Où va la francophonie en 2008 ?

XIIe Sommet de la Francophonie - Québec du 17 au 19 octobre 2008




La francophonie est un concept aux contours flous qui peut englober des réalités très diverses et qui peuvent même devenir contradictoires. Depuis qu’on a institué une francophonie qu’on qualifie de politique, on a encore accrue la confusion en privilégiant la francophonie des États au détriment de la francophonie des peuples. Conçue comme une organisation internationale, il était inévitable que l’ambition de celle-ci fut d’accroître le plus possible le nombre d’États membres pour supposément étendre son influence. Il y a eu inflation du nombre d’États qui ont été admis pour des raisons géopolitiques dans l’Organisation internationale de la francophonie qui depuis sa fondation a doublé le nombre de ses États membres.

Or, cette logique expansionniste mène au paradoxe suivant : plus la francophonie s’accroît plus elle s’affaiblit en raison de son hétérogénéité car elle inclut des pays ayant des situations linguistiques très différentes ce qui induit une diversification des objectifs pour satisfaire la pluralité des aspirations ce qui a pour conséquence de marginaliser la fonction de promotion du français comme langue d’usage. Ainsi, sur les 55 États et gouvernements qui en sont membres, il y en a 23 où le français n’est pas une langue officielle, 16 qui ont le français comme langue officielle et 16 où le français partage ce statut avec une autre langue. Les pays où le français est la langue commune d’usage ne représentent donc que 29 % des pays membres de la francophonie. Autrement dit, les pays réellement francophones sont minoritaires au sein de la francophonie.
Si nous adoptons la définition de l’OIF qui définit un francophone comme celui qui utilise habituellement le français dans ses communications[1], nous constatons que les francophones ne représentent en 2005 que 19 % de la population totale des pays membres de plein droit de la francophonie.[2] Or, en 1997-1998, cette proportion était de 22,2 % ce qui signifie qu’avec l’expansion de la francophonie il y a eu déclin de la population francophone dans les pays qui participent à l’OIF.
Puisque la démographie est un facteur déterminant des choix politiques, on peut supputer qu’à terme l’intérêt pour la promotion de l’usage du français déclinera au profit des préoccupations des populations non francophones ou sera subordonnée aux impératifs stratégiques de ses principaux bailleurs de fonds soit la France et la Canada. Grâce au poids démographique de la France, l’Europe de l’Ouest est la seule aire géographique où la population francophone est majoritaire dans les pays membres de la francophonie. Si on retranchait la population française qui à elle seule représente 44 % de tous les francophones de la francophonie, on verrait la part des francophones se réduire comme une peau de chagrin et ne plus représenter que 11 % de la population totale des pays membres. Autrement dit, en dehors de la France et de ses territoires outre-mer, dans tous les autres pays de la francophonie, les francophones sont en minorité. Dans 24 pays membres, la population francophone représente moins de 10 % de la population totale et dans 8 cas elle est inférieure à 1 % ! On peut illustrer de façon encore plus dramatique ce paradoxe d’une francophonie qui ne parle pas français en constatant que 36 des pays membres de l’OIF qui siègent aux Nations unies demandent de recevoir leurs documents en anglais et que 21 d’entre eux font les interventions en anglais. On peut alors se demander comment la francophonie peut contribuer au rayonnement international de la langue française et comment elle peut favoriser la promotion du français comme langue d’usage.
La forte prédominance au sein de la francophonie de pays dont le français n’est pas la principale langue d’usage ne peut qu’avoir des effets délétères sur les orientations des organismes de la francophonie et entraver une politique active et volontariste de promotion du français comme langue civique. Dans l’état actuel des choses, la francophonie ne peut se donner une mission de défense de la langue française car celle-ci n’est pas l’apanage de la majorité de ses membres. Il serait illusoire de penser que les dirigeants de ces pays puissent soutenir une telle mission qui les mettrait en contradiction avec leurs propres peuples qui ne parlent pas le français.
Pour ne pas indisposer la majorité de ses États membres et obtenir des consensus, les institutions de la francophonie doivent se montrer discrètes sur le plan linguistique et mettre de l’avant des politiques globales comme le développement durable, la consolidation de la démocratie, le développement économique des pays du Sud. Tous ces objectifs sont certes louables, mais ils ne sont pas exclusifs à la francophonie et surtout ils détournent l’attention de la nécessité de renforcer la langue française dans un contexte de forte concurrence linguistique qui profite à l’expansion de la langue anglaise.
En toute logique, des pays qui n’ont pas le français comme principale langue d’usage ne peuvent mobiliser des ressources publiques pour soutenir des actions collectives en matière linguistique. Dès lors, on se préoccupera plus du français comme langue seconde ou du partenariat entre les langues que du français comme langue d’usage dans les secteurs d’activité hautement valorisés socialement comme les affaires, la technologie et la science où le français subit des reculs importants même dans les pays à forte concentration de francophones. C’est ce qui explique que l’OIF s’investit dans des projets qui visent à soutenir la diversité linguistique dans les pays non francophones en encourageant l’enseignement des langues locales « en harmonie avec le français ». Certes la défense de la diversité linguistique permet aussi de justifier la défense de la langue française vis-à-vis l’hégémonie de l’anglais. Cette stratégie peut aussi laisser espérer que l’influence de la langue française sortira renforcée de ces partenariats, mais rien de garantit que le français gagnera en prestige et deviendra langue d’usage dans la vie réelle. Cette approche indirecte ne pourra porter fruit que si le français est valorisé économiquement, socialement et culturellement. On peut très bien apprendre le wolof à l’école primaire et aller faire ses études supérieures dans les universités américaines d’autant plus que les politiques nationales d’apprentissage de la langue seconde favorisent de plus en plus l’anglais. L’attraction pour une langue dépend de son prestige international et de sa valeur sur le marché professionnel, et c’est là précisément où le français perd du terrain. Quelle influence aura le partenariat des langues dans un contexte où les élites mondialisées passent à l’anglais ?
Si on adopte comme prémisse que ceux qui assurent le destin du français sont ceux qui sont scolarisés en français dans le monde, il y a des raisons d’être encore plus préoccupé et perplexe puisque dans les pays dits de la francophonie, il y en a 13 qui n’offrent aucun enseignement en français dans les établissements publics aux niveaux primaires et secondaires. Le rapport précité de l’OIF sur l’état du français dans le monde indique aussi qu’il y a eu déclin du nombre d’apprenants du et en français entre 1994 et 2002 par rapport au nombre d’enfants scolarisés dans les pays de la francophonie. (voir p. 28) Enfin, les données sur la formation des élites en français qui assurent en principe le rayonnement international d’une langue ne sont pas réjouissantes. Si on compare le nombre de personnes qui font leurs études supérieures en français avec le nombre total de ceux qui font des études supérieures dans tous les pays de la francophonie [3], on constate qu’il n’y aura que 30 % des élites de l’ensemble des pays de la francophonie qui auront été formées en français. Si on retranche les données relatives à la France, on constate qu’il n’y a plus que 11 % des élites des autres pays de la francophonie qui auront fait leurs études en français. On peut s’interroger sur les capacités de si petites minorités de peser en faveur de l’affirmation de la langue française dans leur pays respectif.
Il n’y a pas lieu non plus d’être jovialiste lorsqu’on ajoute à ce tableau la tendance à l’anglicisation des élites universitaires des pays où les francophones sont majoritaires comme en France, au Québec et dans une moindre mesure en Belgique. Tous ces indicateurs nous amènent à penser que la francophonie est mal partie et qu’elle devrait recentrer ses priorités sur la promotion du français comme langue d’usage. Quelle pourra bien être la raison d’être de la francophonie lorsque le français sera confiné au territoire de la culture et sera délaissé lorsqu’il s’agira de produire et de prospérer ?
Même s’il est toujours difficile de modifier la trajectoire d’une institution, il y aurait une façon et de corriger cette dérive expansionniste et de renforcer la cohérence de la francophonie en modifiant les statuts afin de créer deux catégories de membres : les membres de plein droit et les membres associés. Seuls seraient admis dans la première catégorie les États qui ont le français comme langue officielle, ou co-officielle ainsi que ceux qui accordent au français le statut de langue étrangère privilégiée ce qui impliquerait que le français y est enseigné comme langue seconde dans les établissements publics primaires et secondaires. Ainsi le français pourrait être plus au coeur des préoccupations et des misions de la francophonie. q
[1] OIF, La francophonie dans le monde 2006-2007, Paris, Nathan, 2007, p. 15.

[2] Pour ne pas affaiblir indûment cette proportion nous avons exclu les pays observateurs.

[3] Ces données ont été compilés à partir des statistiques fournies par l’UNESCO et celles que l’ont trouve dans La francophonie dans le monde : 2006-2007, chap. 3.


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