Friture sur la ligne des générations

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Une bombe sociale qui finira par nous exploser en pleine figure

Deux fantasmes hantent nos rapports générationnels. D’un côté, le fantasme du boomer qui regrette, sans le dire ouvertement, l’éducation inculquée à sa progéniture ; de l’autre, le fantasme du fils (né de parents boomers) qui regrette, secrètement, de ne pas avoir grandi sous l’aile d’un vrai père. Dans la sphère publique, les médias offrent une belle collection de « boomers pessimistes » qui, insatisfaits de l’évolution de la société québécoise, contrastent avec l’image progressiste attachée à cette génération. […] Beaucoup savent parfaitement qu’ils ont erré dans leur vie politique, professionnelle ou familiale. De là à l’admettre publiquement… Le pas à franchir exigerait beaucoup de détermination et d’humilité. Deux valeurs, faut-il préciser, qui font souvent défaut à cette génération […].

Cette absence d’autocritique repose, il faut le dire, sur un profond malaise. Un sentiment de honte se dissimule derrière ce silence. Maints boomers sont découragés par la trajectoire de leur progéniture. Si leurs enfants sont capables de se débrouiller dans la vie, ils sont en revanche des déclassés. Ils ne pourront pas profiter de la même mobilité sociale que leurs parents. Au soir de la vie, la plupart auront même dégringolé de quelques barreaux sur l’échelle sociale.

Les rejetons des familles boomers sont eux aussi tenaillés par une espèce de honte. Il est difficile d’admettre qu’on aura un destin moins éclatant que celui de ses parents. Beaucoup ne comprennent pas, en outre, que ce qu’ils vivent est une épreuve collective. Fortement individualiste, cette société bâtie par les boomers ne permet pas à leurs héritiers (X ou Y) d’imaginer que leur condition de perdants a des origines collectives.

Génération X

Dans À l’ombre du mur (Boréal, 2011), j’ai noté des divisions intérieures de la génération X : ceux qui ont emprunté des filières payantes et ceux qui ont suivi des filières perdantes ; ceux qui ont quitté l’école après le secondaire (tôt-installés) et ceux qui ont étudié plus longtemps (tard-installés) ; ceux qui ont eu des parents nés avant le baby-boom et ceux qui ont grandi dans un foyer de boomers. C’est au sein de ce dernier groupe qu’on peut observer avec le plus d’acuité le malaise générationnel québécois.

Le déclassement social ne touche bien sûr pas seulement les enfants des boomers. Mais c’est dans les familles de ces derniers que le contraste est le plus visible. Nés dans les années 1940, ces parents ont rapidement gravi l’échelle sociale, souvent sans même avoir besoin de faire d’effort, comme propulsés par un puissant moteur. Leurs enfants, eux, doivent multiplier les stratégies pour freiner la descente ; et ils sont ainsi pris d’un furieux vertige. Ce déclassement social n’est pas un sujet populaire dans nos grands médias. Admettre son existence détruirait cette idée rassurante que la société technologique apporte inéluctablement le progrès avec elle.

Au quotidien, les X et les Y cherchent à survivre au baby-boom et à ses folles utopies. […] Si l’ascenseur social est en panne, c’est en partie à cause de la mondialisation. Mais la déstructuration des relations familiales joue un rôle tout aussi important. Depuis quarante ans, la gauche radicale cherche à liquider la famille ou à la réinventer, en faisant table rase. La démocratisation de cette institution, amorcée durant la révolution culturelle, a hypothéqué la capacité des nouvelles générations à faire face à la vie réelle. L’abolition de toute forme de verticalité, au sein de la famille, a miné la capacité des jeunes à devenir de vrais adultes, en mesure d’entrer dans un monde fait de règles, d’exigences et d’épreuves.

Dans ces familles où les rôles sont confus et interchangeables, où les générations sont peu différenciées, où les règles ne sont édictées par personne, le jeune adulte peine à grandir, à évoluer vers l’autonomie et à acquérir le sens des responsabilités. Les attitudes et les conversations y sont dé-hiérarchisées. On ne sourcille même plus, aujourd’hui, en voyant un garçon de six ans appeler son père ou son grand-père par son prénom ou son surnom. Dans ce monde d’horizontalité, seule compte la dimension affective. Jetez un oeil sur quelques épisodes de La galère, cette série télévisée qui met en scène quatre princesses, hystériques, qui ont trouvé refuge dans un vaste manoir. Enivrées par une belle utopie matrilinéaire, elles ont décidé de vivre avec leurs enfants, sans homme, en réglant les disputes par des « Chtème ! ».
«Papas papoutes»

Les pères québécois des générations X et Y sont devenus des « papas papoutes », cruellement dépeints dans Les têtes à claques. Des pères domestiqués, émasculés, terrorisés à l’idée de dire non à leurs enfants, ou à leur furie. Des pères qu’on n’appelle plus des pères, mais des papas, étant entendu qu’un papa, c’est un géniteur qu’on a privé d’autorité et à qui on a fait perdre l’idée même de la hiérarchie.

On voit ce genre de choses plus souvent dans les familles qui ont éclaté. Là, le parent fait de l’enfant son confident. En panne de l’autre adulte, auprès duquel il pourrait s’épancher, le parent-démocrate raconte au rejeton ses chagrins, ses déboires, ses joies et, bien sûr, ses fantasmes. La proximité devient même, parfois, une inquiétante promiscuité… Mais entre copains, ou entre copines, y a-t-il des choses qu’on ne doit pas partager ?

Pourtant, éduquer son enfant, c’est savoir graduellement s’en séparer. Plus le parent attend, tergiverse, plus la séparation devient difficile, ou carrément impossible. Combien d’hommes et de femmes de ma génération […] prennent conscience, à trente-cinq ans ou à quarante ans, qu’ils sont piégés dans une relation fusionnelle avec leur papa-copain ou leur maman-copine ? […]

Ainsi, la crise des générations se double d’une crise de la famille. Qui se nourrissent mutuellement. D’un côté, le déclin du sens de la continuité historique prive les nouvelles générations des repères sûrs qui permettraient un jour d’accéder à l’autonomie et de se séparer véritablement de leurs parents. De l’autre, l’absence de discussions politiques honnêtes sur le déclassement social des X et des Y finit par transporter les tensions au sein de la sphère privée. Dans beaucoup de familles, les rapports entre parents et jeunes adultes finissent donc par pourrir. Un ressentiment larvé mine les perceptions des uns et des autres. On s’accuse à mots couverts de tous les torts, alors qu’on est simplement engagé, comme le reste de la population, dans une crise sociale que notre élite n’a pas le courage de nommer et d’affronter.


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