Il n’y a pas de véritable liberté dans un pays conquis

Chronique de Louis Lapointe

Pouvez-vous imaginer un seul instant qu’un indépendantiste, un ancien président du Parti québécois, puisse un jour devenir juge en chef de la Cour d’appel du Québec à l’intérieur du présent régime constitutionnel canadien sans renier sa foi indépendantiste? Non…
Cependant, un ancien président de la commission politique du Parti libéral du Canada siège à cette très haute fonction. Un homme qui ne s’est jamais gêné d’exprimer publiquement son allégeance fédéraliste sur la place publique, même une fois devenu juge en chef.
Est-il possible d’être un fervent patriote indépendantiste, soutenir ouvertement l'idée d’indépendance du Québec, sans toutefois être partisan d’un quelconque parti politique, et occuper une haute fonction dans une entreprise de dimension internationale au Québec ?
Est-ce que Québécor, Power, Bombardier, un grand cabinet d’avocats de Montréal ou même une prestigieuse université accepteraient de confier, aujourd’hui, leurs présidences à des personnes continuant d’exprimer publiquement leur foi en l’indépendance du Québec et leur patriotisme lorsqu’on leur offre un forum pour ce faire? Non…
Pourquoi ? Parce qu’il n’y a pas de véritable liberté dans un pays conquis. Nous ne sommes pas aussi libres d’être indépendantistes que les fédéralistes peuvent l'être eux-mêmes au Québec. Bien sûr, nous avons le droit d’exprimer librement notre opinion, mais le devoir de réserve d’un indépendantiste québécois occupant ou ayant occupé des hautes fonctions n’est pas celui d’un fédéraliste canadien.
Si Jean Chrétien et Daniel Johnson peuvent continuer d’être ouvertement fédéralistes, qu’en est-il de Lucien Bouchard ou de Pierre-Marc Johnson? S’ils sont encore indépendantistes, nous ne le saurons jamais, cela doit être caché. Ils n’ont pas le droit d’exprimer leur ferveur patriotique parce que cela risque de faire fuir les clients. En pays conquis, l’indépendantisme est vu comme une liberté politique, pas comme du patriotisme. Voilà pourquoi le devoir de réserve n’est pas le même pour un fédéraliste canadien qu'il l'est pour un patriote québécois.
Vous ne verrez jamais ce genre de situation dans un pays libre, en France, en Angleterre et dans le reste du Canada. Aux États-Unis, les juges américains, même s’ils n’expriment pas publiquement leur allégeance aux Républicains ou aux Démocrates, ont le droit et même le devoir d’affirmer leur foi en la Nation! Aucun grand chef d’entreprises américaines ou présidents de grands cabinets d’avocats ne pourrait renier sa foi en la patrie, cela serait vu comme une trahison. Une attitude dont s’inspire probablement le juge en chef du Québec, il est fédéraliste et fier de l’être !
Il devrait en être de même pour les Québécois indépendantistes. S’affirmer comme indépendantiste ne devrait pas être considéré comme un geste partisan, mais plutôt comme un geste patriotique, un geste transcendant au-dessus de la simple allégeance à un parti politique. Il ne devrait pas y avoir d’obligation de réserve à l’égard des gens qui s’affirment ouvertement indépendantistes, comme c’est le cas pour les fédéralistes qui n'ont aucune honte à affirmer leur foi dans le fédéralisme canadien. Sans la transcendance patriotique, il ne peut y avoir de véritable fierté nationale, celle que portent les présidents et les juges en chef des plus hautes cours de justice de la plupart des pays de la planète et qui sous-tend les valeurs collectives que leurs populations partagent.
Pourtant, nous savons tous qu’il est difficile d’être d’ardents défenseurs du droit à l’indépendance dans un pays conquis. Cela ne pourra jamais être considéré comme un geste patriotique et apolitique tant que ce pays demeurera conquis. Nous savons tous que si nous affirmons publiquement nos convictions indépendantistes, nous ne pourrons jamais être nommés à la tête de la plus haute cour du pays.
Celui qui travaille pour la liberté de son peuple ne peut espérer faire carrière au service du conquérant, sauf s’il garde ses aspirations secrètes! Peut-on secrètement défendre le droit à la liberté tout en se taisant? Poser la question c’est y répondre? On ne défend pas la liberté si on ne la défend pas publiquement, sinon, pourquoi parlerait-on de libertés publiques!
Or, ce qui est considéré comme une louable vertu chez les fédéralistes canadiens est vu comme une tare et une obsession maladive chez les indépendantistes québécois, cela suffisant à nous discréditer lorsque nos compétences nous incitent à prétendre aux plus hautes fonctions publiques, même au Québec. Nous savons tous d'expérience que lorsque nous choisissons le camp des libérateurs, nous choisissons également le camp des perdants, car, tant que nous n’aurons pas vu naître le pays que nous souhaitons pour nos enfants, nous ne pourrons jamais nous contenter de victoires électorales ou morales, puisqu’en matière de liberté il n’y qu’une seule victoire possible, celle de la libération. Les vrais libérateurs ne peuvent donc se satisfaire de demi-victoires, encore moins de capitulations.
Peut-on imaginer un seul instant que Charles de Gaulle ait été considéré comme le général victorieux qu’il a été s’il avait signé un pacte confédératif avec l’Allemagne ? Voilà pourquoi les Français considèrent Pétain comme un traître à sa patrie et de Gaulle comme un héros de guerre, voire le Libérateur. Même si la collaboration momentanée de Pétain a pu contribuer à sauver quelques vies et quelques monuments, l’Histoire le jugera toujours comme le Collaborateur.
En France, le plus grand des monuments est celui que l’on érige à la Liberté. La plus grande des bravoures est celle qui est consacrée à la Libération. Voilà pourquoi la France a offert la statue de la Liberté, celle de Marianne, aux États-Unis d’Amérique. Deux pays où la liberté n’a pas de prix, où la révolution s’est faite grâce au sacrifice de nombreuses vies.
Pour la France et les États-Unis, la liberté est la plus grande des valeurs qui justifie le sang versé des soldats morts au combat pour la défendre ou la conquérir. L’histoire nous raconte que ces populations seraient incapables de vivre dans le même état de subordination que les Québécois connaissent depuis 1760. Voilà pourquoi les Québécois sont des pacifistes. En pays conquis, prendre les armes pour obtenir collectivement sa liberté politique est considéré comme un crime et un geste de pure folie, une ligne que tout être sain d’esprit n’oserait jamais franchir. Simplement l’évoquer est un geste de sédition.
En pays conquis, les rebelles sont des assassins et les bourreaux assassinés, des martyrs. Au Québec, même si nous sommes conquis, notre position de partie soumise à l’état de droit canadien nous condamne à conquérir démocratiquement notre indépendance. Cette attitude est politiquement, sociologiquement et psychologiquement intégrée. Les Québécois se perçoivent d'abord comme des démocrates, pas comme des guerriers.
Si nous ne pouvons combattre légalement pour notre propre liberté, alors que ce geste est considéré comme un crime, comment pourrions-nous nous battre héroïquement pour la liberté des autres, celle de la France qui nous a abandonnés, celle de l’Angleterre qui nous a conquis, celle du Canada qui par deux fois nous a imposé sa constitution sans que nous puissions même nous y opposer? Et que dire de cette guerre en Afghanistan?
Les revers de l'Histoire sont d'une rare cruauté envers les perdants, leur cause fut-elle juste. Si Hitler avait gagné la seconde Grande Guerre, de Gaulle serait vu aujourd’hui comme le traître et l'assassin qui a tué des millions de soldats allemands et français qui supportaient légalement le régime de Vichy du héros consacré qu'aurait été le Maréchal Pétain. On le voit bien, légalité et justice ne sont pas toujours synonymes comme on veut bien nous le faire croire au Canada.
Si les Québécois sont les vertueux pacifistes que l'on décrit et si cela est pour nous une si grande source de fierté, c’est parce que la liberté n’existe pas en pays conquis. Elle ne peut donc pas être défendue par les vaillants soldats de la patrie, l’armée qui y est mobilisée étant toujours celle de l’occupant. En France, en Angleterre et aux États-Unis, tous ceux qui refusent de se battre au prix de leurs vies pour défendre la liberté contre l’ennemi sont considérés comme des lâches, alors qu’au Québec ce sont des pacifistes.
Si nous avons jadis été contre la conscription et sommes toujours d’ardents pacifistes, c’est parce que nous n’avons plus de pays à défendre contre l’ennemi, nous sommes déjà conquis. Voilà pourquoi nous redoutons tant à prendre les armes pour défendre la liberté d'autrui. Voilà pourquoi, entre nos mains de conquis, ces armes de libérateurs sont celles de meurtriers sanguinaires. Au Québec, la Libération est considérée comme un crime contre l'humanité.

Voilà pourquoi celui qui travaille démocratiquement pour la liberté de son peuple ne pourra jamais la chérir lui-même tant qu’il n’aura pas vu son pays libéré, il est donc objectivement un risque pour la sécurité du conquérant, même si son action est résolument démocratique. Voilà pourquoi il ne peut pas accéder aux plus prestigieuses fonctions du pays qu'il habite. Voilà pourquoi il n’y a pas de véritable liberté pour les conquis.

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Louis Lapointe534 articles

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L'auteur a été avocat, chroniqueur, directeur de l'École du Barreau, cadre universitaire, administrateur d'un établissement du réseau de la santé et des services sociaux et administrateur de fondation.





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5 commentaires

  • Archives de Vigile Répondre

    29 octobre 2008

    Le Québec est un pays qui souffre de pauvreté. La pauvreté possiblement la plus grande dont nous souffrons c'est celle dont on parle le moins : notre pauvreté politique. Pas de la pauvreté des politiciens, de la pauvreté dans le domaine du politique, celui de la gestion de la cité par ceux qui l'habitent. La liberté politique qui peut être acquise par l'indépendance mettra fin à notre pauvreté politique.
    GV

  • Archives de Vigile Répondre

    17 octobre 2008

    C'est en référence au présent billet de Monsieur Louis Lapointe que j'ai écrit le commentaire antérieur.
    JLP

  • Archives de Vigile Répondre

    17 octobre 2008

    La dynamique qui fait détruire l'âme patriotique d'une nation, et par conséquent sa déstructuration socioéconomique, n'est nulle autre que celle que vous exposez et que j'ai synthétisée dans un commentaire envoyé, répondant à la chronique de Patrice Boileau, Du soulagement à la déception. Voici le dit commentaire :
    Face à la désunion pérenne des Canadiens français concernant le Pouvoir centraliste d’Ottawa, voici une sentence irréfutable du philosophe et fondateur du positivisme, Auguste Comte, pouvant être appliquée afin d’en finir avec cette désunion castrante due à la soumission à ce pouvoir arbitraire, pervers et colonisateur : Seuls les bons sentiments —patriotiques— peuvent nous unir, l’intérêt —éphémère— n’a jamais produit d’unions durables .
    JLP

  • Archives de Vigile Répondre

    17 octobre 2008

    Félicitations pour beau texte !
    Il n'y a pas que les souverainistes qui ne peuvent accéder à tous les postes de juges et à certaines hautes fonctions. Exemple, un chef syndical ne sera jamais nommé à la présidence d'une banque canadienne etc...
    Faut dire que dans les pays capitalistes, les propriétaires d'entreprises ne sont pas de gauche ni séparatistes. Nos souverainistes sont les deux, en grande majorité. Les frères Johnson parlent peu de fédéralisme ou de souverainisme pour ne pas trop se couper des revenus. Comme ceux qui paient sont encore majoritairement fédéralistes "francophones ou anglophones".
    Si votre patron vote pour les bleus, vous n'allez pas faire du recrutement et des discours pour les rouges, même si ce sont 2 partis fédéralistes. Disons que LA liberté est toujours un peu encadrée par nos intérêts à moins d'être un peu bête.
    Imaginons ce que nous vivons ici au Québec avec ce qui se passe en Palestine avec l'occupation, la pauvreté, le chômage élevé et des points de contrôle partout. Si nous avions ça ici, nous n'aurions pas de problèmes à obtenir 90 % de OUI pour la souveraineté du Québec. Comme ce n'est pas le cas, ça prend plus de temps à nous décider.

  • Raymond Poulin Répondre

    16 octobre 2008

    Voilà la preuve à la fois la plus simple, la plus lumineuse et la plus irréfutable de notre état de conquis et, par voie de conséquence, de notre privation de liberté. Puisse cet article être expédié à chaque habitant du Québec.