Une question d’odeur

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« S’ils ne peuvent pas nous sentir, qu’ils s’en aillent, parce qu’on ne changera pas d’odeur »

En février 1996, Lucien Bouchard, qui venait tout juste d’accéder au poste de premier ministre, avait raconté sa rencontre inopinée avec un anglophone qui bouquinait dans la même librairie que lui, disant avoir été frappé par la détresse de son interlocuteur.

En ces lendemains de référendum, M. Bouchard sentait la nécessité de tendre la main aux anglophones, ce qu’il avait tenté de faire dans son célèbre théâtre Centaur, qui avait surtout eu pour effet de créer un fossé entre le nouveau chef du PQ et ses militants.

À l’approche des élections de novembre 1998, la perspective de voir ces damnés séparatistes tenir un autre référendum avait encore fait monter l’anxiété de quelques crans. « C’est pas des farces, je me fais presque agresser par des gens qui me prennent par le revers du veston et qui me secouent en disant : vous devez les battre », avait confié le député libéral de Notre-Dame-de-Grâce, Russell Copeman.

Quinze ans plus tard, le « malaise » des Anglo-Québécois persiste, si on en croit le sondage Ekos-CBC réalisé entre le 10 et le 18 février. Une majorité de non-francophones (51 %) aurait même envisagé de quitter le Québec au cours de la dernière année.

Outre l’état de l’économie, le débat sur la charte de laïcité, qui inquiète aussi bon nombre de francophones, et surtout l’éventualité de l’élection d’un gouvernement péquiste majoritaire suscitent sans doute de l’angoisse chez plusieurs, mais cela n’explique pas tout. Il y a très exactement un an, alors que le PQ était au plus bas et que personne ne parlait de laïcité, un autre sondage Ekos-CBC révélait déjà que 42 % des non-francophones avaient songé à partir après l’élection du 4 septembre 2012.
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Il est vrai que les signaux envoyés ces jours-ci par les membres du gouvernement Marois ne sont pas de nature à les en dissuader. La ministre responsable de la langue française, Diane De Courcy, a clairement indiqué qu’un PQ majoritaire reviendrait à la charge avec son projet de renforcer la loi 101, même si elle n’a pas renouvelé l’engagement d’étendre au niveau collégial les dispositions qui régissent l’accès à l’école anglaise.

Le ministre de l’Environnement, Yves-François Blanchet, s’est bien défendu d’avoir annoncé la tenue d’un nouveau référendum, mais il n’est pas le seul à se souvenir qu’il y en a eu un à chaque « cycle péquiste ». Qui plus est, il a toujours eu lieu durant le premier mandat majoritaire. Même sans référendum à la clé, la promesse d’un livre blanc sur la souveraineté annonce de la turbulence.

Évoquer la possibilité de partir en répondant à un sondage est une chose, passer de la parole à l’acte en est une autre. L’exode qui a suivi la victoire péquiste de 1976 ne s’est pas jamais reproduit. Le mois dernier, la Gazette a fait tout un plat avec une étude selon laquelle le nombre de gens qui ont quitté le Québec entre janvier et juillet 2013 avait atteint le niveau le plus élevé du siècle pour une période de trois trimestres.

Dans un texte publié dans Le Devoir, le directeur des programmes de démographie à l’Institut national de la recherche scientifique, Alain Bélanger, avait qualifié cette étude de « trompeuse » et démontré que le nombre de sortants pour les trois premiers trimestres de 2013 était même inférieur à ce qu’il avait été durant la période correspondante en 2000, 2001, 2002, 2006, 2007 et 2008.
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Il n’est pas question de nier la réalité, ni la légitimité du malaise que les anglophones et les allophones peuvent ressentir. Pour les francophones, qui ont sincèrement l’impression d’être très généreux envers les minorités, il n’en demeure pas moins incompréhensible que 51 % de leurs membres puissent même penser à quitter le Québec.

Se mettre dans la peau de l’autre est toujours difficile. Dans le reste du pays, où on est tout aussi convaincu que le Québec se fait entretenir par les provinces riches, on n’arrive pas davantage à concevoir que la moitié des Québécois francophones puissent vouloir quitter le Canada.

Depuis la fondation du PQ, Gérald Godin a sans doute été celui qui a fait les plus grands efforts pour rapprocher les différentes composantes de la société québécoise. Un jour où l’opposition libérale lui reprochait son insensibilité aux doléances des anglophones, il n’avait pu retenir son exaspération. « S’ils ne peuvent pas nous sentir, qu’ils s’en aillent, parce qu’on ne changera pas d’odeur », avait-il lancé.

Le ministre de la Santé, Réjean Hébert, a raison de penser qu’il n’y a pas grand-chose à faire pour faire disparaître cette anxiété, même si son degré peut varier selon la conjoncture politique. Paradoxalement, l’appartenance à la fédération canadienne, dans laquelle plusieurs voient une protection contre les poussées de fièvre identitaire provoquées par l’insécurité culturelle des francophones, en est largement responsable.


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