Il y a 65 ans, Dieppe

Le débarquement fut un échec et la presse, manipulée...

Acceptée comme une nécessité en temps de guerre, la censure est le principal instrument de la gestion de l'information médiatique.

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Un modèle de propagande à ne pas oublier...

LE SOLEIL - DOCUMENT
(Archives Le Soleil)

À l'aube du 19 août 1942, 6100 hommes qui s'étaient embarqués du sud de l'Angleterre mettent le cap sur le port de Dieppe sur les côtes françaises. Parmi eux, 5000 troupes canadiennes, 1000 Britanniques, une poignée d'Américains et de combattants français. L'Opération Jubilee se déroule sous le commandement du major général John H. Roberts. C'est le premier véritable engagement des Canadiens pendant la Seconde Guerre mondiale. Malgré la présence de journalistes sur les lieux, la presse canadienne aura du mal à dresser le portrait fidèle de ce raid en raison d'un contrôle étroit de l'information exercé par les autorités et d'une ferveur patriotique plus prompte à vanter l'héroïsme des combattants que les horreurs de la guerre.
Les correspondants de guerre
Le quartier général des opérations combinées avait décidé d'accréditer une vingtaine de correspondants de guerre, photographes et cameraman pour accompagner la force d'assaut à Dieppe. Neuf correspondants avaient été assignés à la 1ère division canadienne dont Ross Munro de l'agence Canadian Press, Robert T. Bowman du réseau anglais de Radio-Canada, Wallace Reyburn du Montreal Standard et Frederick Griffin du Toronto Star. Pour des raisons de sécurité, le départ des correspondants vers les lieux de rassemblement s'est effectué dans le plus grand secret. Comme les troupes, les correspondants n'ont appris qu'ils appareillaient pour Dieppe qu'une fois dans leurs embarcations.
Le débarquement
De tout le contingent journalistique, seuls trois correspondants réussissent à atteindre la plage. Il s'agit des Canadiens Ross Munro et Wallace Reyburn ainsi que de l'Anglais Alexander B. Austin du Daily Herald de Londres. Sur la grève de Dieppe, un enfer de feu et d'acier attend soldats et correspondants. Ross Munro accompagne le Régiment royal du Canada dans l'un des débarquements de flanc dans le secteur est à Puys. Il rapporte : « J'ai passé les 20 minutes les plus angoissantes de ma vie lorsque le tir des mitrailleuses allemandes a blessé la moitié des soldats de ma chaloupe. C'est un miracle que n'ayons pas été anéantis ». Devant le tir nourri des Allemands solidement établis dans leurs positions surplombant la plage, le bateau de Munro bat en retraite vers le large. « C'eut été un suicide que de s'exposer plus longtemps » dit le correspondant de la Canadian Press.
Dans le secteur ouest, Wallace Reyburn, le correspondant du quotidien montréalais The Standard, met le pied à terre en compagnie d'un régiment saskatchewanais à Pourville. « Nous étions les premiers à atteindre les plages de Dieppe. À la plage où nous avons débarqué, nous avons pris l'ennemi complètement par surprise » dit le correspondant canadien d'origine néo-zélandaise. Après avoir franchi un parapet sur le rivage, Reyburn réussit à s'établir au quartier général de son bataillon dans une maison abandonnée. Au même moment, toujours sur le flanc ouest, Alexander B. Austin, le correspondant du London Daily Herald, débarque près de Varengeville avec les commandos britanniques auprès desquels il est attaché.
Robert Bowman de Radio-Canada a traversé la Manche dans un bateau porte-tanks avec le régiment blindé de Calgary. Vers 6h 45, l'embarcation du correspondant de Radio-Canada reçoit l'ordre de débarquer. Les avions et les mitrailleuses arrosent copieusement la plage centrale de Dieppe. Impossible d'accoster, un ordre est reçu pour stopper l'avancée. Après des échanges soutenus de tirs entre les artilleurs canadiens et allemands, le navire de Bowman tente encore une fois d'avancer, mais finalement, décrit le correspondant : « Les obus pleuvent autour de nous ; nous sommes incapables d'entrer et nous recevons l'ordre de nous retirer ». Le correspondant de Radio-Canada ne réussira guère à marcher sur les galets de Dieppe.
Mission périlleuse
Sur le nombre total des effectifs militaires canadiens engagés, seuls près de 45% des troupes ont pu regagner l'Angleterre. Du côté de la presse, aucun correspondant n'a perdu la vie à Dieppe malgré des conditions d'extrême danger. Robert Bowman dira avoir échappé d'un cheveu à au moins quatre bombes. Wallace Reyburn, qui a passé six heures et demie à Dieppe, a été légèrement blessé par des éclats de shrapnel. À son retour de Pourville, dans l'après-midi du 19 août, Reyburn a failli couler dans deux embarcations différentes. Il arrivera finalement en Angleterre après avoir été repêché par le destroyer Calpe, le navire de commandement du major général Roberts. Le correspondant américain Larry Meier de l'agence International News Service a été également blessé à la figure et à la poitrine par des éclats de « shrapnel ».
La censure de l'information
Durant la Seconde Guerre mondiale, l'opération de Dieppe a été l'une des plus censurées par les autorités en raison de sa déconfiture militaire spectaculaire. La campagne d'information officielle sur le raid a résulté en une disparité flagrante entre les nouvelles victorieuses dans la presse et le fiasco militaire sur le terrain. La médiatisation de Dieppe était placée sous la double influence de la censure et de la propagande de guerre.
Le jour du débarquement, les informations publiées dans la presse partout au Canada font état d'une importante attaque sans toutefois préciser les unités impliquées. Aucun article écrit par un correspondant de guerre n'apparaît dans les journaux le 19 août. Les correspondants qui n'avaient pas été accrédités pour le raid ont essayé d'interroger les troupes au retour, mais ils ont été tenus à l'écart. Les premières dépêches d'agences sont donc basées sur les communiqués du quartier général des opérations combinées en charge de l'opération.
À la une du journal La Presse, on peut lire : « Le tiers de l'expédition est formée de Canadiens ». Le Montreal Daily Star annonce « une opération couronnée de succès » avec « les principaux objectifs atteints ». Les journaux américains font mention d'une forte participation des troupes américaines. La censure de l'information et le recours aux seuls communiqués officiels ont occasionné une grande confusion avec comme résultats, la minimisation de la participation pourtant majoritaire des Canadiens et la forte impression d'une opération certes difficile mais victorieuse.
Le 20 août, le journal Le Devoir titrait en une : « Les détails sont encore rares sur le raid contre Dieppe ». En l'absence d'informations de première main, les journaux continuaient de rapporter un raid mené avec succès et de spéculer sur les effectifs engagés. Pour la première fois, les correspondants de guerre se sont exprimés dans une émission de la BBC relayée par Radio-Canada le jeudi 20 au soir. Ross Munro disait alors : « Je veux vous dire à vous du Canada que je suis fier et que vous le seriez de chaque homme que j'ai vu combattre sur les plages de Dieppe ».
Affirmant que les pertes du Canada avaient été aussi lourdes que celles de Hong-Kong, Robert Bowman déclarait : « J'ai vu de nos hommes mourir, mais jamais ai-je vu des hommes mourir aussi courageusement ou se battre avec un tel grand coeur que nos troupes canadiennes ». Ces témoignages teintés d'héroïsme et de bravoure vont continuer avec la publication des premiers articles des correspondants de guerre dans la journée du 21 août. Cependant, les journaux feront peu mention de la cruauté des combats. Le correspondant Wallace Reyburn enverra un câble à sa rédaction du Montreal Standard pour signaler que la censure avait rayé les détails les plus crus de son reportage. Dans son livre « La mémoire de Dieppe, radioscopie d'un mythe », l'historienne Béatrice Richard relèvera une stratégie d'information basée sur trois phases : le récit stratégique, le récit héroïque et la révélation des pertes.
La première liste des pertes canadiennes a été publiée le 21 août par le ministère de la Défense à Ottawa très en deçà des chiffres réels. Dès la publication de cette liste au Canada, le ministère de l'Information britannique a demandé aux autorités canadiennes de ne pas publier les noms des officiers et des soldats portés disparus durant une période de trois semaines dans le but de protéger l'identité de ceux qui tenteraient de s'évader des zones contrôlées par l'ennemi. Il faudra donc attendre le 15 septembre 1942 pour voir dans la presse la liste complète des victimes canadiennes à Dieppe : 3350 morts, blessés et prisonniers.
La presse au service de l'effort de guerre
Partout au Canada, la presse a souligné les exploits héroïques des troupes canadiennes. L'exaltation des dépêches journalistiques s'est poursuivie lors des différentes conférences données par les correspondants de guerre canadiens à leur retour au Canada. Au Québec, l'unité canadienne-française des Fusiliers Mont-Royal a particulièrement retenu l'attention. Le 4 septembre 1942, après avoir rencontré la presse montréalaise à l'hôtel Ritz-Carlton, Ross Munro de la Canadian Press s'exprimait devant près de 8.000 personnes venues l'écouter au Forum à Montréal.
Devant le premier ministre provincial Adélard Godbout, Munro déclarait : « Rien ne pouvait arrêter les gars du Canada français - En avant fut l'ordre et en avant il le demeura ». Son discours mentionnait « l'habileté, le dévouement et la bravoure des officiers canadiens qui participèrent au raid » et le combat extraordinaire des Canadiens Français et leur commandant Dollard Ménard. À son retour au Canada, trois semaines après le raid, le correspondant Wallace Reyburn du Montreal Standard lui aussi vantait « la bravoure et l'héroïsme des Fusiliers Mont-Royal ».
Le raid de Dieppe démontre la relation ambivalente entre la presse et le pouvoir en temps de crise nationale. Les journalistes ont rapporté les événements de Dieppe en se conformant aux directives sévères de la censure. Acceptée comme une nécessité en temps de guerre, la censure est le principal instrument de la gestion de l'information médiatique. Elle constitue néanmoins un rempart efficace contre les nouvelles négatives susceptibles d'éroder le soutien des populations au gouvernement en état de belligérance et à l'effort de guerre. Par ailleurs, la presse a fait montre d'une complicité embarrassante en acceptant d'être le relais des communiqués officiels et en insistant sur les actes d'héroïsme sur les plages ensanglantées de Dieppe.
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Aimé-Jules Bizimana
Université du Québec à Montréal
*L'auteur publiera l'automne prochain un ouvrage intitulé « De Marcel Ouimet à René Lévesque, les correspondants de guerre canadiens-français durant la Deuxième Guerre mondiale », chez VLB Éditeur


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