Bourassa, contrairement à ce qu'il a pu laisser paraître, était très peu influençable, de quelque manière que ce soit. Je ne connais pas une décision d'importance ou d'intérêt qu'il ait prise sans que lui-même l'ait décidé, très rapidement d'ailleurs. Il décidait très rapidement et ne changeait pas d'avis. Là où il paraissait hésitant, c'est qu'il prenait un temps infini et des précautions innombrables pour tasser les obstacles, pour bien évaluer le moment, la nature de la réception. Mais il n'a jamais modifié sa décision de départ.
Lesage, c'était quelqu'un qui donnait des coups de poing sur la table, arrogant, etc., tandis que Bourassa était tout timide, tout réservé. Dans la réalité de leur exercice du pouvoir, c'était complètement le contraire. [...]
Bourassa était un peu différent de bien des premiers ministres. Il était très accessible aux gens du parti personnellement, très accessible à ses députés et très accessible aussi aux fonctionnaires. [...] Bourassa pouvait, le dimanche après-midi ordinairement, appeler un sous-ministre sans que le ministre le sache. «Jean-Claude m'a dit telle affaire, etc.» C'était un style très particulier de gestion. [...] Bourassa avait des rapports très familiers avec son entourage immédiat mais avec aussi un paquet de monde. Lui, c'est un antimodèle. Parce qu'il est atypique.
Avec Bourassa, il y avait une multiplicité d'éminences grises. C'est devenu un peu mythique. Quand Thérèse Lavoie-Roux était ministre des Affaires sociales, Bourassa n'avait aucune préoccupation. Avec Claude Ryan à l'Éducation, il avait une confiance totale envers son ministre. Il n'intervenait pas. La seule chose, c'est qu'il les protégeait. Il appuyait tout ce que Thérèse Lavoie-Roux et Claude Ryan demandaient, parce que ses valeurs politiques, c'étaient l'éducation et la santé. Il était probablement plus de centre gauche que ne le montrait son discours économique officiel. [...]
Par contre, pour les finances, c'était un peu le contraire, qu'il s'agisse de Raymond Garneau ou de Gérard D. Levesque. Et les deux le savaient très bien. C'est pour cela qu'Yves Séguin n'a jamais été ministre des Finances sous Bourassa. Le ministre des Finances, c'était Robert Bourassa. C'était lui qui parlait à Michel Bélanger ou à Michel Audet quand ils étaient sous-ministres. Tout le monde savait très bien que les grands paramètres du discours du budget, c'était le premier ministre qui les déterminait. [...]
L'image du Québec à l'extérieur, c'était extrêmement important [pour M. Bourassa]. Lors de l'emprisonnement des trois chefs syndicaux, ça ne lui faisait pas trop de peine que Pepin et le grand Charbonneau aillent là. Mais pour Louis Laberge, c'était une catastrophe parce qu'il aimait beaucoup Louis Laberge. Reste que sa préoccupation principale, c'était : «De quoi allons-nous avoir l'air à New York, Francfort, Düsseldorf, Londres, d'avoir emprisonné les chefs syndicaux ? Ils ne savent pas que c'est une blague entre Québécois !» [...]
Un processus particulier
M. Bourassa adorait lire les revues de sciences politiques. Il lisait The Economist d'un couvert à l'autre. Il ne lisait pas beaucoup de livres dans le domaine littéraire ou autre. Son univers, c'était vraiment la politique. Mais pas de papiers administratifs ! Tout était verbal avec Bourassa. Tout était téléphonique d'ailleurs, parce qu'il n'y avait pas beaucoup de gens dans son bureau. «Tu sais quand ils entrent, mais tu ne sais pas quand ils sortent. Tandis qu'au téléphone, tu peux dire : "Il y a un autre appel."»
Dans le temps de Charlottetown, parler des documents secrets de Bourassa, c'était complètement ridicule. Il ne les avait pas vus; il n'a jamais pris ces documents. Il ne lisait pas les documents, sauf qu'il en faisait le tour.
Le processus de décision était le suivant pour une décision gouvernementale importante. Cela suivait la filière administrative, les comités, etc. Guy Coulombe ou Benoît Morin arrivait dans le bureau de Bourassa, et il expliquait l'environnement : «On veut faire telle chose, le ministre veut faire telle affaire, c'est validé, combien ça coûte, finances.» Il disait tout ce qu'il y avait dans le document, sauf qu'il ne mettait pas de sujet, de verbe, de complément et de ponctuation. Là, Benoît sortait du bureau avec un «ouais». Je demandais : «Qu'est-ce qu'il a dit, le premier ministre ?» Il a dit : «Ouais.» C'est là que ça se mettait en marche.
Il pouvait me dire : «Tu sais, ça peut faire du trouble dans telle affaire. Picotte, à l'Agriculture, va chialer, tu aurais dû faire telle affaire.» Là, c'était moi qui étais obligé de lire le document. Et on suivait la filière, et on disait : «OK. Picotte ne criera pas trop fort à l'Agriculture et il va falloir contrôler sa bande. Je lui ai parlé.» Les circuits institutionnels étaient en marche. On passait cela directement par les ministres.
C'était cela, le lent processus de décision de Bourassa. Lui, il avait décidé qu'il donnait le OK, mais il ne l'avait pas dit ! Une fois, je lui ai apporté le dictionnaire Larousse pour lui signaler l'existence dans le dictionnaire de deux mots : à la lettre o, il y avait le mot «oui», et à la lettre n, il y avait le mot «non». Il pouvait utiliser cela de temps à autre. Il m'a dit : «Ce sont les deux mots les plus dangereux en politique.»
* Extraits tirés de l'entretien de Jean-Claude Rivest paru dans Les Éminences grises - À l'ombre du pouvoir, d'Yves Théorêt et André-A. Lafrance, Éditions Hurtubise HMH, collection «Les Cahiers du Québec», Montréal, 2006.
Jean-Claude Rivest
De 1970 à 1976, puis de 1985 à 1993, l'auteur a été secrétaire à la législation et aux activités parlementaires du premier ministre Robert Bourassa. De 1976 à 1979, il est le principal conseiller politique et parlementaire du chef de l'opposition officielle, Gérard D. Levesque. Il a aussi été secrétaire particulier de Jean Lesage lorsque celui-ci était chef de l'opposition officielle à Québec.
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