Prochain Épisode - Hubert Aquin, 1965

IDÉES - la polis


(début du roman)
Cuba coule en flammes au milieu du lac Léman pendant que je descends au fond des choses. Encaissé dans mes phrases, je glisse, fantôme, dans les eaux névrosées du fleuve et je découvre, dans ma dérive, le dessous des surfaces et l'image renversée des Alpes. Entre l'anniversaire de la révolution cubaine et la date de mon procès, j'ai le temps de divaguer en paix, de déplier avec minutie mon livre inédit et d'étaler sur ce papier les mots clés qui ne me libéreront pas. J'écris sur une table à jeu, près d'une fenêtre qui me découvre un parc cintré par une grille coupante qui marque la frontière entre l'imprévisible et l'enfermé. Je ne sortirai pas d'ici avant échéance. Cela est écrit est plusieurs copies conformes et décrété selon des lois valides et par un magistrat royal irréfutable. Nulle distraction ne peut donc se substituer à l'horlogerie de mon obsession, ni me faire dévier de mon parcours écrit. Au fond, un seul problème me préoccupe vraiment, c'est le suivant : de quelle façon dois-je m'y prendre pour écrire un roman d'espionnage ? (p.5)
***
Je respire par des poumons d'acier. Ce qui me vient du dehors est filtré, coupé d'oxygène et de néant, si bien qu'à ce régime ma fragilité s'accroît. Je suis soumis à une expertise psychiatrique avant d’être envoyé à mon procès. Mais je sais que cette expertise même contient un postulat informulé qui confère sa légitimité au régime que je combats et une connotation pathologique à mon entreprise. La psychiatrie est la science du déséquilibre individuel encadré dans une société impeccable. Elle valorise le conformiste, celui qui s'intègre et non celui qui refuse ; elle glorifie tous les comportements d'obéissance civile et d'acceptation. Ce n'est pas seulement la solitude que je combats ici, mais cet emprisonnement clinique qui conteste ma validité révolutionnaire. (p.13)
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Entre un certain 26 juillet et la nuit amazonique du 4 août, quelque part entre la prison de Montréal et mon point de chute, je décline silencieusement en résidence surveillée et sous l'aile de la psychiatrie viennoise ; je me déprime et me rends à l'évidence que cet affaissement est ma façon d'être. Pendant des années, j'ai vécu aplati avec fureur. J'ai habitué mes amis à un voltage intenable, à un gaspillage d'étincelles et de courts-circuits. Cracher le feu, tromper la mort, ressusciter cent fois, courir le mille en moins de quatre minutes, introduire le lance-flammes en dialectique, et la conduite-suicide en politique, voilà comment j'ai établi mon style. J'ai frappé ma monnaie dans le vacarme à l'image du surhomme avachi. Pirate déchaîné dans un étang brumeux, couvert de Colts 38 et injecté d'hypodermiques grisantes, je suis l'emprisonné, le terroriste, le révolutionnaire anarchique et incontestablement fini ! L'arme au flanc, toujours prêt à dégainer devant un fantôme, le geste éclair, la main morte et la mort dans l'âme, c'est moi le héros, le désintoxiqué ! Chef national d'un peuple inédit ! Je suis le symbole fracturé de la révolution du Québec, mais aussi son reflet désordonné et son incarnation suicidaire. Depuis l’âge de quinze ans, je n’ai pas cessé de vouloir un beau suicide : sous la glace enneigée du Lac du Diable, dans l’eau boréale de l’estuaire du Saint-Laurent, dans une chambre de l’hôtel Windsor avec une femme que j’ai aimée, dans l’auto broyée l’autre hiver, dans le flacon de Beta-Chlor 500 mg, dans le lit du Totem, dans les ravins de la Grande-Casse et de Tour d’Aï, dans ma cellule CG19, dans mes mots appris à l’école, dans ma gorge émue, dans ma jugulaire insaisie et jaillissante de sang ! Me suicider partout et sans relâche, c'est là ma mission. En moi, déprimé explosif, toute une nation s'aplatit historiquement et raconte son enfance perdue, par bouffées de mots bégayés et de délires scripturaires et, sous le choc noir de la lucidité, se met soudain à pleurer devant l'immensité du désastre et de l'envergure quasi sublime de son échec. Arrive un moment, après deux siècles de conquêtes et 34 ans de tristesse confusionnelle, où l’on n’a plus la force d’aller au-delà de l’abominable vision. Encastré dans les murs de l’Institut et muni d’un dossier de terroriste à phases maniaco-spectrales, je cède au vertige d’écrire mes mémoires et j’entreprends de dresser un procès-verbal précis et minutieux d’un suicide qui n’en finit plus. Vient un temps où la fatigue effrite les projets pourtant irréductibles et où le roman qu'on a commencé d'écrire sans système se dilue dans l'équanitrate. Le salaire du guerrier défait, c'est la dépression. Le salaire de la dépression nationale, c'est mon échec, c'est mon enfance dans une banquise, c'est aussi les années d'hibernation à Paris et ma chute en ski au fond du Totem dans quatre bras successifs. Le salaire de ma névrose ethnique c'est l'impact de la monocoque et des feuilles d'acier lancées contre une tonne inébranlable d'obstacles. Désormais, je suis dispensé d’agir de façon cohérente et exempté, une fois pour toutes, de faire un succès de ma vie. Je pourrais, pour peu que j’y consente, finir mes jours dans la torpeur feutrée d’un institut anhistorique, m’asseoir indéfiniment devant dix fenêtres qui déploient devant mes yeux dix portions équaniles d’un pays conquis et attendre le jugement dernier où, étant donné l’expertise psychiatrique et les circonstances atténuantes, je serai sûrement acquitté.
Ainsi, muni d'un dossier judiciaire à appendice psychiatrique, je peux me consacrer à écrire page sur page de mots abolis, agencés sans cesse selon des harmonies qu'il est toujours agréable d'expérimenter, encore que cela, à la limite, peut ressembler à un travail. Mais cet effort milligrammé avec soin n'est pas nocif, ni contre-indiqué, à condition bien sûr que les périodes d'écriture soient brèves et suivies de périodes de repos. Rien n'empêche le déprimé politique de conférer une coloration esthétique à cette sécrétion verbeuse ; rien ne lui interdit de transférer sur cette oeuvre improvisée la signification dont son existence se trouve dépourvue et qui est absente de l'avenir de son pays. Pourtant, cet investissement à fonds perdus a quelque chose de désespéré. C'est terrible et je ne peux plus me le cacher : je suis désespéré. On ne m'avait pas dit qu'en devenant patriote, je serais jeté ainsi dans la détresse et qu'à force de vouloir la liberté, je me retrouverais enfermé. Combien de secondes d'angoisse et de siècles de désemparement faudra-t-il que je vive pour mériter l'étreinte finale du drap blanc ? Plus rien ne me laisse croire qu'une vie nouvelle et merveilleuse remplacera celle-ci. Condamné à la noirceur, je me frappe aux parois d'un cachot qu'enfin, après trente-quatre ans de mensonges, j'habite pleinement et en toute humiliation. Je suis emprisonné dans ma folie, emmuré dans mon impuissance surveillée, accroupi sans élan sur un papier blanc comme le drap avec lequel on se pend. (pp.22-23)


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