La maison de l’Homme

Les hommes sont désormais confrontés à un destin commun

Tribune libre - 2007

« La demeure suspend ou ajourne cette trahison en rendant l’acquisition et
le travail possibles. La demeure, surmontant les insécurités de la vie, est
un perpétuel ajournement de l’échéance où la vie risque de somber »

Lévinas, Totalité et infini
***
La nature est un état sauvage quasi indomptable. Avec les siècles, l’homme
a tenté sa chance et il a appris que s’il est possible (et même
souhaitable) de dompter l’animal, la nature, elle, ne se laisse pas «
dompter » facilement. Un animal peut dompter un autre animal, mais la
nature exige plus de respect, plus de précautions, voilà ce que nous
rappellent nos sciences et notre sagesse.
Or la différence entre les existences animale et humaine peut prendre le
nom d’« ouverture ». Car où l’animal répète la même expérience sans fin,
l’homme a la capacité d’ouverture et d’apprentissage : il peut saisir
l'occasion de faire un petit geste dans un espace et un horizon temporels
afin d’en tirer profit pour l’avenir. Ainsi l’homme, être de proximité par
excellence, se voit révolutionnairement apte, par son ouverture au monde,
d’adapter l’environnement à ses besoins. Il est capable de modifier
l’environnement, de le transformer sans limites. Aussi doit-il devenir
responsable. Non seulement l’animal humain sent-il l’environnement mais,
par l’usage de ses mains et le développement de ses facultés, parvient-il à
le modifier et lui donner un visage humain, comme disait Marx. Et quand
l’homme travaille dans la nature, rappelons-le, ce n’est jamais pour le
laisser en l’état, mais précisément pour la transformer et se faire un «
chez soi ». Or posons-nous la question qui exige deux minutes de réflexion
: qu’est-ce que le « chez soi » de l’homme ?
De la nature à la maison : invention de la politique

Si les animaux sauvages n’ont pas besoin de cultiver un jardin ou de
construire de maison, l’homme, lui, doit s’abriter pour survivre.
Vulnérable et mortel, il transforme patiemment la nature en un « chez soi
». En fait, l’homme cherche à se domestiquer lui-même, tout en domestiquant
les animaux qu’il peut approcher. Se domestiquer, cela signifie faire
entrer l’animal dans la maison. Or, plus l’homme se domestique lui-même,
c’est-à-dire se cultive et se raffine, plus il développe une tendance à
tout clôturer. Être chez soi pour l’homme, c’est limiter son territoire et
limiter par là celui de l’autre. Par les effets de cette tendance lourde en
l’homme, les animaux que l’homme n’a pas réussi à faire entrer chez lui,
les animaux sauvages, se trouvent enfermés dans un parc, mais de
l’extérieur. C’est que le domestiquant entend contrôler les règles du parc
le séparant de l’autre.
C’est ainsi que l’homme, en domestiquant toujours plus l’extérieur, se
définit par l’esprit de conquête, ce que l’on appelle « la politique ».
Loin de conduire au bien commun ou à un idéal, la politique, qui repose sur
des rapports de force naturels, explique toutes les règles de domestication
des animaux s’exprimant sur eux-mêmes. Si les règles visent la cohabitation
des humains entre eux, il s’agit de la politique intérieure et s’il s’agit
de règles concernant les limites du parc, il s’agit de la politique
externe. Plus que jamais, on le notera en pensant au réchauffement
planétaire, le parc humain est soumis à ses limites internes.
Si l’esprit de conquête est une autre expression traduisant la tentative
de contrôler son destin, les hommes sont désormais confrontés à un destin commun. Face aux menaces actuelles, la politique du XXIe siècle doit rompre
avec les raisons de son invention (les forces naturelles) parce que
l’hyperpolitique contemporaine entend montrer en quoi la tâche qui reste
est celle de l’entretien de la demeure humaine.
La maison de l’Homme
Ainsi, ce qui caractérise l’homme, c’est l’ouverture qu’il a lui-même lui
permettant de se construire un « chez soi » limité, une maison en quelque
sorte. Traditionnellement, la maison est un espace qui assure au
travailleur un lieu de repos. Aujourd’hui, à l’heure des changements
climatiques qui bouleversent toutes nos perceptions communes et nos
catégories de pensée, la maison ne doit pas être conçue comme la résidence
individuelle, mais bien plutôt comme la terre au complet. Car mon action,
aussi minime soit-elle, influence mon milieu et engage l’avenir de tous.
Si l’homme a appris à construire sa maison, à préparer un jardin pour
subvenir à ses besoins et garder ses animaux dans ses parcs, il doit dès
lors apprendre à voir plus loin et à sentir les limites de son terrain. La
maison n’est plus familiale, le jardin, qu’il soit agricole ou esthétique,
n’est plus privé, et le parc, ouvert ou fermé à la promenade, doit être
entretenu au nom des générations futures. Car l’homme doit sentir et
reconnaître les limites de son urbanisation, qui détruit, et le goût
d’habiter une demeure.
Qu’est-ce qu’une demeure ?
La maison a servi à protéger l’humain de l’immaîtrisable nature et lui a
assuré la survie. Toutefois, mal entretenue, elle pourrait lui causer la
mort. En forme de cocon ou d’oeuf, la maison, que certains libéraux ont
nommée « la propriété », a pris une place particulière dans le cœur de
l’homme. Si la maison, produite par le travail, distingue le mode de vie
humain de celui de l’animal, elle distingue aussi le niveau de vie des
humains entre eux. Les pauvres ont les murs et le toit, tandis que les
riches ornent la maison des murs jusqu’au toit, de l’intérieur à
l’extérieur. L’homme construit une maison pour laisser ouvert son avenir,
tout en ignorant que cette maison, si elle est négligée, ferme cet avenir
même. Hospitalière, la maison réchauffe et favorise la créativité.
Aujourd’hui, la maison Terre, qui court à sa perte, doit plus que jamais
auparavant se penser comme une « demeure ».
Plus spirituelle que la cabane et la maison, la demeure exige et mérite le
plus grand soin, car c’est à partir d’elle que l’homme peut élargir son
horizon sur le monde et habiter en tant qu’homme. Pour parler avec le
philosophe Emmanuel Lévinas, loin de se laisser réduire au matériel, à
l’ornementation, à l'agréable et à l’utile, la demeure favorise l’ouverture
à l’avenir en assurant l’appartenance de l’homme au lieu.
En conséquence, ce que l’homme du XXIe siècle ne doit plus se permettre
d’oublier, c’est que l’on revient à sa demeure précisément parce que l’on y
habite. Le Terre n’est pas une maison que l’on loue, elle n’est pas un
chalet ou une usine, elle n’est pas davantage un « vaisseau spatial » comme
le chantent les écologistes scientistes actuels, elle doit être comprise au
plus tôt comme une demeure qui cherche à se maintenir dans le temps, d’où
son nom. Si l’homme visite l’espace et se familiarise avec la lune et les
autres planètes, l’espace qu’il continue toujours d’habiter c’est d’abord
sa demeure, la Terre, de laquelle il devient responsable en la quittant et
en y revenant. Quand il se pose sur la lune, il le fait à titre de
visiteur, comme un voyageur, jamais comme un résident permanent. On peut
donc affirmer que l’un des malheurs les plus grands de l’homo technicus, ce
n’est pas d’avoir cherché à mettre le pied sur la lune, mais d’avoir
cherché par là à oublier qu’il habite encore la Terre. Cette contradiction
est admirablement bien illustrée par l'attitude russe. En effet, les Russes
s'intéressent à l'arctique et entendent réclamer une partie, toujours
hostile aux habitations humaines, du pôle nord. Plus drôle encore, il
veulent nous impressionner en se proposant des voyages habités en orbite
extra-terrestre d’ici 2020 ou 2030... Ce qu'ils oublient toutefois, c'est
qu’ils ont toute la difficultés du monde à habiter leur propre pays, la
Russie…

« Habiter à demeure » et le problème de la communication
La communication rapproche les hommes en les aidant à construire la
demeure. Toutefois, l’omniprésence de la communication, mais surtout sa
superficialité, sa rapidité et sa gratuité, engendre une telle confusion
qu’elle menace la survie des hommes. On ne peut pas tous parler en même
temps et se comprendre ! On ne peut pas tous donner des ordres et réussir
une entreprise. Cela signifie que l’entretien de l’espace habitable
requiert l’entente, le dialogue et la coordination de tous ses habitants,
des habitants que la politique moderne appelle « citoyens ». Ceux-ci, qui
demeurent jusqu’à preuve du contraire des habitants, ne seront « citoyens
du monde » que lorsqu’ils s’occuperont de la demeure comme s’ils en avaient
fait le tour.
Notre demeure possède au moins une fenêtre, une ouverture externe. Mais la
mobilisation croissante et l’hyperactivité économique produisent des gaz
qui risquent de l’obstruer. Si l’homme ne voit plus, il risque de perdre de
vue ses possibilités d’avenir, la vue étant le seul sens auquel l’homme
accorde sa confiance. Ainsi, si on accepte une hiérarchie des pollutions
qui menacent la demeure, ce n’est pas tant la pollution luminueuse qui
dérange que celle qui supprime les possibilités de vivre. Dans le même sens
et pour donner une idée de la hiérarchie des types de pollution,
l’accumulation des déchêts est un type de pollution qui cause un tort
irréparable à la demeure en comparaison à la pollution olfactive, bien que
celle-ci diminue toujours la qualité de vie des habitants de la demeure. La
qualité sonore aussi pose problème, car les murs de la demeure s’avèrent
incapables d’assurer la paix. Ces multiples formes de pollutions
s’accumulent et nous entraînent vers le naufrage, car on l’oublie trop
souvent mais, face aux bouleversements climatiques, nous sommes tous, pour
parler avec l'écrivain allemand Peter Sloterdijk, « dans le même bateau »…
Le défi le plus urgent de notre humanité consiste à reconnaître notre
demeure, à l’entretenir et en faire un lieu de rencontre pour nos enfants.
Implicite au défi, la promesse de l'avenir que les humains se sont donnée
s'avère des plus difficile et risque de ne pas être tenue. Mais c’est à la
possibilité d’énoncer de grandes promesses et à la capacité de relever des
grands défis que se réalise l’homme. Si la fenêtre est encore ouverte et
que l’homme a encore un peu d’ouverture vers l'extérieur, on peut se
demander non sans inquiétude s’il acceptera de relever une fois pour toutes
le défi que lui pose l’entretien de sa demeure.

Dominic DESROCHES

Département de philosophie

Collège Ahuntsic
-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --

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Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Etik og Ret à Copenhague (Danemark) en 2004. En plus d’avoir collaboré à plusieurs revues, il est l’auteur d’articles consacrés à Hamann, Herder, Kierkegaard, Wittgenstein et Lévinas. Il enseigne présentement au Département de philosophie du Collège Ahuntsic à Montréal.





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