Le complot de Champlain

En ce 400e anniversaire de la fondation de Québec, le jeune historien Mathieu d'Avignon joue les iconoclastes

Livres - 2008

En ce 400e anniversaire de la fondation de Québec, le jeune historien Mathieu d'Avignon joue les iconoclastes. Dans Champlain et les fondateurs oubliés, un ouvrage très costaud à tous points de vue, il remet en cause le statut de fondateur exclusif de Champlain. «Pourquoi, demande-t-il, l'histoire et la mémoire ont-elles retenu le nom de Champlain comme étant celui du "fondateur" de Québec et de la Nouvelle-France?»
La question surprendra peut-être les profanes, pour qui il s'agit là d'une affaire réglée, mais elle trouve sa pertinence dans les écrits mêmes de Champlain, qui la suscitent. L'explorateur, en effet, a publié des récits de voyage en 1603, en 1613 et en 1619. En 1632, il les reprend, mais en les modifiant. Et ce que montre d'Avignon, c'est que ces modifications visent à le mettre en valeur sur deux plans. Dans cette dernière édition, Champlain présente «un récit exclusif de la fondation de Québec et de la Nouvelle-France» qui le dépeint «comme l'archétype du colonisateur français catholique», tout en négligeant le rôle, pourtant souligné dans les éditions précédentes, d'autres acteurs importants de la fondation. De plus, il fait disparaître la description de l'alliance franco-montagnaise de 1603, rapportée dans l'édition de cette même année, pour présenter «un récit de la fondation d'une colonie française et catholique en "terres vierges"». En 1632, en d'autres termes, Champlain s'attribue non seulement le beau rôle, mais le seul rôle principal, aux dépens d'autres personnages clés de cette fondation.
En 1603, François Gravé, représentant du roi Henri IV, scelle une alliance avec Anadabijou, grand chef montagnais. Ce geste, peut-on présumer, rend possible la fondation de l'habitation de Québec en 1608, principalement réalisée par Champlain et Gravé, délégués de Pierre Dugua, qui «organise et finance» le tout. L'histoire de Québec, en ce sens, commencerait en 1603 plutôt qu'en 1608 et aurait cinq pères fondateurs: Henri IV, Anadabijou, François Gravé, Pierre Dugua et, bien sûr, Champlain. En 1632, toutefois, ce dernier concocte un récit de fondation dans lequel les autres deviennent des figurants.
La manoeuvre sera fructueuse. Champlain, aujourd'hui encore, apparaît comme le héros de l'histoire. Pour d'Avignon, toutefois, il s'agit là d'un mythe, c'est-à-dire, selon la définition de Foulquié, d'un «fait historique du passé qui a subi les déformations de l'action fabulatrice de l'esprit», qui exige d'être déconstruit. Pour ce faire, le jeune historien se livre à une solide et passionnante analyse des écrits de Champlain lui-même, en insistant sur l'opération de réécriture menée en 1632, et à une analyse de l'historiographie consacrée au personnage, du XVIIe siècle à aujourd'hui. L'objectif est de découvrir «comment ces auteurs conçoivent la contribution de Champlain à la fondation et comment ils représentent les "autres"» à la lumière des hypothèses précédemment formulées
Nettoyer la statue
Marcel Trudel, qui parraine cet ouvrage en le préfaçant, avoue y retrouver l'inspiration qui l'a lui-même guidé dans son travail. «Mettre une sourdine aux chants lyriques en l'honneur de Champlain, offrir une perception plus exacte de l'homme, de ses hésitations, de ses contradictions, de ses erreurs, tout en décrivant la grandeur de vision, l'audace de l'action: c'est pour l'historien critique tenir un délicat pari», écrit-il. Trudel en sait quelque chose, lui dont les travaux ont mis en lumière le mariage d'intérêt de Champlain avec «une fillette», son programme plus commercial qu'agricole et son peu d'empressement dans l'entreprise d'évangélisation. «Chaque fois que j'ai ainsi dérangé, rappelle-t-il, on m'a joyeusement tapé dessus!» Aussi, il se réjouit, aujourd'hui, d'avoir trouvé en d'Avignon un épigone qui, tout en respectant le parcours de Champlain, «veut à son tour nettoyer une statue de ce dont les générations l'ont à tort surchargée».
En 2003, Jacques Lacoursière affirmait que, si Champlain n'avait pas subi le travail de réévaluation à la baisse réservé, depuis la Révolution tranquille, à plusieurs grands personnages de notre histoire, c'était parce qu'il était «irréprochable». D'Avignon montre que, en formulant ce jugement, l'historien populaire s'inscrivait dans la tradition historiographique majoritaire qui, depuis le XVIIe siècle, chante sans réserve les vertus de Champlain.
D'Avignon a relu les écrits de Lescarbot, des jésuites, de Sagard, de Sixte Le Tac, de Chrétien Le Clercq, de Bacqueville de la Potherie, de Charlevoix, de Kalm et, plus près de nous, aux XIXe et XXe siècles, ceux des Bibaud, Garneau, Ferland, Laverdière, Sulte, Dionne et Groulx. Conclusion: tous, presque sans exception, adhèrent à la version de l'histoire remaniée par Champlain en 1632 et en font le héros de la fondation.
La place des autres
Lescarbot, contemporain du grand homme, s'inspire de l'édition de 1613 et reconnaît donc les rôles de Gravé et de Dugua. Tout comme le jésuite Biard, il évoque l'alliance franco-montagnaise de 1603. Au XIXe siècle, J.-B.-A. Ferland reconnaît l'importance «du protestant Dugua». C.-H. Laverdière insiste sur l'alliance de 1603 et salue Dugua, alors que Sulte, dans le même sens, fait une place à Gravé. Ce qui domine, toutefois, c'est l'image d'un Champlain fondateur exclusif et héros, «premier Canadien» et «premier patriote», selon François-Xavier Garneau.
En 1947, Léo-Paul Desrosiers «se démarque en abordant les premières alliances franco-amérindiennes», mais il rejoint le choeur pour chanter Champlain. Il faut attendre Marcel Trudel, dans les années 1950, pour voir «les autres» faire une entrée officielle dans l'histoire et voir Champlain redevenir un homme au lieu d'un mythe. D'Avignon remarque toutefois que cette déconstruction reste à mener puisque «certains auteurs continuent de l'encenser», comme Denis Vaugeois, par exemple, qui se demande, dans un ouvrage récent sur Champlain, si a «existé en Nouvelle-France un personnage plus complet dont l'action fut plus importante». Le débat n'est pas fini!
D'Avignon, dans cet important ouvrage, ne veut pas dénigrer Champlain mais plutôt, comme le note Trudel, livrer «un portrait renouvelé et plus réel» du grand personnage, tout en reconnaissant le rôle des autres fondateurs de Québec, notamment celui des Montagnais. Dans ses Mémoires d'un autre siècle, Trudel écrivait que «l'historien qui, de nos jours, adopte une attitude critique en face [des héros de notre histoire] accomplit une démarche qui l'honore: il y a trente ans, il se mettait le revolver à la tempe». Souhaitons que, même en cette année anniversaire, le Québec d'aujourd'hui ait la maturité d'accueillir avec tous les éloges qui conviennent, serait-ce pour en débattre, la salutaire entreprise critique menée ici par un jeune et intrépide historien de grand talent.
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louisco@sympatico.ca
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Champlain et les fondateurs oubliés. Les figures du père et le mythe de la fondation
Mathieu d'Avignon, Presses de l'Université Laval, Québec, 2008, 542 pages


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