Nous sommes «à venir» : réflexions sur le Manifeste de la CLASSE

Le Canada anglais et les étudiants : l’impact des mots vidés de leur sens

La lutte et la mobilisation étudiante ne trouvent pas écho dans les autres provinces canadiennes.

Crise sociale - printemps 2012 - comprendre la crise

Stuart J. Murray - Professeur agrégé, Université Carleton, Ottawa


Bien que le manifeste des étudiants souffre d’un certain manque d’élégance, on ne peut le rejeter en bloc. Le texte témoigne d’une volonté claire de réinventer le langage (perdu) de la dissidence et de (re)formuler les termes d’un refus quasi global tout en évitant le piège d’une novlangue néolibérale.
À cet égard, le manifeste Nous sommes avenir n’est ni un « jeu de mots », ni «désincarné», comme certains l’ont prétendu. Dans quelle langue pourrait-on bien parler d’un « apprentissage de l’humanité », d’une « essence » de la grève des étudiants ?
Le manifeste va au-delà de la hausse des droits de scolarité et soulève un « malaise plus profond ». Les droits de scolarité sont indéniablement liés à la violence des inégalités socioéconomiques, au sexisme, au racisme, au néocolonialisme, à l’homophobie, à la surexploitation de l’environnement, à la marchandisation de l’éducation et à la poussée antidémocratique des politiques gouvernementales et des lois, tels que les projets de loi 78 et C-38.
Ceux qui lisent le manifeste sont appelés à se situer au regard de la violence systémique et structurelle dont fait preuve l’État néolibéral, un dispositif de pouvoir encore plus nuisible que la force répressive des matraques, du poivre et des gaz lacrymogènes. Dans cette optique, les principes exprimés dans le manifeste ne sont ni idéalistes, ni fascistes, comme le soutient Normand Lester lorsqu’il écrit : « Mussolini serait fier. » Au contraire, le manifeste cherche à critiquer un tel système qui autorise et tolère la violence systémique et structurelle, dont au final elle profite, violence désormais normalisée et imposée au nom de la démocratie et du développement économique et social. Le manifeste critique la manière dont cette violence étatique est rationalisée et tolérée, tout comme le sont les coûts sociaux et les dommages collatéraux qu’entraîne cette crise sociale sans précédent.
Le manifeste est intrinsèquement un appel à la prise de parole, donc au langage. En mettant en avant-plan le problème de la légitimité politique - et non seulement sa légalité -, la CLASSE demande : qui a droit à la parole ? Et il exige de nous tous que nous revendiquions la responsabilité de nos discours, ainsi que les conditions dans lesquelles ceux qui parlent peuvent se faire entendre ou non.

La parole suspendue
Ceci explique peut-être pourquoi le mouvement étudiant n’arrive pas à mobiliser le Canada anglais. Mis à part quelques supporteurs qui s’agitent casseroles en mains, une fois les frontières culturelle et linguistique franchies, un silence souverain règne. Quelque chose a dû se perdre dans la traduction de ce qui se passe au Québec.
Après la lecture du manifeste, les lecteurs anglophones seront probablement enclins à le qualifier de banal et de vide. Ce n’est pas parce que les mots nous manquent, ou qu’ils sont exprimés dans une autre langue, mais plutôt parce qu’ils sont vidés de leur sens et banalisés. Nous avons tous perdu la parole, le bien commun, la justice sociale, l’égalité et les principes de démocratie directe. De plus en plus, la langue est marchandisée, néolibéralisée et globalisée au service de principes d’efficacité et d’utilité crasses. Le sens des mots est « suspendu », de même que les lois spéciales suspendent les droits démocratiques au nom de la démocratie elle-même.
Si notre gouvernement fédéral s’expose à un outrage au Parlement, peu importe. Si les scientifiques de toutes allégeances politiques dénoncent les politiques du gouvernement et se trouvent eux-mêmes muselés, peu importe. Si notre ministre d’État des Sciences et de la Technologie a des opinions fondamentalistes sur l’évolution, peu importe. On nous dit que le droit, la science et la technologie devraient servir la « nouvelle économie ». Bref, que la main invisible du « libre » marché nous guide : «Business as usual.»
Cette science se développe au sein du « secteur des études supérieures », comme on l’appelle maintenant ; les universités sont gérées par une administration lourde et bien rémunérée, qui soumet l’éducation supérieure aux modèles de l’entreprise privée, exigeant l’« innovation », l’« entreprenariat », les « résultats commercialisables » et les « partenariats public-privé ». Officiellement, les étudiants sont importants, dans la mesure où ils sont des « clients » et représentent des « BIU » (Basic Income Units - unités de revenu de base).
C’est dans ce discours « totalisant » que le langage et les discours sont cooptés, de même que l’éducation et la santé sont « corporatisées », que nos forêts et nos terres sont surexploitées, que les citoyens sont devenus une forme de capital, de « ressources humaines » dont on extrait une plus-value ou un profit. Dans ces conditions affligeantes, le manifeste de la CLASSE risque d’être ignoré, car il refuse d’adopter la novlangue du managérialisme ou d’indiquer exactement de quelle façon son programme sera « opérationnalisé ».

La parole rassembleuse
Peu importent les lacunes qui se trouvent dans le manifeste, les étudiants cherchent désespérément à réinventer et à partager une langue « commune » et rassembleuse à travers laquelle sont véhiculés des discours touchant la responsabilité collective des personnes et leurs rôles dans les systèmes sociaux, politiques et économiques ; il s’agit d’une action, une politique réparatrice et émancipatrice dans laquelle tout un chacun assume ses responsabilités face à la violence systémique et structurelle, face à la discrimination et face à l’importance et au devoir d’éduquer les générations à venir. La manière d’y arriver est un projet collectif dont la responsabilité n’incombe pas seulement aux étudiants, mais bien à toute la société civile.
Nous sommes avenir/à venir : ce slogan impose la voix, la constitution rhétorique d’un « nous », d’un nous qui nous est promis et à venir. C’est une stratégie discursive que certains trouveront menaçante, tandis que d’autres y trouveront un gage d’ouverture et d’espoir. Attendons de voir si ces mots prendront racine et sauront mobiliser une population avide de changements.
Le manifeste soulève des questions pressantes, importantes et fondamentales, dont, en filigrane, celle-ci : Allons-nous enfin saisir l’occasion d’une prise de parole citoyenne et changer les structures qui nous oppriment ?
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Stuart J. Murray - Professeur agrégé, Chaire de recherche du Canada en rhétorique et éthique, Université Carleton, Ottawa


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