout, Whittam Smith trouve que la vente immédiate des actions anglicanes serait inopportune. La valeur du titre a chuté. Les révélations qui risquent de suivre ne vont pas améliorer les choses. Par contre, les actions dans ces propriétés de News Corporation vont certainement, dit-il, rebondir encore. Surtout si Murdoch décide de s'en débarrasser (chose que l'intéressé a vivement niée depuis).
L'avenir de News of the World est déjà réglé, et les anglicans n'y ont guère pris part. Ce sont plutôt les grands annonceurs qui ont condamné le navire en le quittant avant que la peste ne les atteigne à leur tour. L'Église anglicane reste en bonne position, cependant, pour empêcher qu'un oligopole en vienne à dominer, avec BSkyB, la presse britannique.
Pourtant, un investisseur, religieux ou non, qui place son argent dans un canard sans scrupules ou dans une multinationale bafouant la liberté de la presse, sa diversité et sa qualité ne saurait prêcher une haute éthique sociale. Les anglicans ont, ces dernières années, fustigé les banquiers qui ont failli ruiner le pays et les parlementaires de Westminster qui ont pillé le trésor public. Mais ils seront mal placés pour conseiller la presse.
Bref, la crise d'un tabloïd dévoyé au Royaume-Uni aura fait éclater l'éthique délabrée d'une classe politique, d'une bonne partie de la presse, ainsi que de la police, mais elle aura également mis à nu la complaisance d'autres forces sociales au sein d'une vieille démocratie.
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Jean-Claude Leclerc enseigne le journalisme à l'Université de Montréal.


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