Les journalistes du Québec se réunissent ce week-end à Montréal pour faire le point sur leur rôle dans la société. Le contre-pouvoir des médias, franchement, la professeure Anne-Marie Gingras n'y croit pas.
Il faut se méfier des idéologies de profession. L'artiste se présente comme porteur de sens par excellence. Le curé se voit bien en lieutenant de Dieu. Le député se pavane en protecteur du citoyen. L'universitaire se complaît en phare pour l'humanité en marche. Le journaliste, lui, aime s'imaginer en chien de garde de toutes sortes de nobles et belles affaires, dont la vérité, le bien commun, le bon goût, puis la démocratie, évidemment.
En tout cas, c'est le thème central de la plénière qui inaugure ce matin, à Montréal, la grande journée de débats du congrès annuel de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ). «Pouvons-nous encore revendiquer le titre de chiens de garde de la démocratie alors que seule une modeste partie des ressources financières et humaines des médias sert la vie démocratique? demande le descriptif de la rencontre. [...] Qu'est-ce qui nous empêche de poursuivre cette mission? Les obstacles viennent-ils de l'intérieur ou de l'extérieur des médias?»
La professeure Anne-Marie Gingras, de l'Université Laval, pose la question autrement. Surtout, elle se garde une petite gêne quand il s'agit de parler de la glorieuse «mission» de la presse et de ses avatars contemporains.
«Des expressions comme "chien de garde" ou "contre-pouvoir" me rendent un peu mal à l'aise», commente la politologue, auteure de Médias et démocratie. Le grand malentendu (PUQ). «On voit aussi de plus en plus cette idée en sciences sociales. Pierre Rosanvallon a par exemple écrit un livre intitulé La Contre-démocratie, en 2006. Seulement, les auteurs qui utilisent ce genre de concept s'intéressent relativement peu au rôle concret des médias. Ils constatent que les médias jouent un rôle dans le rapport de force au sein de nos sociétés et ils concentrent cette position autour de cette idée d'un contre-pouvoir ou d'un quatrième pouvoir. Personnellement, je crois que cette vision fait fi de l'enchevêtrement du pouvoir des journalistes et des pouvoirs d'autres acteurs sociaux. En fait, les journalistes sont des intermédiaires et non pas des acteurs autonomes dans notre société.»
Dans ses propres livres, Mme Gingras décortique finement les rapports entre le pouvoir et les médias dans nos sociétés. Elle s'intéresse particulièrement à la politique-spectacle, au rôle des sondages pour la construction d'une «opinion publique», à la reproduction du pouvoir à travers les bons vieux ou tout neufs toutous de compagnie.
«Certains médias arrivent à jouer le chien de garde, mais ils demeurent très, très minoritaires, note Mme Gingras en entrevue. C'est un monde plein de contradictions.» L'hiver dernier, elle a sondé les journalistes québécois pour mieux comprendre comment ils se perçoivent eux-mêmes. Les résultats témoignent d'une conception finalement «assez passive de leur rôle». Ils se voient tour à tour comme des courroies de transmission (22,5 % des répondants), des témoins (8 %) ou des témoins avec une mémoire (31 %), ou des vulgarisateurs (21 %).
«Pourtant, quand on leur demande qui détient du pouvoir dans notre société, les journalistes placent les médias en troisième place, après les gouvernements et les grandes entreprises, commente la professeure. Le journaliste serait donc un témoin qui se considère comme puissant. Il y a des contradictions intrigantes dans une telle idée de soi.»
Ce qui ne nie pas un certain pouvoir aux médias, un pouvoir mou cependant, diffus, une sorte de «soft power» qui joue sur les idéologies et les idées. Pas besoin d'avoir lu Noam Chomsky pour comprendre que ces machines à fabriquer du consensus travaillent très bien et très fort, par exemple pour dénoncer les accommodements raisonnables ou pour encenser Star Académie.
Pas autonomes
«Les médias ont notamment le pouvoir de relayer certaines idées, indique Mme Gingras. C'est un pouvoir indirect, diffus, qui ne fait pas des médias des acteurs autonomes. Ils peuvent être instrumentalisés, devenir un espace public, mais aussi un appareil idéologique. Même les fameux journalistes d'enquête peuvent servir. En tout cas, on peut se poser la question. On pourrait faire l'exercice et regarder à nouveau certains reportages en se demandant qui a bien pu dire ça, qui a intérêt à rendre public ce genre d'informations.»
En soi, ces informations demeurent d'intérêt public et tout à fait valables, nécessaires et même essentielles. La professeure répète que l'instrumentalisation des médias ou des journalistes doit être observée finement, certains se soumettant plus facilement que d'autres qui ne jouent pas le jeu.
Son scepticisme critique, Anne-Marie Gingras l'applique aussi aux nouveaux médias. Tout simplement parce que l'utopie de l'espace public dématérialisé, de la cyberdémocratie et de la grande communauté des gazouilleurs-blogueurs se casse les dents sur la réalité.
Dans les faits, bien avant de s'informer en ligne, les internautes se divertissent ou s'échangent des informations banales. Vérification faite, en gros, les nouveaux médias relaient les infos des anciens, qui ont d'ailleurs développé les meilleurs nouveaux, sans non plus donner de dents au chien de garde...
«Ce sont des relais supplémentaires, avec une plus grande proximité des utilisateurs, conclut Mme Gingras. Un des effets concrets des nouveaux moyens de communication est de fragmenter encore davantage la société. Comme tous les médias, les nouveaux libèrent et contraignent en même temps.»
Congrès de la FPJQ
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Anne-Marie Gingras critique l'idée du journaliste en chien de garde de la démocratie
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