La France en suspens

France - élection présidentielle 2007


Si vous croyez, ami lecteur, que la dernière campagne électorale au Québec a été fertile en suspense, vous n'avez rien vu. La campagne présidentielle, en France, se suit comme un palpitant feuilleton dont l'issue est totalement imprévisible.
Symptômes: un taux exceptionnel d'indécis (de 33 à 42% selon les sondages), et les revirements souterrains d'un électorat qui semble chercher sa voie à tâtons entre trois principaux candidats, tandis que l'ombre menaçante de Jean-Marie Le Pen reste très présente.
Mes amis français ne cessent de me surprendre.
Anne, une journaliste qui n'a jamais voté pour d'autres partis que le PS, hésite encore: "Bayrou, peut-être". François Bayrou, ou la porte de sortie de ceux qui trouvent Ségolène Royal incompétente et Nicolas Sarkozy dangereux.
C'est également pour Bayrou que voteront plusieurs amis enseignants qui, tout comme Anne, n'avaient jamais voté qu'à gauche.
Martine, prof d'histoire-géo, n'a pas encore pardonné à l'ancien ministre (socialiste) Claude Allègre le mépris qu'il affichait pour les enseignants. Elle ne pardonne pas non plus à Ségolène Royal d'avoir déclaré qu'il faudrait forcer les enseignants à faire 35 heures de présence à l'école. En une seule phrase, Mme Royal venait de dilapider la principale force de frappe du PS: l'appui indéfectible des enseignants.
Ces derniers glissent en masse vers Bayrou ou retournent, au moins pour le premier tour, vers les factions d'extrême-gauche qui leur rappellent leur jeunesse (il y a deux trotskystes et une communiste parmi les candidats, sans compter la Verte Voynet et l'inénarrable Bové).
Martine a d'autres motifs, qu'elle énonce passionnément malgré les protestations d'une tablée de fidèles partisans de la gauche, dont plusieurs voteront en se pinçant le nez pour Ségolène (parce que c'est une femme, ou pour stopper Sarkozy, ou parce qu'on ne trahit pas sa famille politique). Martine en a marre de la polarisation droite-gauche, elle croit qu'il y a de bonnes idées des deux côtés, que "libéralisme" n'est pas un mot ordurier et que le PS doit faire sa révolution blairiste. Bayrou se présentant comme un centriste, elle votera pour lui.
Monique, spécialisée dans l'information internationale et solidement ancrée à gauche, ne votera pas pour Ségolène Royal, "décidément trop nulle en matière de politique étrangère". Elle aussi glisse vers Bayrou, faute de mieux.
Autre son de cloche chez Jean-Pierre, jounaliste, qui lui aussi avait jusqu'ici toujours voté à gauche. Au risque, comme il dit en riant, d'être "évincé de la couche conjugale", il va voter Sarkozy: "Pour mon petit-fils. Parce que Sarkozy est le seul qui ait la capacité et la volonté d'imprimer à la France la secousse dont elle a besoin. Quand Sarkozy aura réglé le problème de la dette, quand il aura rétabli l'équité dans les régimes de retraite, je recommencerai à voter à gauche."
Et Mireille et Bernard, qui dansaient de joie à la Bastille quand Mitterrand fut élu en 1981? Ne le dites à personne mais ils songent à voter "Sarko" (sic)
Dans les dîners en ville, il y a de bonnes chances que celui qui se contente de commentaires évasifs soit un partisan de Sarkozy. Dans les milieux d'affaires, c'est sûrement autre chose, mais dans la classe intello-médiatique, les pro-Sarkozy ont plutôt tendance à raser les murs, un peu comme les fédéralistes pendant les campagnes référendaires québécoises.
C'est pourquoi les sondages sous-évaluent probalement les appuis du "front-runner". Mais ils sous-estiment encore bien davantage ceux du chef du Front national. Ceux-là ne s'affichent pas. Mais dans l'isoloir (sic)
En principe, le "troisième homme", celui qui pourrait détrôner Ségolène Royal au premier tour, c'est Bayrou. Pourtant, en 2002, qui s'attendait à ce que Le Pen se rende au deuxième tour? Or, à la mi-campagne, les appuis de Le Pen étaient plus élevés que ce qu'ils étaient au même stade en 2002
Les choses auraient pu tourner autrement, s'il ne s'était produit, en amont de la campagne, un terrible dérapage. La France aurait pu avoir, comme candidat de la gauche, un Dominique Strauss-Kahn bien plus compétent que Mme Royal et comme candidat de la droite un Alain Juppé, plus rationnel, moins inquiétant que Sarkozy.
Le sort - et le culte de l'image - en ont décidé autrement. Le premier n'était pas assez médiatique, le second pas assez fonceur. Mais quand même, quel dommage et quel gaspillage de talents.


Laissez un commentaire



Aucun commentaire trouvé