Le Canada en Afghanistan : entre ignorance et arrogance

Afghanistan - une guerre masquée


Recension du livre de Janice Gross Stein et Eugene Lang, The Unexpected War : Canada in Afghanistan, publié à Toronto chez Viking, en 2007.
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Chaque guerre produit son lot de théories plus ou moins vérifiables. Ceux qui l’ont initiée vous diront qu’ils poursuivent des objectifs nobles et réalistes. Ceux qui l’opposent trouveront mille arrière-pensées, mille conspirations chez les va-t-en-guerre. Entre la construction des écoles et le complot des industries pétrolières, notre présence en Afghanistan ne fait pas exception. Qui dit vrai ? Il est souvent difficile de trancher.
Cette fois-ci, pourtant, nous connaissons les causes réelles de l’engagement militaire du Canada. Ces causes nous sont révélées dans le livre-choc de Janice Gross Stein et Eugene Lang, The Unexpected War : Canada in Afghanistan. Les auteurs savent de quoi ils parlent. Janice Stein est une des politologues canadiennes les plus respectées. Eugene Lang a été chef de cabinet du ministère de la Défense de 2002 à 2006. Ensemble, ils ont écrit un ouvrage qui combine la distance critique de la science politique et la richesse d’information que seul un initié pouvait apporter.
Un peu à la manière de Bob Woodward, auteur de livres décapants sur l’administration Bush, Stein et Lang ont mené des dizaines d’entretiens avec l’establishment politique canadien, de l’ex-premier ministre Paul Martin à l’actuel chef d’état-major Rick Hillier en passant par tout ce qu’Ottawa compte de politiciens de l’ombre. Leurs interlocuteurs sont d’une candeur désarmante. Par leur franchise, ils nous permettent de comprendre pourquoi nous sommes en Afghanistan.
Les révélations du livre
1. L’état-major canadien mène depuis le 11 septembre 2001 une cabale pro-américaine. À chaque fois que George W. Bush a lancé une initiative internationale, l’élite militaire a tenté de forcer la main du gouvernement pour qu’Ottawa s’y joigne : bouclier antimissiles (BAM), guerre en Irak, Kandahar. L’ex-chef d’état-major Ray Hénault en tête, ils ont tenté de faire croire à leurs dirigeants politiques que le refus canadien de coopérer, fût-il parfaitement raisonnable, mènerait à la catastrophe diplomatique. On apprend pourtant dans ce livre que les Américains, y compris Donald Rumsfeld, se souciaient fort peu d’une participation canadienne en Irak ou dans le BAM. Kandahar fut en quelque sorte un prix de consolation pour les Forces canadiennes.
2. Les dirigeants libéraux, à quelques exceptions près, ont fait preuve d’une incurie peu commune. Fidèle à sa réputation de tergiversateur, Paul Martin s’est laissé manipuler par l’élite militaire jusqu’à ce que Kandahar, le théâtre d’opération le plus dangereux en Afghanistan, apparaisse comme la seule option, toutes les autres ayant été saisies par nos alliés. Ministre des Affaires étrangères de 2004 à 2006, Pierre Pettigrew a été (volontairement) absent de tous les débats importants. Les seuls ministres à se sortir avec dignité de ce récit sont John McCallum et Bill Graham. Empressons-nous d’ajouter qu’ils furent les patrons d’un des auteurs, Eugene Lang.
3. À chaque étape du processus décisionnel, le marketing politique a transcendé toute considération réaliste ou morale. La construction des écoles, le statut de la femme ou la démocratie n’ont jamais été même discutés au plus haut niveau. Les seuls renseignements dont disposait le Canada sur l’Afghanistan lui étaient transmis par Washington. Des régions plus tranquilles que Kandahar où l’OTAN proposait de déployer les Canadiens (Chaghcharan et Herat) ont été écartées par l’élite militaire, au motif qu’elles ne donneraient pas assez de visibilité aux Forces canadiennes. Comme le confesse un mandarin du ministère de la Défense, "nous ne savions rien de ce pays".
C’est donc, nous disent Stein et Lang, un mélange d’ignorance et d’arrogance qui a conduit le Canada à Kandahar. Le premier ministre Stephen Harper a hérité de cette situation inextricable qu’il tente aujourd’hui de transformer en dividendes politiques, avec un succès relatif.
L’impression qui se dégage de The Unexpected War est celle d’un gouvernement qui ne connaît rien à la politique étrangère et fait la sourde oreille à ses diplomates (le ministère des Affaires étrangères comme l’ACDI ont presque toujours été absents des débats sur la participation canadienne en Afghanistan). C’est aussi celle d’une élite militaire à l’affût de la moindre occasion de plaire au Pentagone. Et qui, au passage, a réussi à augmenter son budget de plus de 30% depuis 2001.
Gross et Stein n’en tirent pas nécessairement la conclusion que nous devions retirer nos troupes de l’Afghanistan. Mais leur pronostic est pessimiste : les conditions d’une stabilisation du pays échappent en grande partie aux décisions du gouvernement canadien. Nous ne pouvons qu’espérer que cet ouvrage fondamental sera traduit en français dans les meilleurs délais.
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Frédéric Mérand est professeur au département de science politique de l’Université de Montréal, membre du Réseau francophone de recherche sur les opérations de paix (ROP) et du Groupe d’étude et de recherche sur la sécurité internationale (GERSI).
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Professeur au département de science politique de l’Université de Montréal, membre du Réseau francophone de recherche sur les opérations de paix (ROP) et du Groupe d’étude et de recherche sur la sécurité internationale (GERSI).





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