Les jours de fortes tempêtes sociales sur Québec, vous verrez peut-être l'une des statues de la Colline parlementaire se voûter. Ne craignez rien, elle ne versera pas de son socle; une fois les manifestants dispersés et le calme revenu, le personnage de bronze redressera l'échine. Vous reconnaîtrez alors Robert Bourassa à son toupet rebelle et à son sourire narquois.
Le dévoilement de sa statue demain est en quelque sorte une tentative de réhabilitation de l'ancien premier ministre libéral, l'un des politiciens les plus mal aimés de notre histoire. Il suffit de rappeler qu'en 1985, peu de temps après être redevenu chef du Parti libéral, il faisait élire 99 députés avec plus de 55 % des votes exprimés dans un éclatant balayage électoral, mais Robert Bourassa était personnellement battu dans Bertrand, un comté francophone de la Rive-Sud de Montréal. Difficile de trouver pire humiliation. Bourassa s'est relevé, feignant d'ignorer cette cruelle manifestation de rejet.
Les historiens seront sans doute sévères aussi sur le bilan des quatre mandats de Robert Bourassa.
Une grande partie de ses énergies comme chef de gouvernement a été consacrée à gérer des crises sociales majeures. Son arrivée au pouvoir en 1970 a été suivie de la Crise d'octobre, de la Loi sur les mesures de guerre, du passage de l'armée dans les rues de Montréal et de Québec. Les 210 000 employés du secteur public d'alors lui ont ensuite servi une grève générale, très violente, qui a conduit à l'emprisonnement des chefs syndicaux. Les médecins déclenchèrent aussi une grève qui sema la panique. Le gouvernement Bourassa, réélu en 1973, sombra ensuite dans une crise linguistique en 1974, autour de la loi 22 qui faisait pourtant du français la langue officielle du Québec. D'autres conflits de travail dans les secteurs public et privé secouèrent les années 1975-1976.
Son premier passage au pouvoir fut aussi marqué par les enquêtes publiques sur le crime organisé et le scandale du saccage de la Baie-James. Des odeurs de corruption flottaient au-dessus de son régime à sa chute en 1976. Son second règne, de 1985 à 1994, fut aussi perturbé par une crise linguistique et l'échec de l'Accord du lac Meech, ce qui a conduit à la fondation du Bloc québécois par Lucien Bouchard et au référendum de 1995. Le Québec a été paralysé par une crise autochtone qui a forcé un autre appel à l'armée canadienne.
Robert Bourassa avait d'autre part fait naître de grands espoirs en 1985. Les Québécois devaient devenir les sheiks de l'Amérique du Nord par des ventes mirobolantes d'électricité aux États-Unis avec la phase 2 du développement de la Baie-James, le coup d'éclat de son premier mandat. Il a leurré grossièrement ses concitoyens. Il devait aussi revoir le rôle de l'État (une réingénierie), remettre l'économie sur les rails, assainir les finances publiques, piloter des réformes majeures dans la santé et l'éducation. Son second passage aux affaires s'est terminé dans la débandade, peu après son retrait pour des raisons de santé.
Robert Bourassa possédait cependant de grandes qualités humaines. Il a de plus consacré l'essentiel de sa vie professionnelle -- et personnelle -- aux affaires publiques du Québec. Son flair politique -- et son cynisme -- n'avaient pas d'égal. Son double engagement en faveur du fédéralisme canadien et du développement économique du Québec ne s'est jamais altéré. J'ai eu le privilège de côtoyer Robert Bourassa. Son amour profond du Québec et sa volonté de travailler au mieux-être des siens ont toujours été édifiants. Le peuple en revanche ne l'aimait pas; les leaders syndicaux qu'il cherchait tant à amadouer lui faisaient la guerre; les milieux d'affaires du Québec affichaient un certain mépris pour ce technocrate qui n'était pas non plus des leurs. En 1985, ils ont vainement tenté de bloquer son retour.
Robert Bourassa était pugnace. Il était également d'une grande générosité, y compris pour ses adversaires; d'une étonnante simplicité; d'une fascinante culture politique, sans compter son sens de l'humour déconcertant. Il n'a jamais cédé lorsqu'il s'agissait de préserver les intérêts supérieurs du Québec mais pour la gestion courante des affaires de l'État, il était même incapable de choisir la teinte de la margarine, et ce n'est pas une figure de style.
Le développement des ressources hydroélectriques de la Baie-James demeurera son titre de gloire mais la liste de ses échecs est par contre très lourde. Sa statue ne devrait pas nous sourire cyniquement comme elle le fait.
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