Messieurs les Commissaires,
Élevée dans un Québec qui, bien qu’ayant ses mérites, était tout entier dominé par les forces du passé, la génération qui est la mienne avait, à l’orée de sa vie active, une grande ambition, un grand projet : celui de bâtir ici un Québec moderne, c’est-à-dire ouvert aux valeurs qui ont animé la fin du XXe siècle : démocratie vivante, laïcité de l’État, égalité des sexes, respect des droits de la personne, affirmation de la nation québécoise. Je crois que, tout compte fait, nous avons assez bien réussi.
Le nouveau défi
Le défi qui se pose maintenant à la jeunesse d’aujourd’hui, c’est de faire de ce Québec moderne un Québec capable de poursuivre son développement en fonction des réalités du XXIe siècle, c’est-à-dire, en ce qui touche le domaine analysé par votre commission, un Québec pluriel, français mais culturellement diversifié. En effet, pour des raisons qui tiennent tant à sa propre réalité démographique qu’à des phénomènes mondiaux auxquels il ne saurait échapper, comme la mondialisation des échanges, la mobilité des personnes et la libre circulation de l’information, le Québec de demain, s’il veut être de son temps, sera, plus que jamais dans son histoire, un amalgame composé de communautés humaines différentes et soumis à des influences culturelles multiples. Son défi sera donc celui de concilier la fidélité à soi-même et l’ouverture aux autres.
Malheureusement, ce n’est pas un défi facile à relever. La solution traditionnelle, celle de l’assimilation, ne donne plus les résultats escomptés, même dans des pays comme les États-Unis d’Amérique ou la France où elle avait prévalu depuis toujours avec succès. Partout, des solutions plus nuancées s’imposent qui sont plus respectueuses des apports de l’immigration et des communautés culturelles qui en résultent. Il s’agit maintenant d’intégrer plutôt que d’assimiler.
L’intégration
La caractéristique principale du processus d’intégration, c’est que, contrairement à celui de l’assimilation, il est générateur de tension sociale.
Qu’est-ce, en effet, qu’intégrer? C’est faire en sorte que l’autre accepte de changer pour se conformer aux valeurs nationales, tout en conservant certains éléments importants de sa diversité. C’est être semblable et différent à la fois.
Pour que cela soit possible, il faut que la société d’accueil, elle-même, accepte de changer pour faire une place aux éléments de diversité ainsi conservés. Ce qui, nécessairement, génère une tension sociale. Pour que cette tension soit « créatrice », comme le souhaite la Commission dans son Document de consultation, il faut que la société intégratrice se sente suffisamment sûre d’elle-même, de sa pérennité culturelle, pour accepter la présence dans son sein d’éléments étrangers qui viennent changer ses modes traditionnels de faire.
En termes savants, je dirais que la propension à intégrer d’une société est, en définitive, proportionnelle à son sentiment de sécurité identitaire. Plus une société est sûre de rester elle-même, plus elle sera ouverte à admettre dans son sein des éléments étrangers qui, avec le temps, pourront s’intégrer à son tissu national.
La sécurité identitaire
C’est cette tension qui, je crois, explique les problèmes qui font l’objet de votre Commission. Ces problèmes tiennent, pour l’essentiel, à une cause principale que vous avez vous-mêmes identifiée dans votre Document de consultation : l’insécurité culturelle ou identitaire du groupe humain francophone qui forme la grande majorité de la population québécoise.
Si je viens ici aujourd’hui, c’est pour vous apporter le témoignage de quelqu’un qui a participé étroitement aux deux principaux efforts qui ont été faits, au cours des dernières années, pour atténuer ou éliminer cette insécurité : l’adoption de la Charte de la langue française en 1977 et la conclusion des accords sur l’immigration avec le gouvernement fédéral, dont le dernier date de 1991. Je suis fier d’avoir été l’un des principaux artisans de ces deux mesures : d’abord comme membre de l’équipe qui, sous la direction du Dr Camille Laurin et de M. René Lévesque, a rédigé et mis en œuvre la Loi 101; ensuite comme principal négociateur pour le Québec de l’Accord sur l’immigration de 1991.
Il n’y a pas de doute dans mon esprit que si ces deux gestes importants n’avaient pas été posés, jamais le Québec n’aurait pu recevoir le nombre relativement élevé d’immigrants qu’il a accueillis récemment et dont il a absolument besoin assurer son développement. L’effet combiné de ces deux mesures, en effet, a réussi à renverser la tendance antérieure en vertu de laquelle 80 % des nouveaux arrivants choisissaient de s’intégrer à la minorité anglophone. Je vous laisse imaginer quelle serait la situation actuelle si la tendance antérieure avait continué de prévaloir jusqu’à maintenant.
Mais ce que je viens vous dire aujourd’hui, c’est que ces mesures, quels que soient leurs mérites, sont loin d’être suffisantes pour répondre adéquatement à l’insécurité culturelle actuelle et pour assurer la pérennité identitaire des Québécois. Elles ont réussi, pour le moment du moins, à stopper la dégradation de la situation et à éviter que tout nouvel arrivant vienne, presque automatiquement, grossir les rangs de la minorité anglophone – minorité qui, ne l’oublions pas, fait également partie de la majorité canadienne et nord-américaine. Mais il serait illusoire, à mon avis, d’espérer qu’avec le simple passage du temps, ces mesures seront capables d’assurer aux francophones le sentiment de sécurité identitaire dont ils ont besoin pour ouvrir grande leur porte à l’immigration et à la diversité. Pour cela, il faudra aller beaucoup plus loin. Voyons pourquoi.
La Charte de la langue française
Dans son texte original, tel qu’il fut adopté par l’Assemblée nationale, la Charte de la langue française allait aussi loin qu’il était possible d’aller dans l’affirmation du caractère français du Québec. En réalité, elle allait plus loin que ne lui permettait de le faire la Constitution canadienne : ses dispositions concernant la langue des lois et règlements, la langue des tribunaux et la langue de l’affichage commercial furent rapidement invalidées par la Cour suprême du Canada. Puis les critères d’accès à l’école anglaise qu’elle avait prévus furent remplacés, malgré l’opposition du Québec, par ceux de la Charte canadienne des droits et libertés, avec des effets qui ne sont pas encore pleinement connus puisqu’ils font encore l’objet de discussions devant les tribunaux.
En étant ainsi dépouillée de ses aspects les plus symboliques et les plus voyants, la Loi 101 a raté son principal objectif qui était de bâtir ici un Québec qui soit ostensiblement et essentiellement français. Ce caractère ostensible de la nature française du Québec était la clé de voute de l’intégration des immigrants à la majorité francophone par le jeu souhaité de la pression sociale qui, naturellement, amène l’immigrant à s’intégrer volontairement de lui-même à son nouveau pays. Car c’est cette pression sociale qui, dans tous les pays, est l’instrument principal de l’intégration des immigrants.
Malgré la Loi 101, le Québec est donc resté une contrée bilingue. Nous y reviendrons.
Les accords sur l’immigration
En vertu de l’Accord de 1991 sur l’immigration, le Québec s’est non seulement vu confirmer son rôle quant au recrutement des immigrants à l’étranger mais il a, de plus, pris la place du gouvernement fédéral en ce qui concerne l’intégration des immigrants, recevant même une compensation financière pour le faire. Il n’y a pas de doute qu’il s’agit-là d’une entente avantageuse qui renforce considérablement les pouvoirs du Québec à l’égard des immigrants. Personnellement, je ne vois pas comment on pourrait aller beaucoup plus loin dans ce genre d’entente – laquelle, d’ailleurs, a été conclue à un moment où le Québec était, dans le cadre des discussions des Accords du Lac Meech, dans une position de négociation de force qui ne s’est jamais reproduite depuis.
Et pourtant, malgré cette entente, le Québec reste toujours un gouvernement subordonné en matière d’immigration. L’Accord de 1991, qui devait être constitutionnalisé suivant les Accords du Lac Meech, ne l’a pas été et reste donc une simple entente administrative qui n’a rien changé au statut subalterne du Québec en cette matière. Le Canada conserve entièrement sa compétence prépondérante en matière d’immigration; il reste le seul responsable de l’attribution de la citoyenneté (une question cruciale pour l’immigrant) et a une compétence exclusive à l’égard des aubains (c’est-à-dire sur le séjour au Canada des non-citoyens). Les immigrants, par ailleurs, peuvent toujours, s’ils le désirent, faire affaires en anglais avec les services du gouvernement fédéral au Québec et la politique canadienne du multiculturalisme continue de s’appliquer au Québec comme auparavant, ainsi que le stipule expressément une clause de l’Accord de 1991. Il est donc clair pour l’immigrant que, même s’il est au Québec, il est dans un pays bilingue. La pression sociale en faveur du français en est forcément diminuée, surtout que dans la vie de tous les jours, que ce soit au travail ou dans les médias, l’anglais est omniprésent.
Le Québec n’est pas un pays français
Une conclusion très importante découle de qui précède : malgré tous les efforts mis en œuvre pour bâtir ici un Québec français, celui-ci est resté, en droit et en fait, une contrée bilingue.
En proclamant, par son article 1, que « le français est la langue officielle du Québec », la Loi 101 a pu créer l’illusion que le Québec serait effectivement un pays français et que le français serait la seule la langue qui y soit officielle. Même la Commission, dans son Document de consultation, adopte ce point de vue, le mettant même à la base de sa démarche. Vous me permettrez, à cet égard, de référer au texte du Document de consultation de la Commission.
À la page 13, sous le titre « Le français comme langue publique commune », on y lit : « Au Québec, le français est la langue officielle. » [les caractères gras sont ceux de la Commission]. Cela, malheureusement, est inexact : dire que, au Québec, le français est la langue officielle, c’est affirmer qu’il n’y en n’a pas d’autre. Or l’anglais est indiscutablement une langue officielle au Québec dans toutes les lois, les institutions et les organismes qui relèvent du gouvernement fédéral. L’anglais est même officiel à l’Assemblée nationale, dans les lois québécoises et devant les tribunaux du Québec. C’est également le cas pour les nombreux domaines régis par des lois fédérales : immigration, citoyenneté, télécommunications, transport aérien, ferroviaire et maritime, commerce bancaire, douane, monnaie, commerce interprovincial, brevets et marques de commerce, et combien d’autres. Pour être exact, il faudrait donc dire : « Au Québec, le français est une langue officielle. ». Vous admettrez que ce n’est pas la même chose.
Au fait, tout ce chapitre du Document de consultation de la Commission – chapitre qui sert de base à son analyse de la situation – est fondé sur cette fausse prémisse que le français est la langue officielle, que le français est la langue publique commune, que « l’État » s’est engagé à faire la promotion du français comme langue publique commune, en oubliant qu’au Québec, « l’État » est composé de deux gouvernements. En somme, on fait « comme si » le Québec n’avait qu’un seul gouvernement, qu’une seule langue officielle et qu’une seule langue publique commune.
Une telle confusion risque, évidemment, de fausser l’analyse et d’invalider les solutions proposées. Certains problèmes, en effet, proviennent précisément du fait que le Québec est une contrée bilingue et certaines solutions, qui seraient valables si le Québec était un pays français, deviendront inefficaces dans un Québec effectivement bilingue.
La conclusion qui s’impose
De tout ceci, une conclusion s’impose. Si on veut vraiment régler le problème, il faut éviter de faire « comme si », de se créer des illusions et de vivre dans un pays imaginaire. Le Québec n’est pas un pays français et ne pourra jamais le devenir tant qu’il fera partie de la fédération canadienne où toutes les lois et une grande partie des institutions et des organismes publics sont et resteront toujours bilingues.
Il faut voir la réalité en face. Dans un Québec où la majorité francophone compte pour moins de 2 % de la population anglo-saxonne environnante, le degré de pression sociale qui serait nécessaire pour permettre l’intégration naturelle des immigrants à la majorité francophone, ne sera jamais assez élevé tant que l’immigrant n’aura pas le sentiment de vivre ici, non pas dans un pays bilingue, mais dans un pays français, et tant qu’il pourra considérer le gouvernement canadien comme le gouvernement « sénior » qui a la main haute sur l’octroi de la citoyenneté, le séjour au pays et la compétence prépondérante en matière d’immigration. Et par ailleurs, son allégeance au Québec restera toujours aléatoire tant qu’il pourra, tout en conservant son statut d’immigrant reçu, quitter le Québec pour poursuivre sa résidence dans une autre province canadienne.
Historiquement, la société québécoise a toujours été, quoiqu’on dise, une société accueillante, désireuse d’admettre en son sein les gens provenant des quatre coins du monde. Elle l’a montré dans le passé puisque qu’elle a réussi à intégrer, au cours de ses quatre cents ans d’histoire, un grand nombre d’immigrants venus d’Irlande, d’Europe, d’Haïti et d’ailleurs. Ceux qu’on appelle « les Québécois de souche » forment en réalité une communauté humaine longuement métissée qui, grâce à son exceptionnelle fécondité et à son relatif isolement, a su intégrer un grand nombre d’autochtones et de nouveaux venus.
Mais la natalité élevée et l’isolement sont des choses du passé. Pour que cette attitude d’accueil puisse se perpétuer, il y a désormais un préalable, celui de la sécurité identitaire. La francophonie québécoise ayant pris conscience de sa fragilité en Amérique du Nord, il y a un réel danger qu’elle soit amenée à vouloir limiter l’immigration et à refuser la diversité de crainte de mettre en danger sa pérennité culturelle. La chose serait d’autant plus malheureuse que son développement exigerait le contraire.
J’en conclus que si on veut construire ici un Québec qui soit axé sur les valeurs du XXIe siècle, qui soit une société ouverte à la diversité culturelle, une société plurielle, en croissance démographique et socialement dynamique, il faut, d’abord et au préalable, assurer la sécurité identitaire de la francophonie québécoise. Et cela ne peut se faire, à mon avis, sans construire ici un Québec qui soit, en droit et dans sa réalité, un pays français.
Évidemment, le Québec ne pourra jamais être véritablement un pays français, un pays où le français n’est pas une langue officielle mais la langue officielle, tant que le Québec restera une province canadienne. Et c’est ce qui rend impérative la souveraineté du Québec. Mais cela n’a rien à voir avec le bon ou le mauvais fonctionnement du fédéralisme canadien, ni avec l’attitude hostile ou favorable du Canada anglais à l’égard du Québec : cela découle uniquement des exigences internes de la société québécoise et des conditions nécessaires à son épanouissement. Nos compatriotes canadiens doivent comprendre que si nous voulons avoir notre propre pays, ce n’est pas que nous ne les aimons pas, mais tout simplement que, compte tenu de notre réalité démographique et de la mondialisation des échanges, c’est une nécessité vitale pour assurer notre développement et la perpétuation de notre propre identité.
Je souhaite que votre Commission ait le courage d’aller au fond des choses et de voir la réalité telle qu’est est. Pour y arriver, je vous suggère de faire, à la fin de vos travaux, l’exercice de placer vos recommandations d’abord dans le contexte d’un Québec-province et, ensuite, dans le contexte d’un Québec-pays – puis de comparer les résultats. Vous verrez tout de suite la différence.
Mémoire présenté le 26 novembre 2007 devant la commission.
- source
Commission Bouchard-Taylor - Mémoire
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
Aucun commentaire trouvé