Les Québécois et le succès

Le «modèle québécois»

Permettez-moi, [M. Jacques Bergeron (Le Devoir du 4 août 2007)->8158], de contester vos propos sur l'amour du succès chez les Québécois. Les exemples de succès que vous donnez relèvent d'une époque où le peuple redécouvrait une fierté. L'époque suivait la Révolution tranquille. Triste, mais cette révolution est révolue. Il y a maintenant un vide de sentiment collectif noble, et voilà que refait surface cette suspicion du succès. Pire, des promoteurs l'utilisent comme argument contre la conscience populaire s'opposant à leur expansion. Au Québec actuellement, il manque un projet rassembleur pour se redorer l'échine. Mais qui sommes-nous? Qu'est-ce qu'un Québécois, en fait? D'où vient-il? Regardons un peu les racines émotives qui le nourrissent: notre petite histoire.
Au début de la colonie, l'homme d'ici a été tantôt le valeureux aventurier, ou le colon laborieux, dévoué de la couronne française, ou qui sait, l'audacieux forçat évadé vers l'horizon sans limites. Mais il s'est passé un traumatisme. L'abandon de son père le roi de France a été beaucoup plus marquant que la fatalité d'une bataille perdue. Le modèle, le surhomme rayonnant, s'est dérobé. Puis, dans le repli du conquis, a suivi la domination de l'Église, octroyée par la permission des conquérants de pratiquer le culte. L'homme du Québec a vu son image de soi, celle de son identité distincte, le reflet de son existence lumineuse, le père, effacés dans l'abandon, la conquête et la soumission au clergé. Dur coup, pour la fierté, il a dû courber le thorax. Le «loser» était dur à porter. Ces aspects difficiles de notre psyché collective ont parcouru l'histoire jusqu'à la révolution tranquille. Puis s'est opéré un changement. L'humble René Lévesque a joué un rôle plus que politique. Sa célèbre phrase, gravée dans nos mémoires a marqué. Qui n'a pas les larmes aux yeux se la remémorant? L'ardeur, la vaillance, le courage, qualités de l'archétype masculin, se sont alors magiquement retrouvées dans la fierté de l'affranchissement identitaire. Le problème actuellement, c'est qu'il n'y a depuis vingt ans aucun projet de société qui ait réussi à maintenir cette fierté. On a raison de souligner ce malaise face à la valorisation ici chez nous. Avec lui, se côtoient la suspicion du succès, parfois la dévalorisation mesquine et gratuite.
Outre la valorisation vacillante, un autre point marque la culture québécoise: la peur de perdre. Le revers est vu plus sérieux et dramatique qu'il ne l'est. Mais le «winner» reste quand même suspicieux. C'est que le «loser», lui, rôde toujours en fantôme, prêt à jeter son ombre sur quelque gagnant trop lumineux. Nous sommes les premiers à assombrir le portrait des gens à succès. Nous sommes les premiers à dénigrer nos athlètes s'ils ne remportent pas l'or ou la coupe. Aussi, selon les femmes d'ailleurs, l'homme québécois ne courtise pas: il vivrait un refus comme un échec. Essayer serait risquer de devenir loser.
Notre malaise face à la valorisation se retrouve jusque dans la conception des évaluations en éducation. Je suis enseignante et j'en fais le triste constat. Aussi, passionnée de culture, pourtant sélective et critique, je m'insurge contre ces critiques démolissantes qui, du haut d'un clavier, en une nuit, démolissent des mois de travail et d'investissement de nos artistes. À moins que des valeurs profondes ne soient outrées, pourquoi rabaisser plutôt que se désintéresser? Pourquoi ne pas y trouver un filon pour allumer sa plume autrement? Les produits chapeautés par le puissant Quebecor sont encensés dans leurs médias, convergence oblige. Ce sont les artistes plus qualifiés, non protégés par ce géant, qui sont plus vulnérables à cette «police des arts», se targuant d'être neutre. Nous avons vivement besoin de modèles pour ces nombreux apprentis-critiques et blogueurs fielleux qui pullulent, crachant leur venin sur le Net. Ils sont, comme certains critiques, le symptôme d'une amertume de non-reconnaissance, ou l'indice d'un abus de pouvoir, celui de la parole.
Ce loser rôde depuis longtemps. Le soleil a quand même rayonné sur notre peuple. Mais elles sont loin, ces marques de fierté des années 70, les «Moi, chu fier d'être québécois». En nous affranchissant, l'ombre du loser s'était estompée. Il est clair que le peuple québécois a vivement besoin de reconnaissance et de distinction. Et la carence de ces attributs se vit comme une blessure, parfois infectée, qui se répercute sur divers plans. Nous devons nous refaire une santé. L'important, le premier pas est de le montrer le malaise du doigt. Viendra bien le temps de se péter les bretelles. Mais une certaine conscience de soi s'impose.


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