Croire en une liberté de presse qui soit porteuse de sens, c'est croire à sa fonction démocratique et, au nom de celle-ci, promouvoir les devoirs de vérité, de rigueur, d'intégrité et d'équité de l'information journalistique. Croire en cette liberté responsable de la presse, c'est aussi adopter une posture qui tient à la fois de l'autocritique et de la résistance face aux impératifs commerciaux des conglomérats de presse.
De tout temps, des journalistes ont lutté pour freiner des débordements médiatiques et des excès que motivait un esprit d'entreprise imposant sa logique marchande. Si certains ont pu s'opposer à la mission capitaliste des entreprises de presse, la plupart des journalistes ont toujours eu le réalisme ou la sagesse de reconnaître que dans nos sociétés d'économie de marché, une grande partie de l'information nécessaire à la vie démocratique est littéralement le « produit » d'entreprises économiquement viables.
Malheureusement, des dirigeants de conglomérats de presse cherchent maintenant à détourner ce réalisme des journalistes au profit des intérêts particuliers de leurs actionnaires qui demandent toujours plus de rendement sur leurs investissements.
Ce rendement maximal passe par le triple phénomène de la concentration de la propriété, la convergence des médias et la commercialisation de l'information, en même temps que par l'abolition des règles qui limitent l'expansion et l'intégration des entreprises de presse. Cela se déroule avec l'accord tacite de gouvernements et d'instances de régulation qu'on a bien pris soin d'affaiblir au préalable.
Tout cela produit et amplifie des transformations médiatiques que dénoncent un grand nombre de journalistes soucieux de leur fonction démocratique : information spectacle, mélange des genres, sensationnalisme, radio poubelle, détournement de la mission publique des médias au profit d'intérêts particuliers, privatisation des ondes publiques, etc.
Et la dignité humaine ?
Au-delà de ces phénomènes sociaux et économiques, il y a bien pire. Il y a le déni d'une certaine idée de la dignité qui conduit en droite ligne à l'instrumentalisation de la personne humaine, l'exploitation des victimes de drames, l'érosion du souci de protéger les réputations contre les attaques injustes ou vicieuses, et la liste n'est pas exhaustive.
Tout cela, encore, au profit d'une urgence à diffuser avec un minimum de vérification et un maximum de répétition, sans accorder aux individus ou aux institutions en cause une chance équitable de se défendre et de s'expliquer. La nuance n'est pas médiatique, la rigueur dégonfle bien des scoops, l'équité asphyxie le sensationnalisme, l'intégrité nuit parfois aux intérêts commerciaux des médias.
Face aux médias aveuglés par leurs propres intérêts, que ce soit en permanence ou de façon occasionnelle en raison de la concurrence, l'humain est de plus en plus souvent mutilé dans son estime de soi. Il devient parfois de la chair à tirage et à cotes d'écoute. L'intérêt médiatique écrase alors l'intérêt public.
Il est inquiétant de constater que les journalistes les mieux intentionnés ne semblent plus en mesure d'endiguer une vague de fond qui leur arrive d'un amont hiérarchique, lui-même soumis aux attentes de Bay Street ou de Wall Street, même pour des médias établis au Québec.
C'est le drame de l'impuissance individuelle et collective de journalistes qui aimeraient pourtant être en mesure de faire mieux, d'avoir une réelle autonomie professionnelle au lieu de se contenter de jouer le rôle d'employés soumis aux consignes les plus racoleuses, sinon les plus arbitraires.
L'échec de l'autodiscipline
Encore plus troublant est de constater l'incapacité des mécanismes traditionnels d'autorégulation (conseil de presse, ombudsman, etc.) à assurer une réelle autodiscipline. C'est-à-dire à sanctionner les transgressions déontologiques, non pour le plaisir malsain de punir, mais par simple nécessité sociale, par souci de protection des citoyens qui ne méritent pas la déchéance médiatique.
Pas question ici de faire l'éloge de la sanction disciplinaire. Tout simplement reconnaître que chaque sanction, lorsqu'elle est justifiée, est à la fois de trop mais nécessaire. De trop, car elle est révélatrice de pratiques individuelles ou systémiques qui nuisent injustement et ont causé des dommages réels. Mais nécessaire, car il y a lieu de protéger les citoyens contre ceux qui ont le pouvoir de les détruire moralement et socialement, alors même qu'un tel comportement n'est pas justifiable eu égard à l'intérêt public et au droit du public à l'information.
Si un blâme est toujours douloureux à encaisser sur le plan individuel, les sanctions réelles et matérielles ne frappent en dernier lieu que les médias, obligés de réparer les dommages causés sans justification. Les journalistes devraient considérer de telles sanctions comme une protection à l'encontre des exigences insensées ou déraisonnables de leur part de leurs supérieurs.
Par ailleurs, il y a lieu de constater combien la réflexion éthique, qui pourrait éviter bon nombre de litiges et de sanctions, est peu valorisée par les entreprises de presse qui n'y consacrent aucune ressource, aucune formation permanente. Certains responsables de médias d'information vont jusqu'à déplorer que des programmes de formation au journalisme valorisent une réflexion éthique qui conduira les futurs journalistes à mettre en doute ou à critiquer certaines de leurs exigences.
Les médias sont aussi des organisations de travail qui exigent la loyauté de leurs employés. Or, celle-ci est parfois obtenue au prix de l'occultation de l'intérêt public et de la transgression déontologique. La réflexion éthique rejette une loyauté d'entreprise qui soit aveugle, au nom d'autres loyautés (intérêt public, vérité, etc.).
Le profit maximalisé étant le facteur qui influence bon nombre de demandes à la source de comportements inacceptables sur le plan professionnel, il faut reconnaître la fonction prophylactique d'un encadrement disciplinaire. Il faut trouver un système qui permette de protéger efficacement les individus et les institutions contre les attaques injustifiées, sans entraver la liberté des médias de servir le droit du public à l'information. Un tel système pourrait venir à la rescousse des journalistes consciencieux en les protégeant contre les pressions indues de leur organisation, tout en favorisant l'émergence d'une conscience éthique chez ceux qui seraient tentés par la transgression déontologique.
Les sanctions morales
À ce chapitre, l'autodiscipline qui se limite à des sanctions morales est un échec dont il faut maintenant prendre acte, après des décennies d'illusion dont nous avons été à la fois acteurs et victimes.
À ce chapitre, le Conseil de presse du Québec a commis une grave erreur en refusant d'étudier les plaintes de citoyens qui décident par ailleurs d'intenter une poursuite en diffamation contre un ou des médias d'information. Cet ultimatum incite les individus à se priver du droit fondamental de se faire entendre d'un juge dans le but d'obtenir une compensation pour les dommages subis en raison d'une faute professionnelle. Le CPQ les encourage plutôt à se contenter d'un éventuel blâme symbolique et sans conséquence.
Il est même arrivé que le CPQ change ses règles du jeu à la dernière minute afin d'éviter que sa décision soit éventuellement utilisée devant les tribunaux civils pour sanctionner un des médias qui le financent, comme l'a déjà dénoncé l'ex-chroniqueur judiciaire Rodolphe Morissette.
Par une telle politique qui ne protège que les médias, le CPQ relègue ses décisions au statut de simple anecdote professionnelle, alors qu'elles auraient pu, dans certains cas, inspirer les juges des tribunaux civils lorsque vient le temps de décider si tel journaliste et tel média se sont réellement rendus coupables de transgressions déontologiques ayant causé des dommages qui méritent d'être réparés. Les décisions du CPQ auraient même pu limiter les risques d'égarement des tribunaux.
La fin des utopies
Il y a plusieurs années, dans un ouvrage critique (Les Planqués : le journalisme victime des journalistes), je proposais la création de mécanismes crédibles d'autorégulation et d'autodiscipline. On y retrouvait notamment l'idée d'une corporation professionnelle particulière, ouverte à tous, qui n'exigerait aucune formation uniforme afin de conserver les avantages de la diversité. Cette corporation, ou ordre professionnel particulier, aurait le seul pouvoir d'assurer une autodiscipline fondée sur un code déontologique explicite et rigoureux, facile à interpréter, souple sans être confus ni rigide. Cette proposition s'inscrivait dans le modèle idéal de l'autorégulation des médias.
Mais on se rend maintenant compte que cela est impossible lorsque des plaintes portent à conséquence et risquent de conduire à des condamnations monétaires pour les médias.
Il semble qu'il faut dorénavant trouver des solutions en dehors des utopies de l'autorégulation et de l'autodiscipline, qui sont peut-être avant tout des mythes professionnels assurant la protection des intérêts économiques des médias, au détriment du droit du public à une information de qualité.
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Un Tribunal pour la presse (2/2)
Les participants au congrès annuel de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec qui s'ouvre à Québec, aujourd'hui, savent qu'une société démocratique a besoin d'une presse libre et responsable. Malheureusement, le modèle idéal de l'autorégulation ne peut soumettre les entreprises de presse et leurs journalistes à une autodiscipline efficace pour compenser les individus injustement victimes de certains excès. Si les tribunaux civils ont déjà pris le relais, il y a lieu de créer un Tribunal de la presse pour assurer que cela soit équitable pour tous.
Ces dernières années, les tribunaux civils ont comblé le vide laissé par une autodiscipline défaillante en procédant eux-mêmes à un travail de discipline des journalistes et des entreprises de presse. En lieu et place de l'autorégulation, il se développe progressivement un modèle de corégulation au Québec où les normes professionnelles que les journalistes ont librement entérinées sont appliquées par les tribunaux.
Ce modèle se nourrit en premier lieu des textes déontologiques que les journalistes se sont donnés depuis les années 1970. Il a donc un lien étroit avec l'autorégulation des journalistes qui est une partie de la corégulation.
Par ailleurs, depuis 1994, dans une décision qui avait alors profité à Radio-Canada, jusqu'en 2004, dans une décision de la Cour suprême qui a sanctionné des transgressions déontologiques de la même société d'État, les tribunaux civils assurent l'autre partie de la corégulation.
Les juges analysent maintenant les comportements des journalistes à l'aune des règles de l'art, c'est-à-dire en se basant sur les règles déontologiques reconnues. La Cour d'appel de l'Ontario vient de confirmer cette façon de faire en parlant de journalisme responsable en matière d'intérêt public, à la grande satisfaction de l'Association canadienne des journaux d'ailleurs. Bien entendu, cela ne met pas les décisions des tribunaux à l'abri de toute critique, et la vigilance s'impose à cet égard.
Journalisme de qualité
Il faut garder à l'esprit que les journalistes du Québec produisent chaque année des centaines de milliers d'articles et de reportages dans les journaux, à la radio, à la télévision et, de façon marginale, sur Internet. Si on fait la somme du nombre de décisions annuelles défavorables de la part du Conseil de presse du Québec, de l'ombudsman de Radio-Canada, du Conseil canadien des normes de la radiotélévision et des tribunaux civils, nous arrivons à peine à 100. C'est une fraction de 1 % de l'ensemble de la production médiatique.
On peut interpréter cette infime proportion comme un indice de qualité de la très grande majorité des messages journalistiques. Mais elle est aussi révélatrice de l'incapacité de corriger les dérives et dérapages qui sont plus nombreux que ne le suggère cette statistique. De plus, le recours aux tribunaux civils est tellement dispendieux qu'il est, pour plusieurs, un empêchement à une réparation juste et équitable. Cette barrière permet parfois aux médias d'être indûment protégés contre les conséquences néfastes de leurs excès puisque leurs victimes sont incapables d'obtenir la moindre réparation.
Un Tribunal de la presse
Pour remédier à cette situation inique pour les citoyens tout en protégeant la liberté responsable de la presse, il faut la création d'un Tribunal de la presse auquel siégeraient majoritairement des juges, mais aussi des commissaires ayant une connaissance pratique et théorique du journalisme. La nomination des juges et commissaires devrait être entérinée par l'Assemblée nationale du Québec, en toute transparence et à l'abri des interventions et des pressions des journalistes comme des entreprises de presse.
L'accès à ce Tribunal serait simplifié et facilité, ainsi que ses procédures. En cas de victoire, les citoyens auraient droit à une réparation de leurs dommages matériels et moraux comme cela se fait actuellement. Ils auraient aussi droit à un remboursement raisonnable de leurs frais légaux, justement pour faciliter l'accès à la justice. Mais le plaideur téméraire qui multiplie les poursuites frivoles serait obligé de compenser les frais légaux des médias.
Ce Tribunal ne nécessite pas la création d'un ordre professionnel. Ses décisions s'appliqueraient à quiconque prétend au statut de journaliste professionnel, que ce soit pour un média traditionnel ou pour les nouveaux médias.
Ses décisions seraient fondées sur les textes normatifs des journalistes et la jurisprudence, mais contribueraient à faire évoluer cette dernière. La spécialisation de ses juges et commissaires le rendrait plus pertinent pour trancher les débats nuancés et bien soupeser les arguments et les prétentions de toutes les parties.
Le Tribunal de la presse ne menacerait pas la survie des autres mécanismes d'autorégulation. Il offrirait à ceux qui le désirent le choix d'un lieu de décision plus crédible, réellement indépendant des médias et dont les jugements auraient des effets réels et matériels.
Un vieux réflexe qui s'étiole
Traditionnellement, les journalistes considéraient que les principaux ennemis de la liberté de presse étaient l'État et les tribunaux. Face aux lourdes contraintes qu'ils subissent maintenant de la part des entreprises de presse, les journalistes semblent se départir de ce vieux réflexe.
Il est révélateur de constater, dans une récente enquête menée par la FPJQ auprès de ses membres, que 82 % des répondants « souhaitent un plus grand encadrement de la profession sous une forme ou sous une autre. Ils sont 47% à croire qu'il faut un «code de déontologie commun auquel médias et journalistes devraient se conformer, et 29 % optent pour un ordre professionnel des journalistes», résume Claude Robillard, secrétaire général de la FPJQ, dans une édition spéciale du journal du congrès annuel.
Selon l'enquête, seulement 7% des répondants estiment que les menaces de poursuite judiciaire sont les obstacles très importants à un journalisme de qualité. En revanche, de nombreux facteurs liés aux intérêts économiques des entreprises de presse sont identifiés comme des obstacles très importants.
Pour ceux qui veulent résister aux dérives marchandes des médias et croient encore à la fonction démocratique du journalisme, il est fort possible que l'allié le plus solide soit un éventuel Tribunal de la presse.
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Marc-François Bernier
Coordonnateur du programme de journalisme
Université d'Ottawa
- source
Devoir d'autocritique et de résistance (1/2)<br>Un Tribunal pour la presse (2/2)
Médias - information, concentration, reproduction
Marc-François Bernier5 articles
Professeur agrégé, Coordonnateur du programme de journalisme, Université d’Ottawa
Chaire de recherche en éthique du journalisme (CREJ) de l'Université d'Ottawa et auteur de {Journalistes, au pays de la convergence: sérénité, malaise et détresse dans la ...
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Professeur agrégé, Coordonnateur du programme de journalisme, Université d’Ottawa
Chaire de recherche en éthique du journalisme (CREJ) de l'Université d'Ottawa et auteur de {Journalistes, au pays de la convergence: sérénité, malaise et détresse dans la profession} (Presses de l'Université Laval)
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