Agora: La sortie qu'a faite Lionel Meney contre le projet de dictionnaire en préparation à l'Université de Sherbrooke [(Le Devoir, 7 janvier)->12553] est à mettre en rapport avec son intervention à pareille date l'an dernier. Dans le texte de 2004, M. Meney mettait les Québécois en garde contre la ghettoïsation linguistique. Cette fois-ci, il se propose de barrer la route aux lexicographes québécois en dénigrant un ouvrage dont il n'a pas encore vu le premier mot.
À travers la dénonciation du projet FRANQUS, ce que cherche à faire M. Meney c'est de discréditer toute entreprise lexicographique qui viserait à traiter les québécismes comme des mots normaux dans un dictionnaire de langue. Les autres points soulevés sont accessoires dans son argumentation. Son intention est évidente pour quiconque a pu lire la lettre qu'il a adressée au premier ministre Charest en décembre. M. Meney s'en prend aux linguistes qui considèrent que le Québec doit avoir sa «norme linguistique à part».
Ceux que M. Meney prend à partie dans cette lettre, c'est la presque totalité des linguistes, incluant les «organismes québécois chargés de la politique linguistique». Il reconnaît donc indirectement qu'il y a consensus sur la question de la norme. Qu'il n'adhère pas à cette façon de penser, c'est son choix. En finançant le projet de Sherbrooke, l'État québécois entérine effectivement le principe que les Québécois non seulement ont le droit de faire des dictionnaires du français, mais que c'est essentiel.
Quand il parle de «norme linguistique à part», M. Meney déforme cependant la réalité. Ce que souhaitent les linguistes, pour répondre aux besoins d'une société de sept millions d'habitants, c'est qu'on puisse introduire les mots, sens et expressions propres au français québécois dans un dictionnaire de la langue française, sur un pied d'égalité avec les autres mots.
La formule qu'a pratiquée M. Meney dans son Dictionnaire québécois-français : pour mieux se comprendre entre francophones (Guérin, 1999) allait à l'encontre de cette approche, d'où la réception négative de son ouvrage chez les spécialistes. Il a considéré que les québécismes étaient des mots qu'il fallait traduire plutôt qu'expliquer. Son dictionnaire propose «chiropractor» à la place de «chiropraticien» et «pommes chips» à la place de «croustilles».
Consensus ne signifie pas uniformité des points de vue. [...] Il existe des dizaines de dictionnaires usuels pour le français de France. Celui de l'Académie propose un idéal, mais il n'est pas d'utilisation obligatoire. Au Québec, nous devrions pouvoir avoir un choix comparable, incluant évidemment les dictionnaires de France.
Un dictionnaire normatif ?
Pour ma part, je ne ferais pas figurer le terme normatif dans le titre d'un dictionnaire général, comme on semble vouloir le faire à Sherbrooke. [...]
Un dictionnaire normatif, ce serait un ouvrage dans lequel on ne retiendrait que les mots du discours soigné, ou dans lequel on commenterait les usages à la façon de l'illustre grammairien Féraud (XVIIIe siècle), ou encore qui servirait à corriger des fautes. Est-ce à dire que le dictionnaire en chantier n'enregistrera pas «maganer», «pantoute», «poigner», ni l'expression «courir la galipote» ? Pour le français de France, ce type de vocabulaire est pris en charge par Le Petit Robert et Le Petit Larousse, qui ne sont pas des ouvrages normatifs. On y trouve «se fourrer le doigt dans l'oeil jusqu'au coude» (familier) et «conard» (vulgaire). Par contre, ces dictionnaires fournissent les indications qui guident l'usage adéquat des mots.
Je fais le pari que l'ouvrage préparé à Sherbrooke incorporera tous les québécismes du Dictionnaire du français Plus (1988) et la plupart de ceux du Dictionnaire québécois d'aujourd'hui (1992). Il ressemblera donc davantage à un Petit Robert qu'à un dictionnaire d'académiciens. Sinon, il resterait une autre bataille à livrer.
À quoi servirait en effet un dictionnaire incomplet, dans lequel on trouverait «recherchiste» et «sous-ministre», mais pas «tout croche», «avoir la broue dans le toupet», «sloche», «trente-sous», etc., qui figurent dans le conte de Noël que Le Devoir a publié cette année, sous la plume d'Odile Tremblay (24 décembre) ? Comment un immigrant pourrait-il lire la chronique de Jean Dion, dont l'humour puise largement dans notre vocabulaire de tous les jours ? Cela n'a pas empêché ce journaliste de remporter le prix Jules-Fournier «pour sa maîtrise de la langue écrite» (dixit le Conseil supérieur de la langue française). Pourquoi les lexicographes québécois devraient-ils encore se cacher derrière un paravent ?
Nos archives linguistiques
Dans son intervention, Lionel Meney s'attaque à l'équipe du Trésor de la langue française au Québec (TLFQ) que je dirige à l'Université Laval. Il ne faut pas s'en surprendre, puisque les travaux du TLFQ ont pour conséquence de valoriser une variété de français qu'il n'apprécie pas. J'ai déjà eu l'occasion de répondre ailleurs à cette critique. Je me limiterai ici à rappeler que le Dictionnaire historique du français québécois n'est pas une entreprise commerciale.
Tout le contenu de l'ouvrage, publié en 1998, a été mis gratuitement en ligne dans la Base de données lexicographiques panfrancophone qui regroupe sept autres bases régionales ou nationales de français. La base québécoise, consultée au Québec et à travers le monde, sera enrichie de quelque 700 articles à l'occasion de la Semaine de la francophonie, en mars prochain. Le travail réalisé au TLFQ a permis de constituer les Archives linguistiques du français en Amérique du Nord, dont le gouvernement du Québec reconnaît la valeur patrimoniale.
Claude Poirier
_ Professeur et directeur du Trésor de la langue française au Québec
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