D'où vient notre désaffection à l'égard de la politique?

Recomposition politique au Québec - 2011


Comment s'est établie cette distance «entre les partis politiques du Québec et les citoyens», pour reprendre les mots de Pierre Curzi le jour de sa démission? Ce mal a sans doute plusieurs racines, dont trois que nous mettons ici en évidence.


Photo : Agence Reuters Luke MacGregor

Pierre Curzi, Louise Beaudoin, Lisette Lapointe, Jean-Martin Aussant n'ont pas seulement démissionné du Parti québécois cette semaine. Ils ont insisté sur le fait qu'ils souhaitaient délaisser une «certaine manière de faire de la politique». Un de leurs collègues, Sylvain Pagé (Labelle), a choisi, lui, de rester dans les rangs péquistes. Mais non sans lancer, dans nos pages, un cri du cœur intitulé «Appel à une nouvelle culture politique»: «Le désintérêt croissant de la population envers la politique menace notre démocratie et anéantit nos rêves collectifs», écrit-il. Selon lui, «la désillusion politique atteint de plus en plus de gens; même les rangs des plus farouches démocrates ne sont pas épargnés». À ses yeux, les causes de cette situation n'ont rien d'«énigmatique»: périodes de questions orageuses flirtant avec la politique-spectacle; ligne de parti sclérosante pour les élus du peuple; pouvoir impérial du premier ministre qui décide quand ont lieu les élections; gouverne déterminée par les sondages, etc. Et s'il y avait d'autres causes?
La politique peut-elle encore faire rêver?
Le dilemme des concierges qui doivent se faire «bâtisseurs»
Québec — La politique ne fait plus «rêver». Pas une semaine ne passe sans qu'on entende ce constat. «Qu'en est-il du rêve et de l'espoir? Qu'en est-il de cette croyance qu'une société peut développer des projets porteurs?» se désolait d'ailleurs le député Sylvain Pagé dans son «Appel à une nouvelle culture politique». La population souhaiterait de toute évidence que les politiciens les transportent avec de grands desseins, comme dans les années 1960 et 1970. Ils ont la nostalgie d'une époque où la politique donnait l'impression de pouvoir tout faire.
La firme Léger Marketing l'avait démontré en 2008 avec un sondage réalisé pour Le Devoir. À la question «Personnellement, diriez-vous que vous êtes intéressé[e] par les enjeux politiques?» près de quatre personnes sur dix (39 %) avaient répondu avoir moins d'intérêt qu'auparavant pour ces enjeux. Les répondants de 45 ans ou plus, parmi lesquels se trouve la cohorte des baby-boomers, témoignaient «d'un plus fort degré de désenchantement que la moyenne», avait soutenu l'analyste Mathieu Gagné, de Léger Marketing. Les baby-boomers, selon lui, «sont en désaffection par rapport à la politique» parce qu'ils ont le regret d'une période axée sur les grandes constructions et les grands projets: «Ceux qui ont connu les décennies 60 et 70 semblent nostalgiques de cette époque faste de la politique. Ils ont l'impression qu'aujourd'hui il ne se passe rien, qu'il n'y a plus rien d'intéressant», avait illustré l'analyste.
De grandes choses
Bref, on aimerait encore aujourd'hui se faire promettre de bâtir de grandes choses, voire de devenir «maîtres chez nous», d'échafauder une «société juste» (Trudeau) voire de «changer la vie» (Mitterrand). Les grands projets furent si exaltants. Qu'en reste-t-il aujourd'hui? Beaucoup de choses à entretenir, et même à reconstruire. L'échangeur Turcot, symbole de nos infrastructures en fin de vie, peut servir de métaphore ici pour nos systèmes d'éducation, de santé, et bien d'autres programmes universels. Le projet de construction était impressionnant. L'inauguration, émouvante. Quelque quarante années plus tard, tout craque. Il faut reconstruire, et parfois à partir du sol. Or, refaire est moins stimulant qu'inventer, que construire. On coupe des rubans devant une route ou une école neuve; moins souvent devant une route ou une école qu'on vient de réparer. Nos démocraties raffolent tant de tout ce qui est «nouveau». Sauf que nos politiciens sont confinés la plupart du temps de nos jours à un travail d'«entretien», parce qu'après tout, nous souhaitons vivement conserver ces constructions si utiles et auxquelles nous sommes attachés.
Le sondage de Léger Marketing cité plus haut démontrait d'ailleurs la tension entre les bâtisseurs et les concierges: les citoyens valorisent le maintien d'«infrastructures sociales». Ils souhaitent qu'on y investisse beaucoup. Davantage même que dans les «baisses d'impôt», dont ceux-ci profiteraient de manière plus individuelle. Nos gouvernements, disaient la moitié des personnes interrogées (51 %), doivent avoir comme priorité l'investissement sur le plan des services sociaux, de l'éducation et de la santé.
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Les partis sont dans le marais du «réalignement»
Et si nous étions dans une de ces périodes que le politologue Vincent Lemieux a déjà qualifiée de «réalignement»? Ce long marais politique, transition souvent pénible où l'«offre» politique peine à se réorganiser. Selon la théorie de cet expert des formations politiques québécoises, dans une période de réalignement, un parti «générationnel» moribond est remplacé graduellement par un autre: le Parti conservateur du Québec par l'Union nationale. L'Union nationale par le Parti québécois. Le Parti québécois par... quoi? Vincent Lemieux se le demande depuis 1986!
En 2002 et en 2007, on a pu croire que l'Action démocratique allait confirmer la théorie de Lemieux. Déjà, à l'époque, il écrivait que les «conditions semblent remplies pour l'apparition d'une nouvelle génération», mais que cela ne se produirait pas avant le XXIe siècle. Selon l'approche «générationnelle», le parti de la génération future se définirait «contre la formule de gouverne de la génération précédente». Le prochain serait donc «non nationaliste et non interventionniste». À moins que, nuançait-il, «comme dans les années 1960, un des deux éléments de la formule soit récupéré, en l'occurrence le nationalisme, et que se forme une espèce de nouvelle Union nationale, combinant la foi nationaliste avec le parti pris pour le secteur privé».
Les périodes de réalignement peuvent toutefois s'étirer. En 1935 l'Union nationale vient tout près d'obtenir une majorité des sièges. Elle l'a en 1936, mais avec la guerre, en 1939, les libéraux reviennent en force. L'UN se trouve alors dans l'opposition et c'est finalement en 1944 que le réalignement se conclut. Quant au PQ, il naît en 1968, fait élire quelques députés en 1970 et en 1973. Le réalignement n'aboutit qu'en 1976.
Dans Les Partis générationnels au Québec (PUL, réédité en 2011), M. Lemieux souligne que «l'incapacité de l'ADQ à devenir un parti générationnel est significative». Ce parti, qu'il avait considéré avec d'autres observateurs comme successeur probable du PQ à titre de parti générationnel, «a exploité avec succès l'insatisfaction conjoncturelle envers le gouvernement péquiste au moment de l'élection de 2003 ainsi que celle envers le gouvernement libéral au moment de l'élection de 2007». Mais hissé au stade d'opposition officielle, le parti «n'a pas réussi à définir de façon cohérente et crédible les solutions de rechange qu'il proposait».
À l'automne 2002, alors que l'ADQ avait encore de bons sondages, Vincent Lemieux évoquait pourtant la possibilité de sa disparition ou de sa fusion avec la formation qui allait s'imposer comme nouveau parti générationnel. Rappelons-nous que le dernier parti dont le nom commençait par «Action», «l'Action libérale nationale» de Paul Gouin, a largement contribué au deuxième réalignement de l'histoire politique du Québec, dans les années 30, mais qu'il s'y est en quelque sorte perdu. En serait-il de même pour l'ADQ si elle fusionnait avec le futur parti de François Legault? Aujourd'hui du moins, un sondage Léger Marketing-Le Devoir placerait ce parti (encore très fictif, certes) à 41 % des intentions de vote.
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Les citoyens, branchés sur Internet, ont la tête ailleurs
Dans son texte, Sylvain Pagé soutient que, «s'il existe une coupure entre la politique et les citoyens, c'est que la politique s'est détournée des citoyens». Et si c'était en grande partie l'inverse? Et si les citoyens s'étaient détournés de la politique québécoise? En raison des «nouveaux médias» qu'ils consultent de plus en plus?
Les «anciens» médias, de masse, demeurent, mais se voient concurrencer sérieusement. On le sait: l'écoute de la télé décline, comme la lecture des journaux, au profit d'Internet. Or les médias de masse produisaient en partie, et maintenaient, le sentiment «national». Le premier d'entre eux est évidemment le journal imprimé. Dans L'Imaginaire national (Imagined Communities, 1983), Benedict Anderson décortique le «capitalisme de l'imprimé» qui, selon lui, a jeté «les bases de la conscience nationale». Il qualifie de «cérémonie de masse» la lecture simultanée du même texte par les citoyens d'un même pays. Hegel (1770-1831), déjà, a soutenu que «la lecture du journal est pour l'homme moderne un substitut de la prière matinale». Pourtant, ajoute Andersen, «chaque communiant sait pertinemment que la cérémonie qu'il accomplit est répétée simultanément par des milliers [ou des millions] d'autres, dont il connaît parfaitement l'existence même s'il n'a pas la moindre idée de leur identité». D'où l'«imaginaire national».
Les «nouveaux médias» donnent lieu à une distribution de masse, mais font éclater le contenu et mondialisent les citoyens. L'interaction s'ajoute comme nouveauté radicale. Le média de masse était organisé selon une logique nationale. Les nouveaux médias sont tout de suite transnationaux. Le citoyen se transmute en internaute. Il a la tête ailleurs de plus en plus, dans une masse d'informations infinie. Et dans ses niches préférées, non plus dans un espace civique déterminé.
La politique québécoise devient elle-même une niche des passionnés de la politique. Les usages de l'interactivité peuvent être très politiques et immédiats, comme on l'a vu en Iran en 2009 et dans les révolutions arabes en 2011. Mais une question se pose tout de même: les Québécois informés sur Internet, autrement dit plus rapidement et de façon radicalement plus mondialisée qu'avant, sont-ils autant à même de se passionner pour la politique de leur coin de pays?


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