En pays démocratique, il y a trois manières de voler des élections. L'une, fort ancienne, consiste à paqueter les urnes de bulletins illégaux. L'autre, d'allure plus moderne, est de soudoyer des électeurs à coups de subventions ou d'autres faveurs. La troisième est de donner plus de poids aux circonscriptions favorables au pouvoir en place. C'est de cette dernière vilenie, logée au projet de loi C-56, que les conservateurs de Stephen Harper sont soupçonnés.
À la dernière élection, le Parti conservateur avait promis de doter la Colombie-Britannique, l'Alberta et l'Ontario d'une représentation plus équitable aux Communes. Or, si le changement qu'il propose est adopté, deux de ces provinces obtiendront des sièges en proportion de leur population, mais l'Ontario, la plus populeuse, restera sous-représentée, même avec quelques députés de plus.
D'où vient cette différence de traitement? De contraintes constitutionnelles, disent les auteurs du projet, évoquant les sièges garantis à des provinces comme le Québec ou l'Île-du-Prince-Édouard. Plutôt, répliquent les détracteurs, d'une tactique conservatrice, car davantage de circonscriptions iront aux provinces plus susceptibles de donner au PC cette majorité qui lui échappe.
Bien sûr, Victoria et Edmonton n'ont pas caché leur satisfaction, laissant Toronto crier à l'injustice. Dans l'ouest du pays, libéraux et néo-démocrates ne vont sans doute pas réprouver une réforme qui va plaire à leurs électeurs, mais en Ontario, même des conservateurs craindront cette apparente gifle donnée à leur province -- malgré le fait que ce changement ne s'appliquera pas avant plusieurs années.
À vrai dire, le gouvernement le plus scrupuleux aurait quelque difficulté à rééquilibrer la représentation au Parlement. Outre les intérêts bassement partisans, des contraintes d'ordre constitutionnel limitent la marge de manoeuvre. À quoi s'ajoute l'exploitation de cette question délicate par les autres politiciens du Québec, tous nationalistes confondus. Car, si tout le monde parle d'égalité, personne n'entend renoncer à ses privilèges.
Exceptions et privilèges
La représentation électorale comporte des règles générales, bien sûr, mais aussi des exceptions; on y trouve des droits fondamentaux, mais parfois des privilèges. Il en est ainsi depuis la naissance de la confédération. La loi fondatrice de 1867 prévoyait l'ajustement des circonscriptions suivant l'évolution démographique du pays. En même temps, au Québec justement, un statut particulier était accordé aux électeurs anglophones des Cantons de l'Est et de l'Outaouais.
En effet, douze des 65 circonscriptions provinciales de l'époque ne pouvaient être modifiées à moins que leurs députés n'y consentent. Il s'agissait des comtés alors désignés de Pontiac, Ottawa, Argenteuil, Huntingdon, Missisquoi, Brome, Shefford, Stanstead, Compton, Wolfe et Richmond, Mégantic et de la ville de Sherbrooke.
Le Québec, certes, pouvait augmenter le nombre des autres circonscriptions, à majorité francophone, diminuant du même coup à l'Assemblée législative le poids relatif des comtés protégés. Mais, advenant une baisse de la population de ces comtés, leur électeurs allaient avoir un vote plus «lourd» que ceux des autres circonscriptions. À l'ère moderne, les comtés anglophones ont renoncé à leur protection. Et il a alors été possible de remanier toute la carte électorale.
Trois principes
De cette époque, trois principes valent toujours, bien qu'ils soient parfois difficile de les concilier. Le premier principe veut que les électeurs soient, comme les citoyens, égaux entre eux. Ce droit à l'égalité est désormais «fondamental». Le second, c'est qu'il soit possible de prévoir, au besoin, une protection particulière pour une minorité. Il en reste quelque chose. Le troisième, c'est que l'on puisse modifier un tel aménagement s'il en vient à empêcher l'évolution des institutions. C'est ici que le bât blesse.
À l'Assemblée nationale, il n'y a plus de protection spéciale pour une minorité. Mais la loi électorale prévoit une différence du nombre d'électeurs entre les circonscriptions. Avec les déplacements de population et la croissance (ou la décroissance) démographique, des ajustements doivent être faits périodiquement. Des régions craignent alors d'y perdre en identité ou en influence. Quant aux organisations électorales, elles redoutent le retrait d'une clientèle acquise ou l'arrivée d'électeurs hostiles! Bref, la démocratie québécoise est ici plus célébrée que respectée.
Le problème est encore plus compliqué aux Communes. Minorité ou non, circonscription «historique» ou nouvelle, il était inévitable qu'une province et ses électeurs aient moins de poids au Parlement, dès lors qu'aux quatre provinces fondatrices d'autres s'ajoutent au fil des ans. Si la représentation des provinces ne fut jamais égale, ni même proportionnelle à leur population, l'idéal demeurait toutefois que les électeurs, eux, soient égaux entre eux.
Or, ils ne le sont pas. Et ils ne le seront pas davantage même si les sièges au Parlement sont mieux répartis entre les provinces. Dans la plupart, en effet, tant sur le plan fédéral que provincial, le nombre des circonscriptions rurales dépasse souvent la part de leurs électeurs dans l'ensemble de l'électorat. Il en résulte qu'un parti peut parfois prendre le pouvoir ou s'y maintenir en obtenant moins de votes qu'une autre formation.
Il en résulte aussi que certains problèmes urbains risquent de trouver moins d'écho en chambre que des enjeux ruraux. C'est le cas, par exemple, de l'Ontario aux Communes, mais c'est aussi le cas de Montréal à l'Assemblée nationale du Québec.
Aussi devrait-on rétablir l'équité, non seulement entre provinces, mais, à l'intérieur de chacune, entre citoyens. Cet exercice n'est pas aisé. Si trop d'anachronismes ou de privilèges peut, en effet, léser la majorité, par contre, la représentation numériquement égalitaire risque d'ignorer certaines minorités. Comment harmoniser ces deux ordres de préoccupation au sein d'un même système démocratique?
Aujourd'hui au Canada, comme hier au Québec, la représentation proportionnelle des partis en chambre est débattue. On parle également de sénateurs élus, sinon d'un sénat à l'américaine. Mais plusieurs obstacles se posent qui sont loin d'être négligeables. Pour procéder à des changements importants, un gouvernement doit d'abord jouir de la confiance populaire. Or, à Ottawa comme à Québec, les cabinets sont présentement minoritaires, et au Canada comme au Québec, les populations sont divisées.
Les échecs passés ont aussi laissé la classe politique et la plupart des gens rébarbatifs aux réformes d'envergure. Les mots de constitution et de référendum ont été presque bannis du langage, sinon de la vie politique. Faute de forum où aborder ces enjeux, les populations insatisfaites sont vouées à une position d'antagonisme -- Bloc québécois isolé à Ottawa, autochtones en perpétuel procès, nouvelles minorités repliées sur elles-mêmes.
Enfin, maints autres problèmes négligés depuis longtemps se sont accumulés ou aggravés. Des infrastructures ou des institutions qui faisaient, hier, la fierté d'une société en plein essor, trahissent aujourd'hui une décrépitude qui, loin de redonner sa place à la chose publique, ajoute au sentiment ambiant de défaitisme ou d'impuissance. Il n'y en a plus, dit-on, que pour les groupes criards et les lobbies silencieux.
Une représentation politique plus équitable ne va pas, à elle seule, rétablir la crédibilité des partis ou des institutions, ni tenir lieu d'aggiornamento constitutionnel, mais au moins, si la démocratie a encore un sens, cela ouvrirait les Parlements à une présence plus authentique du pays réel.
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redaction@ledevoir.com
Jean-Claude Leclerc enseigne le journalisme à l'Université de Montréal.
Les sièges au sein des Parlements
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