Le Québec : une culture française originale

Le Québec constitue désormais et irréversiblement un pays entièrement ou presque entièrement reconquis ou plutôt en voie de reconquête et jusque dans les moindres détails.

IDÉES - la polis


Hubert Aquin, 1977 - Entre les Dormeuses et la baie des Loups, entre le promontoire de Pontchartrain et Napierville, entre la baie Sèche et Coaticook, il y a un territoire immense qui constitue l'assise principale de la culture québécoise. La première originalité du Québec, c'est d'exister territorialement, la deuxième, c'est d'exister en français et cela en dépit d'une situation historique qui s'est révélée très aliénante, et cela en dépit d'un encerclement culturel anglophone ou plutôt d'une immersion anglophone. Car, à vrai dire, la presqu'île que forme le territoire du Québec est bien à l'image de la culture québécoise qui est entourée d'un élément allogène et parfois même hostile, tout comme le territoire qui est sous nos pieds est entouré d'eau dans sa grande partie, depuis la baie James jusqu'à la baie d'Hudson, depuis le cap de la Nouvelle-France jusqu'au fjord Nachvak, depuis l'océan Atlantique jusqu'au détroit de Belle-Isle, depuis le golfe du Saint-Laurent jusqu'au détroit d'Honguedo, depuis les collines de Mecatina jusqu'aux rives ondoyantes de l'Outaouais. Ce presqu'isolement culturel du Québec donne une juste idée de sa relation avec la culture francophone dans le monde et aussi avec la culture nord-américaine. Ce qui vient à l'esprit passe par l'eau et le rattache au monde, ce qui vient du sol rappelle aux Québécois qu'ils vivent non pas sur une île mais sur une presqu'île.
Au lendemain de la Conquête, on pouvait parler d'une double allégeance des Québécois qui, en les déchirant, leur conférait un brin d'originalité. Plus nous nous sommes dégagés, et par bonds, de la Conquête, plus cette notion de double allégeance est devenue inadéquate pour définir l'identité nationale, car celle-ci, de plus en plus, se cherche une affirmation d'elle-même parfois explosive, parfois légaliste, mais, dans tous les cas, toujours positive.
Le Québec constitue désormais et irréversiblement un pays entièrement ou presque entièrement reconquis ou plutôt en voie de reconquête et jusque dans les moindres détails. Mot à mot, centimètre par centimètre, le texte national s'écrit de la même façon et en même temps que le territoire se reconquiert. Le projet collectif se dessine au terme d'une lente et intense accumulation de projets personnels dont l'envergure est brisée par chaque mort individuelle, mais jamais vraiment brisée puisque au-delà de la vie de chaque individu, le groupe reprend son souffle vital et continue de renaître plus ou moins spectaculairement, plus ou moins puissamment. Le projet collectif ne meurt pas dans la mesure où, d'individu en individu, il se répète, se multiplie, s'amplifie et instaure finalement une réalité qui n'est pas seulement individuelle mais qui a une dimension collective. Ceux qui ont vécu cette aventure frustrante et pourtant exaltante sont conscients que leur propre vie n'a eu de sens pendant un certain temps que dans la mesure où elle s'insérait dans une survie nationale et on peut dire aussi que l'existence nationale a produit un effet multiplicateur sur chaque existence individuelle. Cette interaction entre le groupe et l'individu est bel et bien bi-latérale, bi-vectorielle et créatrice.
La Nouvelle-France est disparue de la carte au XVIII ième siècle, le Bas-Canada au XIX ième siècle et le Canada français au XX ième siècle pour faire place à ce qui, maintenant, dans l'esprit de tous, une poignée de fédéralistes mis à part, s'appelle le Québec. La synthèse nationale est commencée et dans la mesure où elle est vivante, ce sera une synthèse sans fin. On connaît certaines composantes de la situation, mais l'agencement des composantes, leurs inter-relations et leurs relations à l'étranger s'inventent de jour en jour, d'année en année, de génération en génération, d'individu en individu, selon toute une gamme de variables qui sont par définition imprévisibles mais toujours agissantes. Le texte ne s'improvise pas, il se crée continuellement d'une façon surprenante presque sans essoufflement et avec une infinité de rebondissements, de surprises, d'ellipses et de figures qui feraient pâlir le plus grand écrivain du monde, et cela parce que, justement, c'est un texte collectif et non pas l'oeuvre écrite d'une seule personne.
Au Québec, le texte est français. Même si la presqu'île du Québec continue d'être toujours rattachée au continent nord-américain et même si les Québécois continuent de vivre à l'américaine, le texte est désormais français, il est parlé en français, il est écrit en français et cela irréversiblement, de plus en plus, et de façon toujours plus placide, confiante et harmonieuse. Il ne s'agit pas de s'isoler d'un continent auquel on est rattaché mais de vivre notre vie collective qui ne peut être la nôtre que si elle est vécue en français.
L'écrivain québécois qui parle maintenant de son pays éprouve une grande confiance, ressent une certitude intérieure gratifiante et peut-être même, à certains instants, exaltante. Il ne parle plus d'un pays dont on doute, d'un pays menacé, d'un pays à moitié mort, mais bel et bien de ce souffle de vie qui l'anime lui-même et continue de faire écrire des textes. C'est mon cas. La littérature a d'abord une fonction nationale, et c'est là une vérité que chaque écrivain québécois peut vérifier en lui-même jusque dans ses tripes. Écrire le texte individuel comme on écrit dans la retraite d'une chambre ou d'un bureau un roman ou des poèmes dont le caractère d'individuation est incontestable. Il n'y a pas antinomie entre la dimension individuelle de l'entreprise littéraire et son enchâssement dans l'entreprise de tout un peuple. Cette ligature entre l'oeuvre personnelle et le grand projet est faite à un tel niveau de subconscience que cela la rend imperceptible, indiscernable et par moments inavouable. Depuis tout à l'heure, depuis le début de ce texte, j'essaie d'avouer l'inavouable et de discerner en moi l'indiscernable cheminement de tout un peuple et, dès lors, je suis agi beaucoup plus que je n'agis ; ou plutôt j'agis, mais le coefficient d'initiative qui m'est dévolu est tellement faible que, du coup, je me sens porteur d'une inspiration nationale qui, selon toute vraisemblance, explique beaucoup plus qu'elle n'obscurcit la presque totalité des grandes oeuvres québécoises.
Mes réticences à faire des inventaires, à inscrire des dates, à vulgariser un cheminement collectif qui passe par moi, viennent du fait qu'intuitivement je crois que le temps des vulgarisations objectives est révolu. Le lecteur anonyme de ce texte devra demeurer sur sa frustration s'il en attendait des références ou une masse quantitative d'informations qu'il aurait pu réduire à loisir ou organiser selon les schémas de son esprit. Toutefois, il se trouve devant un témoignage qui, malgré son revêtement discursif, sort tout droit de mes entrailles. Ce témoignage, d'autres que moi auraient pu le fournir et s'ils l'avaient fait, ils l'auraient fait bien différemment de moi, mais j'ai la certitude qu'en fin de compte, leurs témoignages auraient été l'équivalent du mien ou que le mien est l'équivalent des leurs si bien que, finalement, ce qui comptait, c'était cet aveu désordonné de la toute-puissance inspiratrice et dynamique d'un projet collectif qui ne fait pas que nous abolir à titre d'individu, mais qui nous permet aussi de nous construire, d'avancer, de faire des textes, de créer. Pour mesurer la puissance du projet collectif, il serait dérisoire de faire la somme de tous ces projets individuels qui sont fondés en réalité sur lui, car le projet collectif est finalement toujours plus grand que la perception qu'un individu ou des individus peuvent en avoir. L'important dans cette dialectique est beaucoup plus de mesurer à travers un témoignage ou une quantité de témoignages cette surprésence de la réalité québécoise en chacun de nous.
L'aventure culturelle française du Québec est fondée sur une immense assise territoriale qui va de l'île du Canard en passant par le lac Mistassini et le lac Albanel jusqu'à baie de Plaisance et, dans une autre direction, depuis Senneterre en passant par le réservoir Gouin et le lac Achouanipi jusqu'à l'anse du Portage, mais ce qui compte le plus, c'est que cette aventure collective passe par chacun de nous, transforme nos vies individuelles et les transfigure.
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Texte tiré de Mélanges littéraires II Comprendre dangereusement, édition critique établie par Jacynthe Martel et Claude Lamy, pp. 351-355, 1995 ; paru d'abord dans la revue Forces, numéro 38, premier trimestre 1977, pp. 38-39.


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