Bourassa le mal-aimé

Il y a 10 ans, s'éteignait le père de la Baie-James

Robert Bourassa - 10e anniversaire


par Lessard, Denis; Roy, Paul
Si un jour, on fait une télésérie sur sa vie, elle pourrait se terminer ainsi: Robert Bourassa, de la fenêtre de sa chambre, au sixième étage de l'hôpital Notre-Dame, décrivant avec tendresse et nostalgie "son" Montréal, celui de l'est, celui des francophones, celui des gens ordinaires.
Il y aura 10 ans, demain, s'éteignait celui que les Québécois ont choisi à quatre reprises pour diriger le Québec. Montréal annoncera sous peu quelle artère sera renommée pour marquer le souvenir du seul de ses citoyens, représentant une circonscription de l'île, à avoir été élu premier ministre.
Le choix se fera entre l'avenue du Parc et le boulevard Saint-Joseph.
La maladie, un mélanome, l'avait frappé six ans plus tôt. Aux prises avec la crise d'Oka, il avait tardé à faire examiner une tache suspecte.
Dans ses dernières semaines, il ressassait ses souvenirs en montrant du doigt le quartier de son enfance: le boulevard Saint-Joseph, la rue Cherrier et l'avenue de Lorimier, le parc LaFontaine...
Puis, il se remettait à l'écoute des Montréalais des tribunes téléphoniques, sur son petit poste de radio.
Fils d'un fonctionnaire fédéral, issu d'un milieu modeste, Robert Bourassa s'est très tôt épris de la politique. "Un jour je serai premier ministre du Québec", confia-t-il à son ami Jacques Godbout, sur le trottoir, à l'angle de l'avenue de Lorimier et du boulevard Saint-Joseph. Il avait 12 ans.
"Il voulait venger Adélard Godbout, qui venait de se faire battre par Maurice Duplessis", se souvient M. Godbout, écrivain, cinéaste et neveu de l'ancien premier ministre.
C'était l'époque ou l'écolier de Saint-Pierre-Claver distribuait des tracts pour les libéraux après la classe. Plus tard, les deux amis, passés au collège Brébeuf, se mêlent à la foule de la Palestre nationale pour entendre le truculent maire Camilien Houde.
Envoyer le jeune Robert étudier dans un collège cossu de Montréal saignait le budget familial. Il y retrouvera d'autres collégiens prometteurs: le futur chef du Rassemblement pour l'indépendance nationale (RIN) Pierre Bourgault, le futur juge en chef de la Cour suprême Antonio Lamer, Richard Drouin à qui il confiera les négociations du secteur public puis Hydro Québec.
Il donnera même un coup de main, en mathématiques, au futur journaliste Pierre Nadeau, de trois ans son cadet.
"Je sais que les mathématiques ne sont pas votre force", décochait-il invariablement, quand l'interviewer lui parlait d'économie.
"Il faisait ça avec un malin plaisir", se souvient amusé M. Nadeau, fils de Jean-Marie Nadeau, membre très influent du PLQ à l'époque. "Déjà, au collège, il adorait parler politique avec mon père."
"Il trouvait toujours du temps pour aider les autres, en mathématiques surtout", se souvient un autre reporter, Claude Poirier, gamin de l'Est lui aussi.
Sa seule distraction avouée: le baseball. Il se plaisait à imiter la motion de chacun des artilleurs des Royaux! Austère, discipliné, le jeune Robert Bourassa fait ses devoirs dans le bus qui le ramène à la maison.
Physiquement, il aura longtemps l'allure d'un technocrate un peu gauche et manquant d'assurance. "Un homme qui fut grand dans sa fragilité même", dira de lui Claude Ryan au moment de son décès.
"Il a toujours eu beaucoup d'attachement pour l'est de Montréal, pour son quartier", se souvient son ex-conseiller Jean-Claude Rivest, aujourd'hui sénateur.
Secousses politiques
En 1966, Jean Lesage pense envoyer ce candidat vedette dans une circonscription acquise, Saint-Laurent. René Lévesque, déjà ministre, lui conseille plutôt de se présenter dans la circonscription de Mercier, quartier de ses origines. Élu député libéral, mais dans l'opposition, l'universitaire désincarné prend souvent fait et cause... pour les chauffeurs de taxi!
Il a ressenti durement la défaite de son gouvernement, en 1976. Mais beaucoup plus cruellement encore, sa défaite personnelle dans Mercier. Son adversaire était alors une bonne connaissance, le poète Gérald Godin.
"Sans qu'on s'en rende compte, le profil social avait changé entre 1966 et 1976. C'était le début du Plateau comme on le connaît aujourd'hui", se souvient l'organisateur Pierre Bibeau, un lieutenant indéfectible de M. Bourassa. Nommé bien plus tard à la barre de la Régie des installations olympiques, M. Bibeau se souvient d'ailleurs fort bien de la première commande reçue du patron: "Il voulait plus de retombées dans l'est de Montréal."
De 1970 à 1976, les deux mandats de Robert Bourassa sont marqués par des secousses sociales sans précédents. Le plus jeune premier ministre du Québec voit, à 37 ans, son ministre du Travail et ami Pierre Laporte, assassiné par de jeunes felquistes. Le gouvernement Trudeau lui force la main pour qu'il demande l'intervention de l'armée. Son leadership sera miné par un Pierre Trudeau qui méprise publiquement le "mangeur de hot-dogs".
Robert Bourassa passera à l'histoire comme le père de la Baie-James. À son retour, après la défaite de 1976, il voudra rééditer l'exploit avec Grande-Baleine. Mais c'était sans tenir compte de l'opposition des autochtones et des environnementalistes.
La loi 22, qui instaure des tests linguistiques jugés intolérables par les minorités linguistiques, met le feu aux poudres sans satisfaire les francophones. Pour freiner les grèves illégales, il emprisonne les leaders des trois grandes centrales syndicales. Québec nage alors également dans les allégations de favoritisme.
Quand il revenait sur cette période, il se disait "fier d'avoir accusé les coups", relate Jean-Claude Rivest. "Il a fait en sorte que personne ne casse la baraque. Et il a permis au Québec d'atteindre une maturité."
Retour assombri
Robert Bourassa a toujours fuit le jet-set. Dans les années 70, il va volontiers dans le sens de son époque, une période de grandes mesures sociales, comme l'assurance maladie. À son retour, il favorisera des mesures comme le partage du patrimoine. Et il pliera devant les revendications des jeunes pour la parité à l'aide sociale.
"Il aurait eu énormément de difficulté à faire le déficit zéro, comme l'a fait Lucien Bouchard. Cela aurait été contre ses principes", dit le sénateur Rivest.
Après sa défaite de 1976, Robert Bourassa est stigmatisé: "Boubou" est "l'homme le plus haï du Québec". C'est l'époque de "l'exil" à Bruxelles, notamment, où il approfondit la politique européenne.
À son retour à la barre du PLQ, en 1983, bien des députés libéraux lui offrent des "comtés sûrs". Il préfère Bertrand, sur la Rive-Sud, "parce que c'est un comté francophone". Mais les électeurs de Bertrand le bouderont aux élections générales de 1985. Dépité, il se rabattra sur Saint-Laurent.
Il mettait rarement les pieds dans l'Ouest-de-l'île, se contenant de téléphoner à des sympathisants anglophones pour obtenir le pouls de cette communauté dont il ne s'est jamais senti proche. "Même s'il a étudié à Harvard, il n'a jamais eu l'anglais dans l'oreille", résume Jacques Godbout.
Le débat linguistique - encore - assombrira son deuxième passage au pouvoir. Mais c'est l'échec de l'entente du lac Meech, qui devait permettre au Québec d'adhérer à la Constitution de 1982, qu'il ressentit le plus cruellement.
"Il avait le défaut de la génération des Lévesque et Ryan: il ne connaissait pas le Canada anglais", observe Jean-Claude Rivest. L'échec de Meech s'explique en partie par cette incompréhension. C'était à la fin de juin 1990. Il tirera alors un trait définitif: "Le Québec sera pour toujours une société distincte, libre de ses choix." Ce credo se retrouvera sur la statue qui sera dévoilée dans deux semaines à l'extérieur de l'Assemblée nationale.
Le 24 juin 1996, de sa chambre d'hôpital, rue Sherbrooke, Robert Bourassa aperçoit tout en bas son ami Lucien Bouchard qui participe au défilé de la Saint-Jean. Il est fasciné par l'engouement de la foule pour ce nouveau premier ministre.
"Les Québécois l'aiment", a-t-il dit, approbateur et souriant, selon un témoin.
Dans sa poignante description des dernières heures de son prestigieux patient, le Dr Joseph Ayoub rappellera l'avoir touché au coeur en lui disant avec conviction: "Le Québéc vous aime, M. Bourassa!"
Il avait les yeux pleins d'eau.
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Encadré(s) :
Les grandes étapes de sa vie
14 juillet 1933: fils d'Aubert Bourassa et d'Adrienne Courville, Robert Bourassa naît à Montréal, dans la paroisse Saint-Pierre-Claver.
1953: obtention du baccalauréat ès arts du collège Jean-de-Brébeuf.
1956: licence en droit de l'Université de Montréal. Médaille du Gouverneur général.
1957: admission au Barreau du Québec.
1958: il épouse Andrée Simard. Ils auront deux enfants, François et Michelle.
1959: maîtrise en sciences économiques et politiques d'Oxford.
1960: maîtrise en fiscalité et en droit financier de Harvard.
1960-1963: conseiller fiscal au ministère du Revenu national, à Ottawa.
1961-1963: professeur de sciences économiques et de fiscalité à l'Université d'Ottawa.
1963-1965: secrétaire et directeur des recherches de la commission Bélanger sur la fiscalité.
1966-1969: professeur de finances publiques à l'Université de Montréal et à l'Université Laval.
5 juin 1966: élu député de Mercier. Critique financier du Parti libéral du Québec à l'Assemblée nationale.
17 janvier 1970: élu chef du Parti libéral.
29 avril 1970: Robert Bourassa devient, à 36 ans, le plus jeune premier ministre de l'histoire du Québec.
29 octobre 1973: réélection.
15 novembre 1976: défaite aux mains du Parti québécois. Robert Bourassa amorce une période d'études et de réflexion. Pendant cinq ans, il sera professeur et conférencier à Fontainebleau, Bruxelles, Washington, Québec, Montréal, Los Angeles et New Haven. .
1980: il participe à la campagne référendaire.
15 octobre 1983: il est réélu chef du Parti libéral.
3 juin 1985: élu député de Bertrand. Chef de l'opposition officielle à l'Assemblée nationale.
2 décembre 1985: le PLQ gagne les élections, mais Robert Bourassa perd dans son comté.
20 janvier 1986: élu député de Saint-Laurent à l'occasion d'une élection partielle.
25 septembre 1989: réélection comme député de Saint-Laurent et premier ministre du Québec.
1994: il ne sollicite pas de nouveau mandat.
1995: professeur associé à l'Université de Montréal.
1996: Robert Bourassa meurt d'un cancer de la peau le 2 octobre, à l'âge de 63 ans.


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