Le talon d'Achille du capitalisme

L'argent sale représente «une menace pour la stabilité et la prospérité mondiales»

Le «modèle québécois»


L'un des pays parmi les plus gros investisseurs en Inde est... l'île Maurice. Plus que la France, la Grande-Bretagne ou même les États-Unis. Kannan Privanisavan, professeur à Melbourne en Australie, raconte le pourquoi de cette étrangeté. «Les maharadjas investissaient leur fortune à Londres, l'habitude demeure, explique-t-il. Les nouveaux riches et beaucoup de firmes placent encore, légalement ou illégalement, leurs profits dans les banques de la City. De là, les sommes repartent dans un long circuit qui aboutit à Maurice, petit paradis. Ensuite, sous d'autres noms de propriétaires, l'argent rentre en Inde sans taxes.»
L'ONG Global Witness a révélé, mardi, que Denis Christel Sassou Nguesso, fils du président de la République du Congo, aurait dépensé en août 2006 «35 000 $US, produits de la vente du pétrole de son pays, pour des achats extravagants à Paris, Marbella et Dubaï». L'ONG dispose de photocopies d'une longue série de chèques pour des sacs Vuitton, etc., et un autre, plus inattendu, de 2500 euros chez Decathlon, ce qui doit faire une quantité impressionnante de chaussures de jogging. Le problème est que le Congo a pris des engagements, l'an passé, lors des accords conclus pour la rémission sa dette, s'interdisant «tous conflits d'intérêts dans la commercialisation du pétrole». Le fils Sassou Ngesso est dirigeant de la Cotrade, filiale de commercialisation de ce brut. À l'heure où nous écrivons, nous ignorons la réponse de la présidence congolaise.
Selon l'économiste Gerald Epstein, le total de l'argent sorti illégalement d'Afrique atteindrait, depuis 1995, le total de 274 milliards $US, soit 145 % de la dette du continent. Comme ailleurs, l'optimisation fiscale est un sport national aux États-Unis. Selon le sénateur démocrate Carl Levin, le fisc américain serait privé de 100 milliards $US de recettes ayant fui aux îles Caïmans et dans les autres paradis fiscaux.
Une menace
Détournements, corruption, évasion fiscale, mais aussi trafics, contrebande, drogue, prostitution, contrefaçon: l'argent sale aurait pris de telles proportions qu'il représente «une menace pour la stabilité et la prospérité mondiales», selon Raymond Baker, directeur au CSIS (Center for International Policy) à Washington. Ce mal-développement pour cause de corruption qui mine tant de pays africains tend à s'étendre ailleurs et à devenir «le talon d'Achille» du capitalisme (Capitalism Achilles Heel, éditions Wiley).
Lors d'un colloque qu'il a organisé le 28 juin, dans la capitale américaine, Raymond Baker a expliqué que les structures de la finance mondiale, les paradis, le secret bancaire, les filiales Trustees ou Nominees, les fausses fondations, le blanchiment et les innombrables niches fiscales, ont installé des circuits planétaires immensément favorables à la prolifération des trafics et détournements. On a en outre découvert, après le 11-Septembre, que les terroristes utilisent ces mêmes réseaux. «L'économie illicite est enchâssée dans l'économie licite», a renchéri Moises Naim, directeur du magazine Foreign Policy et auteur du Livre noir de l'économie mondiale (éditions Grasset).
Cet argent volé, détourné, évadé, représenterait 2 % à 5 % du PIB mondial. La drogue entre 120 et 200 milliards $US, la contrefaçon entre 80 et 120, le racket entre 50 et 100, au total l'argent du crime est évalué entre 300 et 550 milliards $US. Le plus volumineux reste la pratique des prix internes des multinationales, qui s'échangent les sous-produits entre leurs différentes filiales à des prix calculés au mieux pour échapper au fisc. Entre 700 et 1 000 milliards $US par an, selon Raymond Baker.
Priorité sur le blanchiment
«La Banque mondiale ne se préoccupait guère de ces sujets avant les années 1990», a expliqué Daniel Kauffmann, directeur du Global Program de cette institution. «Puis on s'est aperçus que la corruption notamment ruinait nos missions de développement. Le 11-Septembre a fait porter l'attention sur les circuits financiers, puis l'affaire Enron a débouché sur des surveillances plus étroites. Mais beaucoup reste à faire.» Avec une priorité sur le blanchiment, selon Daniel Kauffmann, qui prône, dans les pays riches, d'exiger un renforcement des règles dans les centres financiers et, dans les pays pauvres, de mettre la pression sur la transparence administrative.
Eva Joly, l'ancienne juge d'instruction de l'affaire Elf, a souhaité la création d'une agence internationale de lutte contre la corruption et l'argent sale et elle s'inquiète de l'arrivée de la Chine, qui vient compliquer un combat déjà très difficile. Elle a obtenu que la Norvège, son pays d'origine, annonce, lors de la conférence, «prendre la tête» de la lutte contre les paradis fiscaux et, dans l'immédiat, décide de financer des études et le recueil de données, en accord avec la Banque mondiale et avec des sénateurs américains, républicains comme démocrates. Mme Joly regrette que l'Europe tienne «un double langage» sur toutes ces questions.
«Le crime comme tout le reste est devenu global, tout sauf la réponse de la loi, notre seule défense contre le monde darwinien du meurtre et de l'argent», écrivait, il y a déjà dix ans, le sénateur John Kerry, ancien candidat malheureux à la Maison-Blanche (The New War, éditions Simon & Schuster). Lord Daniel Brennan a résumé l'enjeu: «On est passé d'un capitalisme du laisser-faire à un capitalisme de la brutalité. Il faut, au XXIe siècle, installer un capitalisme de la responsabilité.»


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