L'affaire Wikileaks

L'émergence d'un espace public en réseau

IDÉES - la polis



Dimanche dernier, Wikileaks a encore frappé en dévoilant 779 fichiers secrets en lien avec les détenus de la prison de Guantánamo. Selon ces documents, les États-Unis auraient libéré des dizaines de détenus à haut risque et auraient retenu à tort des centaines de prisonniers, inculpés sur la base de faux témoignages ou simplement s'étant trouvés au mauvais endroit au mauvais moment.
Parmi les nombreux médias qui ont publié l'affaire, le New York Times a souligné que ces documents «décrivent le chaos, l'anarchie et l'incompétence du système» et «rappellent de façon effrayante le désastre moral et juridique que George W. Bush a créé à Guantánamo». Le journal estime que «la réputation de notre pays est faite» et conclut en affirmant que «le désastre de Guantánamo constitue désormais le problème de M. Obama».
Cet éditorial renforce le rôle pertinent de Wikileaks quant à son aptitude à diffuser des informations d'ordre politique destinées à bousculer l'espace public et médiatique. Les informations n'obéissent pas à une ligne partisane ou idéologique. Elles sont au contraire variées, voire parfois contradictoires, puisqu'elles révèlent des projets d'attentat sur le sol américain tout comme elles soulignent le caractère anarchique du système juridique.
Elles ont néanmoins le mérite de remettre à l'ordre du jour des sujets d'intérêt public (fermeture de Guantánamo, guerre en Afghanistan et en Irak, etc.), permettant du coup à l'opinion publique de forger ses propres arguments. Wikileaks revendique d'ailleurs le pouvoir démocratique de sa plateforme qui, via la révélation de documents secrets, a permis de faire tomber certains gouvernements. Ainsi, Julien Assange, le fondateur du site, prétend avoir influencé le résultat des élections au Kenya en 2007. De même, la «révolution du jasmin» à Tunis est parfois nommée la «révolution Wikileaks» par certains, puisque la révélation du rapport secret sur la corruption de la famille régnante a été diffusée quelques semaines avant les premières manifestations.
Démocratie Internet
Pourtant, loin d'être un outil révolutionnaire, Wikileaks représente l'émergence d'un espace public en réseau qui s'est formé à travers le développement et la démocratisation d'Internet et qui admet l'intégration d'un plus large éventail d'acteurs, jouant aussi bien le rôle d'émetteur que de récepteur de l'information. Jusqu'ici, une société structurée seulement autour des médias de masse pour son espace public dépend d'un nombre relativement faible d'acteurs et s'expose, au minimum, à une forme d'élitisme du discours.
Selon cette plateforme, ceux qui travaillent à l'intérieur des médias seront capables d'exercer une influence sensiblement plus forte que les autres individus ou groupes de la société, sur le plan du discours public. À l'image de la blogosphère ou d'autres plateformes collaboratives, Wikileaks incarne l'émergence de sources alternatives de filtrage et de références, non marchandes et collaboratives, en proposant aux individus de leur fournir de l'information au nom de l'intérêt public.
Le glissement d'un espace public médiatique classique vers un espace public en réseau repose sur la possibilité offerte aux individus de participer à la production de l'information et de la connaissance, ce qui engendre ainsi un nouvel espace public aux côtés des marchés commerciaux des médias. Bien entendu, la notion d'une démocratie Internet n'est pas nouvelle et de nombreuses critiques, portant notamment sur le problème de la surcharge d'information et sur le caractère décentralisé du Web, amènent à repenser l'apport d'Internet au sein de l'espace public. Toutefois, l'observation sur le réseau d'un filtrage appliqué à la pertinence des contenus ou aux références, à la pratique répandue de liens réciproques, au contrôle par les pairs ou encore à la convergence des sites d'information vers des groupes d'intérêt ou des plateformes plus visibles, répondent à ces deux critiques.
Libre circulation de l'information
Manuel Castells va plus loin en parlant d'un espace public mondial, bâti autour des médias de masse et de la communication en réseau (Youtube, Facebook, Twitter, la blogosphère, etc.), et qui fournit à la société civile les moyens technologiques nécessaires pour exister en dehors des institutions politiques. La capacité des mouvements sociaux à mener à des changements politiques dépend néanmoins de leur habileté à se faire entendre au sein de ce dit espace public. Il est intéressant d'ailleurs d'observer le journal français Le Monde publier dans son site les commentaires de la blogosphère syrienne à l'égard de la possibilité — ou non — d'une intervention militaire étrangère ou de voir les blogueurs égyptiens, très actifs lors des révoltes de février dernier, commenter dans al-Jazeera les perspectives politiques au sein de leur pays.
Après un discours d'Hillary Clinton engagé en faveur de la liberté dans Internet en janvier 2010, les déclarations actuelles de la Maison-Blanche critiquant le travail de Julien Assange et son équipe demeurent contradictoires. Simple site distributeur d'information, la plateforme Wikileaks incarne les conséquences d'un espace public restructuré autour d'Internet et de la communication en réseau, qui a déjà d'ailleurs fait des émules à travers une multiplication de plateformes publiques (FrenchLeaks, Israelileaks, BrusselsLeaks, BalkanLeaks, etc.).
À travers les condamnations de Wikileaks se joue l'enjeu de la libre circulation de l'information et de ce qui doit être considéré comme relevant de l'intérêt public. À l'heure où certains blogueurs sont menacés de mort, ces condamnations ne peuvent être prises à la légère.
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Julien Saada - Directeur adjoint de l'Observatoire sur le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord de la Chaire Raoul-Dandurand de l'UQAM


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