La dérive

En ce printemps 2012, la dérive a lentement mais sûrement commencé. On peut s’y lancer à corps perdu, aveuglés par l’étranglement des dettes et de la compétition internationale, ou l’on peut l’interrompre.

Crise sociale - printemps 2012 - comprendre la crise



On se demande tous comment dans les années 1930, autant de démocraties européennes ont pu soudainement devenir des régimes autoritaires, bafouant les droits et les libertés des individus, emprisonnant des syndicalistes, enlevant des opposants, assassinant des intellectuels, massacrant des manifestants.
La réponse, nous la vivons aujourd’hui.
Des hommes politiques prétendent obéir à l’impérieuse nécessité du moment, au danger du chaos. Des juges obéissent aux demandes d’injonctions et de jugements immédiats. Des établissements scolaires obéissent aux demandes des politiques et des juges. Des policiers, des services d’ordre et de sécurité obéissent aux demandes des recteurs, des directions, des maires et des gouvernements.
Et l’on arrête les manifestants. Et l’on arrête les professeurs. On les expulse. On les tabasse un peu au passage. On les menace d’amendes et d’incarcération. On leur ordonne de faire cours en silence, de suivre pas à pas le programme qu’il s’était prescrit en d’autres temps, d’autres lieux, quand le Québec était encore un pays démocratique et qu’on y respectait les étudiants et les professeurs. On les enjoint, matraque dans le dos, de retourner sur les bancs de l’école. On les force à rentrer dans le moule de leur fonction, de leur tâche respective, la tête baissée, le corps conciliant.
Et face à cette tentative assumée de mise au pas, les esprits réactionnaires se réveillent. Ils appellent à davantage d’ordre, à davantage de tabassage, à davantage de menaces. Certains même expriment leur volonté de sang. Et chaque policier, chaque agent, chaque constable, poussé par ses gouvernants, poussé par ses concitoyens, se sent alors investi de la mission sacrée de maintenir un ordre devenu figure imaginaire délirante, devenu projection mythologique de tout ce qu’il hait. Le déguisé. Le jeune. L’expansif. Le perturbateur. L’entraveur. L’insoumis. Le nuisible.
Dans un pays où le gouvernement envoie des messages de retour à l’ordre, et où il conduit avec systématisme une campagne de violence politique, administrative, policière, judiciaire et médiatique à l’égard de ceux qui ne s’y conforment pas, chaque forcené de la paix, chaque fanatique de l’alignement est légitimé à faire de lui un petit justicier-milicien dont les actes d’agression seront autant de faits de bravoure. Et il n’est pas étonnant qu’en ces jours, se multiplient les anecdotes relatant des débordements sécuritaires et des initiatives personnelles abusives de la part de représentants de l’ordre. Pour ceux-ci et ceux-là, tout acte de désobéissance, tout refus d’obtempérer, devient un crime majeur dont il s’agit de tuer dans l’œuf toute possibilité de contamination et d’exemplarité.
C’est ici que l’imposture du gouvernement éclate au grand jour. Lui qui prétend défendre les intérêts des étudiants en ne cédant pas à la grève, se trouve à arrêter des professeurs et des étudiants, créant par là-même le climat le plus délétère qui soit pour qu’une classe puisse avoir lieu. Son but, ce n’est pas l’éducation, ni l’enseignement, ni les étudiants. Son but, c’est l’ordre. Sa motivation, c’est la pulsion de l’ordre.
Les régimes fascistes des années 1930 avaient axé leur passion de l’ordre sur des obsessions raciales et identitaires. Ils haïssaient les immigrants, les colorés, les juifs, les homosexuels ou les malades mentaux… en un mot, tous les « décadents » et les « dégénérés » qui pouvaient nuire à la pureté de la race.
Notre fascisme à nous vénère un ordre d’une autre nature, qui est loin d’être plus inoffensif : l’ordre économique. Et avec autant de naturel que les politiques et les bonnes gens des années 1930 haïssaient tous ceux qui appartenaient aux dégénérés, nos politiques et nos bonnes gens haïssent les contestataires de système économique en place, les ralentisseurs de flux, qu’ils soient manifestants, grévistes, intellectuels en appui ou assistés sociaux. Ils les haïssent de toutes leurs forces, comme autant d’ennemis, comme autant de causes de leurs malheurs quotidiens.
En ce printemps 2012, la dérive a lentement mais sûrement commencé. On peut s’y lancer à corps perdu, aveuglés par l’étranglement des dettes et de la compétition internationale, ou l’on peut l’interrompre. Rappelons-nous juste que le potentiel de haine requis pour que la violence fasciste se déchaîne à plein ne disparaît jamais. Endormi comme le volcan, comme le dragon, comme l’anneau maléfique, il attend en chacun de nous que l’on vienne l’agacer, que l’on vienne le flatter.

Ce texte a aussi été publié dans Le Couac et dans Les Nouveaux Cahiers du socialisme. Il a été lu le jeudi 19 avril 2012 devant le SPVM lors d’une action où des Profs contre la hausse se sont préventivement livrés aux policiers, en signe de solidarité avec les collègues et étudiants arrêtés à l’Université du Québec en Outaouais. Le même texte, légèrement modifié, a ensuite été lue devant le Palais de Justice de Montréal, cette version est disponible ici.


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2 commentaires

  • Archives de Vigile Répondre

    13 mai 2012

    Je viens d'Algérie, je vis au Québec depuis 1992. Les revendications d'étudiants d'aujourd'hui me replongent dans ce que j'ai vécu là-bas à ma première année universitaire en 1980. On ne connaissait pas de manifestations auparavant. Il a suffit que les autorités locales annulent une conférence d'un écrivain prévue à l'agenda de l'université pour que les étudiants sortent dans la rue pendant 2 mois. C'est ce qu'on appelait le printemps berbère (avril 1980). La répression policière s'est abbatue par la suite sur la communauté universitaire. Les revendications se multiplient ensuite pour inclure : la culture, l'identité berbère, la démocratie et les libertés. Le reflexe de la manif est entré peu à peu dans les moeurs et depuis ce temps, en Algérie, la rue est devenue l'arène où s'exprime et s'éclate la voix des opprimés. Au passage, le pays a sombré dans la guerre civile dans les années 90 et à ce jour l'ordre n'est jamais revenu.

  • Archives de Vigile Répondre

    10 mai 2012

    Quelle profondeur de vue et quelle justesse dans l'analyse des enjeux sous-jacents!
    La prochaine étape à mettre en oeuvre à haute vitesse:
    Réclamer et...obtenir des élections, pour que le peuple récupère sa souveraineté confisquée par un parti libéral infecté de tous les vices imaginables.
    75 pourcent des Québécois n'ont pas voté pour ce parti en 2008!