Comprendre dangereusement - Hubert Aquin, 1961

IDÉES - la polis

La revue Liberté peut être considérée comme une agression. Au Canada français, en ce moment, notre entreprise se rapproche plus de la conspiration que du dilettantisme. Nous choisissons l'éclatement, la convulsion, l'attaque.
Le « système » qui nous enveloppe est subtil et diffus. L'Église, l'éducation, les gouvernements fédéral et provincial en sont les structures les plus évidentes ; il serait vain de croire qu'elles sont les seules ou les plus stables. À vrai dire, le « système » repose d'abord sur les convictions inavouables et non écrites de notre mentalité. Et ce sont ces fondations secrètes de l'ordre que nous visons. Nous sommes en présence d'un inconscient collectif, objet multiple de deux siècles de refoulement, qu'il nous presse de faire affleurer à la conscience.
La destruction systématique, seuls les saints ou les hypocrites n'en conviendront pas, est un petit jeu bien agréable. De tous les sports, il faut l'avouer, le sabotage des valeurs établies s'avère le plus dynamique et un des plus salubres. Mais c'est un sport. Et nous serions mal venus de déranger la Province de Québec (ou, si vous préférez, l'État du Québec) dans le seul but de lui offrir un spectacle de terrorisme intellectuel.
Nous voulons comprendre. Ce n'est pas parce que le Québec s'est engagé dans un processus irrésistible de transformation qu'il faut remettre à demain la réflexion pure et simple. Au contraire, le bouillonnement actuel rend la pensée plus indispensable que jamais en même temps, aussi, qu'il lui pose plus d'énigmes et la conteste sournoisement. Il y a trois ou cinq ans, on pouvait nommer la censure, on en faisait même un bouc émissaire. Aujourd'hui, elle porte un masque et utilise des procédés plus efficaces parce que plus nuancés. La censure d'aujourd'hui est innommable. Nous voulons la nommer. Nous voulons comprendre la réalité dans laquelle nous baignons et qui nous emporte dans son fleuve d'événements et de malentendus.
Nous avons un autre vice, à Liberté. Nous estimons la parole, lyrique ou raisonnante, magique ou calme, et tout ce que les hommes dits d'action méprisent sous le nom de littérature et de poésie. La parole est une forme de vie et, par ce biais magnifique, un mode d'action. Chose certaine, il n'y a pas plus de vanité à écrire qu'à agir, d'autant que ce qui relève de l'action émane d'un ordre créé par la pensée.
Liberté est-elle une revue engagée ? En fait, étant donné le mot de liberté que nous invoquons, il serait indécent que je parle au nom de mes collègues qui ne m'ont pas mandaté pour résumer leur pensée. À la limite, je peux toutefois me hasarder jusqu'à dire que Lafcadio n'est pas notre super ego et que la publication d'une revue mensuelle est l'antithèse de l'acte gratuit. Notre titre même, qui est aussi la traduction d'un idéal, nous interdit de réduire notre promesse en une alliance précise et de confondre mobilisation et engagement. En trois ans, nous avons eu des amis généreux mais pas de commanditaires. Nous sommes engagés, par notre inquiétude et notre désir de le comprendre et de l'exprimer, à l'égard du Canada français. Rien de ce qui est canadien-français ne nous est étranger. Voilà notre choix global qui ne nous interdit ni les refus particuliers ni même, à l'extrême, un refus global.
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Hubert Aquin, 1961
Tiré de Blocs erratiques, pp.45-46, 1977


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