De la difficulté d'assumer un héritage pluriel

Québec 400e - vu de l'étranger


Yvan Lamonde professeur d'histoire à l'Université McGill de Montréal, vous aviez, en 2001, dans votre livre "Allégeances et dépendances : l'histoire d'une ambivalence identitaire" (Nota Bene, Québec), mis l'identité québécoise en équation : Q = - F + GB + USA2 - R. Que signifie cette formule ?

Elle veut décrire ce que sont les héritages politico-culturels extérieurs du Québec. Moins de France qu'on se plaît à le dire, sans nier que l'influence française soit la plus déterminante historiquement et aujourd'hui encore. Plus de Grande-Bretagne que ce qu'un conquis est capable d'accepter d'héritage du conquérant. Plus l'héritage des Etats-Unis, beaucoup plus du point de vue des institutions politiques et de la culture matérielle que des idées, par exemple. Quant à R, qui se réfère à Rome, il devrait être remplacé par V comme Vatican, c'est-à-dire l'entité temporelle et politique de l'Eglise catholique.
Moins R ne veut pas dire moins de religion que ce qu'on a prétendu. Mais on reconnaît que, face à une représentation de lui-même que le Québec a eue pendant des siècles, la "vocation de la race française en Amérique", qu'on s'octroyait depuis 1850, a été niée par la politique vaticane autour de 1910. Il est alors devenu clair pour le Vatican que le prosélytisme catholique en Amérique du Nord passerait par les Irlandais anglophones du Canada et des Etats-Unis.
A côté des héritages extérieurs, quels sont les héritages intérieurs ?
Ils sont au moins doubles. Le Canada français et le Québec ne peuvent pas ne pas reconnaître, dans leur identité historique, l'importance de leur expérience canadienne. L'appartenance, jusqu'à nouvel ordre, du Québec au Canada implique qu'il y a une identité du Québec, une histoire de ses rapports avec le Canada dont il est une province depuis 1867. L'autre héritage interne est l'héritage amérindien, un héritage complexe qui donne lieu à toutes sortes de mythes, notamment à propos de la mixité quasi biologique des Canadiens français.
La devise du Québec - "Je me souviens" - est une référence à ces divers héritages. Comment l'interpréter ?
Cette devise est paradoxale et ce paradoxe parle de l'identité québécoise. L'explication la plus sérieuse est la suivante : je me souviens mais je me souviens précisément d'appartenances plurielles. Cette explication s'est perdue dans la nuit de l'ignorance historique. La formule a pris une forme intransitive : je me souviens, mais de quoi ? Qu'est-ce qu'il ne faut pas oublier ? C'est comme si la formule renvoyait à elle-même : je me souviens de me souvenir. Cela ne donne pas une conscience historique vraiment dynamique. C'est un ressassement du même. Tout se passe comme s'il manquait deux ou trois bouées historiques auxquelles se raccrocher.
Toutefois, il y a un autre élément dans cette devise, comme une intuition historique qui fait qu'on se souvient de l'héritage français. A cause de la langue, rappel constant et évident, et à cause du système juridique : nous sommes la seule société en Amérique du Nord à avoir un droit civil de type français et non la common law britannique.
N'y a-t-il pas aussi le souvenir de l'abandon du Canada par la France à la fin du XVIIIe siècle ?
Certainement. A tel point que certains ont interprété le voyage du général de Gaulle en 1967 comme une réparation par rapport à la politique de Louis XV. "Vive le Québec libre !", c'était venir donner un coup de pouce à une société qui continuait à avoir cette impression d'abandon.
On ne peut pas passer sous silence l'héritage britannique. Comment se manifeste-t-il dans les institutions ?
En effet, c'est la Grande-Bretagne, après 1763, qui lentement et un peu par nécessité, a concédé la démocratie parlementaire au Canada. Après la monarchie absolue à la française, on a fait l'apprentissage obligé de la monarchie constitutionnelle. Sous la pression de la Révolution américaine en 1776, puis de la Révolution française de 1789, l'Angleterre a reproduit dans la colonie le système de la Chambre des lords et de la Chambre des communes.
C'est ce qui a dominé la vie politique canadienne jusqu'en 1982, quand Pierre-Elliott Trudeau a rapatrié la Constitution canadienne de Londres. L'imprimerie, et donc les journaux, sont aussi venus avec l'Angleterre. Ils n'existaient pas sous ce qu'on appelle "le régime français".
Est-ce la raison pour laquelle les Canadiens français ne se sont pas alliés avec les Américains qui se libéraient de la tutelle britannique ?
Sans doute les Canadiens français ont-ils eu du mal à reconnaître l'occupant britannique qui était l'ennemi héréditaire de la France. Mais l'Angleterre a compris que, dans cette colonie, il y avait deux conditions pour s'implanter avant que l'immigration ne fasse son travail d'annexion de la population : avoir l'assentiment de l'Eglise catholique qui préfèrait la monarchie constitutionnelle au régime républicain et avoir le soutien des seigneurs. Si bien que les Canadiens français ont manifesté vis-à-vis de la Révolution américaine une "neutralité bienveillante" mais n'ont pas eu envie de tomber sous la coupe d'une nouvelle puissance qui se conduise dans la Province comme un occupant.
Lors de la rébellion des Patriotes québécois en 1837 contre le pouvoir colonial britannique, les Etats-Unis ont retourné à leur endroit cette doctrine de la "neutralité bienveillante".
Ces Patriotes étaient-ils influencés par le printemps des peuples qui fleurissait au même moment en Europe ?
Le mouvement patriote est d'abord hostile à l'oligarchie politique britannique locale. Il est antiseigneurial, parce qu'il est démocrate, un peu républicain, et anticlérical, ce qui ne veut pas dire anticatholique. C'est ce qui explique que, avec la disparition du pouvoir de l'Eglise catholique dans les années 1960, le nationalisme souverainiste, indépendantiste, ait pu se construire : il se laïcisait en même temps.
Mais pour revenir au mouvement patriote, la référence aux mouvements de libération nationale en Europe est en effet constante, comme la référence à la Révolution américaine. Dans les quatre-vingt-douze résolutions de 1834, qui sont un peu nos Cahiers de doléance, les premières déclarations sont un acte d'allégeance à la Couronne britannique mais les suivantes rappellent à l'Angleterre qu'il y a eu déjà en Amérique une révolution. Il y a chez les Patriotes une conscience que leur mouvement s'inscrit dans un ensemble plus large. Toutefois, en France, on s'inspire de la presse britannique pour décrire les événements qui se passent au Bas-Canada, ce qui montre la distance qui s'est établie alors entre la France et l'ancienne Nouvelle-France.

Peut-on dire qu'après la défaite des Patriotes, on assiste au Bas-Canada, le Québec actuel, à une sorte de contre-Révolution politique et religieuse ?
Cette tendance contre-révolutionnaire existait avant mais elle n'était pas majoritaire. Comme dans l'Evangile, l'Eglise catholique au Canada est passée au XIXe siècle par trois phases : l'Eglise souffrante, l'Eglise militante et l'Eglise triomphante.
De la conquête britannique à 1840, c'est l'Eglise souffrante. Après 1840, c'est l'alliance du pouvoir religieux et du pouvoir civil et là, le nationalisme est un nationalisme conservateur qui ne s'appuie plus sur le principe des nationalités mais qui veut conserver sa langue, sa religion, ses coutumes. Cette tendance se maintiendra jusque chez les indépendantistes québécois des années 1930 et même jusque dans les premières années d'après-guerre.
Après, on saute à pieds joints dans le consumérisme, dans l'american way of life. Il nous a fallu vingt-cinq ans pour nous rendre compte que le discours du type : "Nous sommes les représentants des valeurs spirituelles et morales" contre le mercantilisme états-unien ne tenait plus la route, étant donné l'américanité du Québec. Il fallait trouver une autre représentation de soi que cette "vocation de la race française en Amérique" totalement anachronique et illogique.
Il reste le lien entre la langue et la religion qui est une caractéristique du Québec...
L'Eglise a toujours dit qu'elle avait sauvé la langue. Mais elle a d'abord sauvé la religion catholique et accessoirement la langue. Rendez-vous compte qu'on a attendu trente-sept ans après la Révolution tranquille des années 1960 pour changer le système scolaire ; de religieuse, la distinction est devenue linguistique. Ce qui relativise l'impulsion laïque donnée par la Révolution tranquille.
En fait, les Québécois s'en donnent à croire sur le rythme et la profondeur des changements qui se sont produits. Il y en a eus mais on a pris pour accomplies des choses qui ne l'étaient pas encore.
Faites-vous la même analyse à propos du souverainisme ?
Je ne dirais pas à propos du souverainisme la même chose qu'à propos de la laïcité. Depuis les années 1960, le mouvement indépendantiste a fait du chemin. Il est devenu un parti politique. Il a exercé le pouvoir. Il a organisé deux référendums sur la souveraineté, dont le dernier, en 1995, a donné presqu'autant de oui que de non en faveur de la souveraineté. Presque moitié-moitié, et je dirais tragiquement moitié-moitié. En ce sens il y a eu des accomplissements.
Aujourd'hui, on peut dire que le mouvement souverainiste piétine mais il n'a pas disparu. Il n'a pas su renouveler son discours. Pas plus d'ailleurs que les fédéralistes.

Propos recueillis par Daniel Vernet


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