"La petite loterie" de Stéphane Kelly

Livres - 2008


Cette étude de sociologie historique devrait retenir l’attention de tous ceux qui s’intéressent au statut politique du Québec. La pertinence de cette histoire, celle de l’avènement de la fédération canadienne, demeure très grande. Malheureusement toutefois, ce livre, écrit dans une langue agile et agréable, perd en crédibilité ce qu’il gagne en clarté et en intensité. En d’autres termes, la thèse centrale de l’auteur est trop forte, trop claire, trop bien découpée pour emporter l’adhésion. L’histoire du Canada ne peut être aussi dichotomique.
La petite loterie, c’est celle qu’Adam Smith avait envisagée en 1776 pour gagner la loyauté des colons américains. Les avantages promis à certains leaders en termes de bénéfices commerciaux et de patronage auraient suffi à détourner la population du mouvement révolutionnaire républicain. Ce qui n’a pas réussi avec les Américains a fonctionné beaucoup mieux au Canada. Des leaders patriotes comme Étienne Parent, Louis-Hippolyte Lafontaine et George-Étienne Cartier ont été gagnés au loyalisme par les récompenses qu’ils en ont tirées. Voilà qui est loin d’être faux. L’auteur documente abondamment et en détail les jalons de cet itinéraire.
Ce qui apparaît moins sûr, c’est l’application des grandes catégories issues de la Grande-Bretagne du XVIIIe siècle, celles de la Cour et de la campagne, " Court and Country ". D’un côté, il y a le parti des commerçants monarchistes, près de la Cour, urbains et enclins au patronage et à la corruption. De l’autre, l’esprit républicain des ruraux plus vertueux et portés vers une pratique démocratique égalitaire à la Jean-Jacques Rousseau. Cet esprit aurait animé les patriotes américains et ceux du Bas-Canada. L’idéal mercantiliste et autoritariste, par contre, aurait été celui des Loyalistes qui ont façonné la gouverne des colonies canadiennes et conçu le projet de la Confédération. Contrairement aux idées reçues, la hiérarchie catholique n’aurait pas joué un rôle majeur dans la réalisation du projet. Ce sont bien plutôt les collaborateurs tels Cartier, Taché, Morin et autres qui assurent la légitimité de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique dans la nouvelle province de Québec.
Il est bien vrai que l’idéologie " country " a grandement alimenté la pensée républicaine aux États-Unis. Thomas Jefferson en est l’exemple vivant. Mais la fondation des États-Unis repose tout autant sur l’idéologie " Whig " et mercantiliste d’Alexander Hamilton, le principal architecte de la constitution de 1787. Il faut aussi noter que le républicanisme agraire de Jefferson s’atténue considérablement au cours de sa présidence (1801-1809) et s’accommode assez bien de l’industrialisation massive du pays et de la croissance des échanges commerciaux.
Selon Stéphane Kelly, les Canadiens (français) auraient été gagnés aux idées républicaines de Jefferson. Les Américains auraient séduit la majorité de la population dès les invasions de 1775. Pourquoi alors la contagion révolutionnaire n’a-t-elle pas été plus forte ? Quel est l’effet de l’Acte de Québec sur le refus opposé aux invitations américaines de 1776 ? L’auteur ne nous dit rien là-dessus. Il se contente d’affirmer que " la nation canadienne doit mettre en veilleuse sa sympathie américaine " (p. 91).
Sans doute une certaine sympathie américaine s’est-elle manifestée au Bas-Canada. Mais il a été exagéré d’affirmer que cette sympathie a été sans faille et toujours dominante. C’est bien plutôt d’ambivalence à l’endroit des États-Unis qu’il faut parler, comme l’ont fait d’ailleurs plusieurs historiens. Papineau lui-même et tout le Parti patriote mènent la lutte pendant longtemps à l’intérieur du cadre britannique. Le leader patriote fait bien plus souvent référence à la tradition anglaise qu’au républicanisme américain ou français. Sans doute, à compter des années 1830, il cite plus souvent Jefferson et même Andrew Jackson. Mais quelle distance entre Papineau et ses sources ! Alors que Jefferson déclare que tout citoyen est un " gouvernant en puissance ", le seigneur Papineau défend le régime seigneurial, la hiérarchie catholique, les lois héritées de l’ancien régime et se montre plutôt autoritaire. On est loin de la démocratie jacksonnienne.
D’autre part, les Loyalistes se sont réfugiés dans la monarchie et dans l’autorité de ses représentants. Cela est incontestable. Mais leur libéralisme n’était pas pour autant très éloigné de celui des révolutionnaires américains. Il semble bien que le clivage entre eux et ces derniers n’était pas avant tout de nature idéologique. Ils avaient suffisamment pris l’habitude des assemblées délibérantes qu’ils en réclamèrent sitôt arrivés au Canada. On sait que leur représentation à la première législature du Bas-Canada fut relativement forte. Plusieurs d’entre eux dans le Haut-Canada ont participé à la rébellion sous l’égide de Mackenzie en vue d’obtenir le gouvernement responsable. Ils ont même recueilli plus de sympathie aux États-Unis que Papineau et ses disciples qui ont fait face à l’indifférence, du moins dans les milieux politiques influents. Pour tout dire, même si une culture politique anglo-canadienne différente de celle des Américains, s’est développée et s’est imposée au Canada, l’osmose culturelle entre les Canadiens de langue anglaise et leurs cousins d’outre-frontière semble bien plus forte qu’entre Canadiens français et Américains.
L’auteur voit dans les propos autoritaires et quasiracistes de l’évêque Strachan un " avant-goût de l’imaginaire des Pères de la Confédération " (p. 37). Il est vrai que l’âme dirigeante du " Family Compact " du Haut-Canada représente une tradition importante. Mais il faudrait être plus nuancé sur les liens qui l’unissent à John A. Macdonald. D’ailleurs, ne devrait-on pas rapprocher plutôt les propos providentialistes de l’évêque anglican de ceux des évêques catholiques francophones quant au respect dû à l’autorité ?
Sans doute, le mouvement annexionniste et républicain a pris une certaine ampleur au Canada-Est (Québec) entre 1848 et 1867. Mais, outre que ses leaders ont été malmenés par l’Église, ils se sont bientôt trouvés minoritaires au pays et ont rencontré bien peu de sympathie chez les Américains. Ces derniers, en fait, avaient eu tôt fait d’établir une relation privilégiée avec leur ancienne mère-patrie à peine plus de dix ans après la fin des hostilités révolutionnaires. La guerre canado-américaine (1812-1814) n’a jamais suscité l’enthousiasme des populations de New York et de la Nouvelle-Angleterre en raison des liens de parenté et parfois d’amitié d’un côté à l’autre de la frontière. L’auteur fait trop peu de cas des affinités naturelles entre Britanniques, Américains et Canadiens de langue anglaise.
S’il l’avait fait, il aurait dû relativiser l’usage des concepts de " paria " et de " parvenu " empruntés à Hannah Arendt dans son traitement du peuple juif. À elle seule, la différence entre la situation des Juifs et celle des Canadiens français est assez notable pour inviter des réserves. Ensuite, ce que nous savons des Pères canadiens-français de la Confédération commanderait au moins quelques nuances dans l’utilisation de mots comme " parvenus " ou " collaborateurs " pour les désigner.
Cela dit, l’ouvrage demeure malgré tout fascinant en raison de ses révélations, en particulier quant à la texture " impérialiste " du projet confédératif. Cette citation de Creighton en témoigne : " Selon Macdonald, toutes les provinces devraient dépendre autant d’Ottawa qu’elles avaient dépendu jusque-là de Londres. " (p. 66). Des paroles d’Antoine-Aimé Dorion, leader du Parti rouge, un mois avant l’entrée en vigueur du régime confédératif, résument bien la teneur incendiaire de la thèse de Kelly : Dorion se réfère à Durham qui conseillait à la Couronne de ne plus avoir recours aux armes : " … nous allons essayer du poison – c’est-à-dire nous allons combler vos hommes publics d’honneurs et d’argent et nous en ferons nos agents de dénationalisation. La Grande-Bretagne donnera les honneurs, le peuple canadien payera lui-même le prix de la trahison de ses hommes publics (p. 215).
Ce livre ne laissera personne indifférent. Les souverainistes québécois le liront avec enthousiasme et y retrouveront la mise en place des mécanismes qu’ils dénoncent. Les fédéralistes réagiront et s’offenseront des raccourcis inacceptables auxquels se livre l’auteur. Mais personne ne niera la pertinence de cette analyse historique. On l’aurait souhaitée toutefois moins manichéenne.
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La petite loterie de Stéphane Kelly, Montréal, Boréal, 1997, 283 p.
Politique et Sociétés, Vol. 17, nos 1-2, 1998
Louis Balthazar

Université Laval


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