La peste et le choléra

Géopolitique — Proche-Orient



Dans ce pays qui n’a connu que des pharaons antiques ou modernes - avec, selon les époques, un soupçon de colonialisme étranger -, fallait-il que la première élection démocratique au poste suprême, en presque 5000 ans d’histoire égyptienne, se joue entre un fou de Dieu et le représentant d’un « ex » régime militaire corrompu, resté omniprésent? Entre la foi et l’épée ? Entre ce qu’on aurait appelé, sous d’autres cieux, le sabre et le goupillon ? D’autres préféreront dire : entre la peste islamique et le choléra de la tyrannie galonnée…
Oui, peut-être fallait-il en passer par là. Après six décennies de dictature militaire, et plus de 84 ans au cours desquels ils ont peu ou prou représenté l’axe principal de l’opposition - violente ou non, démocratique ou non, persévérante sans aucun doute -, il n’est pas absurde que les Frères musulmans, fondés dans ce pays en 1928, et ayant essaimé dans le monde arabe, se retrouvent en 2012 au premier plan d’un dramatique face-à-face avec ce régime dictatorial « sortant-mais-pas-sorti ». Et qu’au lendemain du second tour, ce soit un des leurs, Mohamed Morsi, qui émerge du scrutin démocratique.
Car scrutin démocratique il y a vraiment eu, malgré tout. Malgré le caractère calamiteux des 16 premiers mois de la révolution. Malgré le retour périodique de la violence d’État, entrecoupé d’accalmies qui permettent les élections. Malgré la persistance des tribunaux militaires et de leurs condamnations arbitraires. Malgré la régression que constituent les manipulations du Conseil suprême des forces armées, avec la complicité de la Haute Cour constitutionnelle qui annule les élections législatives et confère les quasi pleins pouvoirs au dit Conseil.
Malgré tout cela, les gens ont vraiment voté, et on a vraiment compté leurs suffrages.
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On regrettera l’absence, au second tour, de la « troisième voie » égyptienne, celle des révolutionnaires de la place Tahrir, qui en 2011 refusait tout autant la poigne militaire de l’ancienne dictature que le danger intégriste représenté - à des degrés variables - par les Frères musulmans et les salafistes.
Pour expliquer leur apparent déclassement dans les jeux politiques subséquents, on a dit que les jeunes idéalistes de la place Tahrir ne faisaient pas le poids. Devant les vieux pros de l’activisme et de la manipulation que sont les Frères musulmans et les militaires égyptiens, c’est sans doute vrai… Mais rappelons qu’au premier tour de la présidentielle (les 23 et 24 mai), l’esprit original laïque de la révolte du Caire a quand même été dignement représenté par un candidat, le « nassérien » Hamdine Sabahi, arrivé troisième avec 21 %. Il s’en serait même fallu de peu pour que ce valeureux opposant à Anouar el-Sadate et Hosni Moubarak, 17 fois emprisonné, ne rejoigne et dépasse le candidat arrivé second, l’homme du régime Ahmed Shafik (24 %)… et ne se faufile en finale contre Morsi (25 %).
L’esprit de Tahrir n’est pas mort, même si la place elle-même a été occupée, ces derniers temps, par un autre groupe : les partisans des Frères musulmans, qui en étaient quasi absents en janvier 2011. Aujourd’hui, leur présence sur les lieux est prépondérante, et ils s’en servent comme base symbolique pour contester les militaires. Tahrir n’est plus tout à fait Tahrir… quoique.
Hydre ou mauvaise herbe ? Même dépouillés provisoirement par les décrets militaires, les Frères musulmans reviennent toujours à la surface : tel est le message de la présidentielle, et le Conseil suprême du général Tantaoui sera bien obligé de le reconnaître.
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Si les deux forces dominantes de la politique égyptienne arrivent dans les prochains mois à s’équilibrer - ou se neutraliser - sans basculer dans la violence, et si un homme comme Mohamed Morsi, petit fonctionnaire de la Fraternité islamiste arrivé là presque par hasard, s’élève au niveau d’un homme d’État et ratisse plus large que son idéologie, alors la révolution égyptienne, phare du Printemps arabe, conserve toutes ses chances.
Aux impatients et aux Cassandre du Printemps arabe - qui ne veulent plus y voir que régression ou cheval de Troie islamiste - rappelons où en était la Révolution française, 16 mois après la prise de la Bastille. Il y avait toujours un roi en place, la guerre civile guettait, et un épisode horrible - retenu par l’Histoire sous le nom de Terreur, avec un T majuscule - était encore à venir, qui allait ensanglanter la France pendant des années. Laissons aux Égyptiens le temps dont ils ont besoin pour que mûrissent les fruits de la place Tahrir.
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François Brousseau est chroniqueur d’information internationale à Radio-Canada. On peut l’entendre tous les jours à l’émission Désautels à la Première Chaîne radio et lire ses textes à l’adresse http//blogues.radio-canada.ca/correspondants

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François Brousseau est chroniqueur et affectateur responsable de l'information internationale à la radio de Radio-Canada.





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