Liège est au féminin

Chronique de José Fontaine

Un soir à Bruxelles, en 1981, je suis allé voir Jocaste, sorte d’Œdipe Roi pensé d’un point de vue féminin, un spectacle de Michèle Fabien. Une très belle femme. Qui après le spectacle vint me parler. C’était le temps de la belgitude, courant de pensée qui, tentant de prendre le contre-pied du mépris français, exaltait bizarrement la médiocrité belge. Proclamait: « Tous les Belges sont laids. » Connaissant mes penchants wallons (et donc antibelges), Michèle me le répète. Un « Tiens et c’est toi [qui est si belle etc.], qui me dit cette bêtise! », réplique cousue de fil blanc, n’était pas digne de l’écrivaine qui me faisait l’honneur d’une conversation ni mondaine, ni amoureuse, mais amicale. J’avais envie de lui dire qu’elle était belle, l’amitié (sans drague), ne l’interdit pas, au contraire. Mais il ne le fallait pas, on m’aura compris, du moins pas ainsi. J’évoquai alors avec conviction la beauté de mes sœurs, de ma mère, de mon grand-père etc. Elle évoqua contre les « Belges », marquant un point, les filles de l’Italie du Sud. Elle en marqua d’autres. Les heures passaient. Je perdais pied. Alors, du fond de mon adolescence, me remonta la réflexion suivante d’un camarade de classe que je lançai (sans me douter de l’effet qu’elle aurait): « Toutes les Liégeoises sont belles! » Je sentis Michèle Fabien fondre (elle était liégeoise, je n’en pris conscience qu’à ce moment), m’approuva : plus question de belgitude ! Cette « victoire » remportée - sans aucun mérite de ma part, mais non sans joie, mon Dieu ! – pour la Wallonie et pour l’amie de ce soir-là, il m’est impossible de l’oublier. Parce que c’était aussi une victoire pour Liège, moi qui ne suis pas Liégeois mais...
Jacques Dubois et Jean-Marie Klinkenberg
Jacques Dubois, Jean-Marie Klinkenberg, si connus au Québec et partout dans le monde (par le Groupe µ notamment), ont travaillé longtemps (avec Nancy Delhalle), à un livre sur Liège : Le tournant des années 1970. Liège en effervescence (1). Une ville dont on peut dire que toutes les femmes y sont belles ne peut être qu’exceptionnelle. Sans même le mériter peut-être ? Mais comment le dire ? Je retrouve la même difficulté que face à Michèle Fabien il y a trente ans de proscrire les idées cousues de fil blanc. Liège n’est pas le « quelque part » où « des imbéciles sont nés ». L’autre jour, dans la bibliothèque universitaire de Namur (où je suis prof), j’ai commandé un livre de Suzanne Clercx-Lejeune sur Johannes Ciconia, musicien liégeois du XIVe siècle, peut-être le plus grand de l’Ars Nova (2). J’attends, longtemps. Le livre, arrive. Le bibliothécaire me le donne avec un sourire de vainqueur (il a beaucoup cherché), et, à ma grande surprise, me tend un coupe-papier. Le livre (imprimé en 1960), n’a jamais été consulté : il n’est même pas découpé ! Il est peut-être arrivé à Namur l’année de mes quatorze ans, quand mon copain me disait « Toutes les Liégeoises sont belles. » Et, après cinquante ans, je suis le premier à l’ouvrir dans une ville mosane à quelques encablures de Liège. Comment expliquer cela ? La plus belle femme du monde peut être bouleversée par le compliment que lui fait le plus disgracié des êtres. Je n’ai pris la parole qu’une fois à Paris. C’était devant des républicains dont je voyais bien que je les décevais parce que, ni Français, ni Parisien, ni Professeur d’université, je ne théâtralise pas mes prises de parole (de toute façon, je ne pourrais pas). Mais, là aussi, j’ai bien senti que j’avais ému mon public parce que venu de ma « petite » Wallonie, je lui avais dit, à la fin, que ce m’était une joie de parler de la République universelle en l’une des capitales du Monde.
Rendre son rang à Liège
Liège ne se pousserait pas du col en se disant médiocre. Liège n’est pas belge. Liège a été la plus grande ville de tout le Bénélux actuel. Certes, rien que pendant des siècles. Assise sur un fleuve, la Meuse, qui, rien que pendant des siècles non plus, eut l’importance du Rhin (et qui en garde plus que quelque chose). Liège a été brûlée en 1468 par un Duc de Bourgogne dont des historiens belges imbéciles ont dit qu’il était le « fondateur de la Belgique ». C’est fou ! Liège, n’est pas la meilleure université du monde. Mais ses professeurs ont noué avec cette ville et un peuple, ses luttes des contacts qui s’entendent dans la musique d’Henri Pousseur, autre « plus grand musicien de son temps ». Qui se lisent en une multitude d’écrivains et poètes, surréalistes, pataphysiciens, fous littéraires et autres artistes tordus (Blavier et etc., je le dis parce que cela lui aurait fait plaisir ainsi qu’à Raymond Queneau). Qui se voient et s’entendent dans le cinéma des Dardenne (il faut bien que je cite quelques « imbéciles nés quelque part »), qui y ont appris le cinéma sur le tas en filmant des vidéos un peu naïvement « sociales ». Puis des films classés par les lecteurs d’Arts and Faith parmi les plus « spirituellement significatifs » de toute l’histoire. J’ai oublié le nom d’un écrivain important, ni liégeois, ni wallon (ni même belge), qui a tenu à y déposer ses archives attiré par la façon dont Simenon, l’écrivain de langue française le plus lu dans l‘univers (né quelque part lui aussi), s’est radicalement ému de cette reconnaissance. On ne peut appeler « statue » le piètre monument que Liège lui a consacré, qui lui fait honte comparé à celui que les Hollandais ont élevée à la gloire de Maigret dans le trou perdu de Delfzijl. A Liège s’applique le mot fameux de d’Annunzio : « Si la France n’existait pas, le Monde se sentirait bien seul. » Certes, seulement par rapport à tout ce coin d’Europe occidentale au cas où Liège n’y serait pas. Et mille fois plus par rapport à la Wallonie. Je regrette que beaucoup de Québécois ne voient en Belgique de langue française que Bruxelles où il n’y a pas rien, certes, mais où il n’y a rien de ce lien que, même provinciale (encore que…), Liège a noué avec l’Histoire, son fleuve, la Wallonie, le Monde, la Beauté et la Justice (et le Québec). S’il y a bien une injustice que pourrait réparer l’autonomie wallonne, ce serait de remettre Liège au rang qu’elle doit occuper et que la Belgique lui a ravi en poursuivant un projet qui se fracasse aujourd’hui sur le fait que les Cités ne s’inventent pas contre leur peuple. Jules Destrée – non-Liégeois comme votre serviteur – juste avant d‘écrire au roi Albert I « qu’il n’y avait pas de Belges » fit « émettre », par un Congrès wallon réuni à Liège le 7 juillet 1912, « le vœu que la Wallonie soit séparée de la Flandre ». Comme ce vœu est en train de s’exaucer, il y a chance que Liège retrouve, dans tout le Nord de la France, le premier rang qu’elle n’aurait dû jamais perdre. Le livre qui motive cette chronique me l’a suggéré quoiqu’il n’en dise rien. Mais les deux amis qui le signent, JM Klinkenberg et J. Dubois, avec beaucoup d’autres Liégeois sortant du lot, n’oublient pourtant pas qui les a placés là où ils brillent. C’est à Liège qu’on voit le plus de savants (ou d’ « inspirés »), devenir amants de la Cité.
(1) Voir Le tournant des années 1970
(2) Voir le si beau français de Ciconia dans la Wikipédia anglophone

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José Fontaine355 articles

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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.

Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...





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