Quiconque s’attarde un peu à l’histoire du mouvement indépendantiste au Québec se rendra compte, rapidement, que celui-ci a presque toujours été traversé par les divisions fratricides.
On soulignait récemment le 15e anniversaire du décès de Pierre Bourgault. Plusieurs ont salué, avec raison, son militantisme dévoué envers la cause de la souveraineté du Québec.
Je me suis replongé, au cours des dernières semaines, au sein des premiers écrits de Pierre Bourgault, ses « Écrits polémiques 1960-1981 ». Le type de lecture qui permet de comprendre à quel point unifier les indépendantistes est chose ardue, voire impossible.
J’avais vague souvenir d’avoir lu sur les tractations qui ont mené à l’unification du PQ de Lévesque et du R.I.N. de Bourgault. Les deux hommes ne se sont pas toujours bien entendus, loin de là. C’est en lisant certains textes de Bourgault, contemporains des faits et des déchirements, que l’on se rend compte que l’histoire se répète.
Presque intégralement.
« René Lévesque n’a jamais voulu l’unité des indépendantistes »
Voilà le titre évocateur d’un texte de Pierre Bourgault publié dans Le petit journal, édition du 18 au 24 février 1973. On peut le consulter dans Écrits polémiques 1960-1981 chez VLB éditeur.
Un récit fascinant de comment Bourgault et ses proches collaborateurs ont décidé d’investir le Parti québécois. Et j’utilise le terme « investir » à dessein. Les négociations d’unification des forces indépendantistes, à l’époque, n’avaient abouti à rien. Récit de Bourgault :
« J’étais assis tranquillement chez moi. Probablement à la fin de septembre 1968. Je ne pensais à rien et j’écoutais distraitement la radio quand vint l’heure d’un bulletin de nouvelles. Vers 11h du soir. J’eus soudain le sentiment d’être concerné : la voix annonçait que le M.S.A. –Mouvement Souveraineté Association – s’était aujourd’hui transformé un parti politique et que, à la suggestion de Gilles Grégoire mais contre la volonté de René Lévesque, il s’appellerait désormais PARTI QUÉBÉCOIS. Un beau nom.
Pourquoi cet instant m’est-il resté gravé dans l’esprit? Que se passe-t-il à ce moment précis pour déclencher chez moi une réflexion immédiate, de très courte durée, suivie immédiatement d’une décision aussi rapide et irrévocable? Je n’en sais rien. Mais une obscure volonté m’annonçait la voie à suivre. L’instinct peut-être. Sans aucune hésitation je téléphonai à Pierre Renaud.
-Penses-tu la même chose que moi, dis-je?
-Oui, me répondit-il.
Ce fut tout. Pas d’explications, pas de commentaires. J’en savais assez pour décider ce qu’il fallait faire. En tant que président du R.I.N., je convoquai une réunion de l’exécutif du parti pour le lendemain soir. À l’ordre du jour, un seul sujet : qu’est-ce qu’on fait maintenant? Il y avait désormais deux partis indépendantistes : le R.I.N., et le PQ. Les négociations en vue de la réunification des forces indépendantistes, entreprises quelques mois plutôt, avaient échoué. De toute évidence, René Lévesque ne voulait pas de nous. Nous avions dès lors décidé de continuer notre action de notre côté. Mais qu’arrivera-t-il lors des prochaines élections lorsque ces deux partis devraient nécessairement s’affronter? Quels déchirements d’ici là? Et quel triomphe pour nos adversaires? Pouvions-nous encore courir ce risque ou ne valait est-il pas mieux tenter de trouver un autre moyen de faire l’unité?
C’est question, et combien d’autres, nous assaillaient tous. Il fallait y répondre au plus tôt. En effet, le R.I.N. allait tenir son congrès annuel deux semaines plus tard. Les membres exigeraient des explications et voudraient sans doute décider une orientation, définitive.
Que faire?
J’avais une proposition. Mais avant de la faire, je voulais savoir où chacun en était dans ses réflexions. La discussion fit le tour de la table avant de me revenir. J’avais l’impression, alors que chaque membre de l’exécutif, à tour de rôle, donnait son opinion, qu’il existait dans l’esprit de chacun une sorte de contrainte. Il était clair qu’on tournait autour du pot et que personne n’osait vraiment dire ce qu’il pensait. Tous proposaient l’unité nécessaire, mais en repoussant les échéances, en tergiversant sur les moyens, en multipliant les atermoiements.
Bien sûr, après le bris des négociations avec le M.S.A., nous avions décidé fermement de continuer seuls notre route. Mais était-ce là la bonne solution? Les mois avaient passé et les indépendantistes se déchiraient de plus belle. Où cela nous menait-il donc?
Mon tour vint enfin. Je décidai de dire exactement le fond de ma pensée, sans me soucier des réactions. Il fallait une réponse claire à toutes les questions que nous nous posions. J’en formulai une :
« Je crois, dis-je, que nous pensons tous la même chose mais que nous craignons de nous l’avouer à nous-mêmes. Voici ma suggestion : le congrès du parti aura lieu dans deux semaines ; selon nos statuts, l’exécutif a encore le droit de formuler des propositions aux membres. Je suggère donc que l’exécutif propose aux membres de dissoudre le R.I.N. Après quoi nous entrerons au Parti québécois un à un. Nous croyons à l’unité des forces indépendantistes. Or, nous avons vu qu’elle était impossible par voie de négociation. Alors il faut la faire de force. Si nous entrons au Parti québécois un par un, Lévesque ne pourra pas nous refuser même s’il n’aime pas cela. D’autre part, cette façon de procéder nous permettra de conserver intacts les principes que nous défendons. Puisqu’il n’y aura pas de négociations, il n’y aura pas non plus de compromis. »
Je regardai mes collègues. Ils étaient ébahis mais nullement consternés. La brutalité de la proposition les surprenait mais ils se rendaient compte que leur réflexion n’était pas différente de la mienne. Après tout, nous vivions et nous combattions ensemble depuis plus de huit ans; il était donc normal que nous nous retrouvions sur la même longueur d’onde. Nous avions connu, nous, toutes les divisions qui avaient déchiré le mouvement indépendantiste. Inévitables peut-être, mais combien stériles et combien désespérante. »
L’exécutif se mit d’accord, unanimement. Tous croyaient n’avoir aucun autre choix, et que c’était la chose à faire. Mais ce fut plus difficile à vendre aux militants. Bourgault, encore, même article :
« Plusieurs militants enrageaient. Quoi, après toutes ces années, le R.I.N. allait disparaître? Et nous allions nous unir à ces anciens libéraux malfaiteurs? Et avec René Lévesque qui nous détestait et qui nous dénonçait tous les jours? D’ailleurs, il n’est même pas indépendantiste, vous le savez... »
Nous sommes alors en octobre 1968.
Ironiquement, les indépendantistes ont un rendez-vous crucial en octobre 2018, 50 ans très exactement après que le R.I.N. se soit sabordé, sans enthousiasme, pour investir le Parti québécois.
Ironiquement, toujours, on peut changer le nom des acteurs, des partis politiques, mais comment ne pas y voir une certaine répétition de l’histoire. Les indépendantistes sont plus divisés que jamais; ils se battent sur deux fronts (Québec et Ottawa), tout en se divisant aussi en fonction d’une fracture idéologique (gauche/droite).
Bourgault parlait de « divisions stériles et désespérantes ». Je n’aime pas faire parler les morts. Mais force est d’admettre qu’il pourrait dire, encore aujourd’hui, exactement la même chose.
Et si les indépendantistes de toutes allégeances ne réussissent pas à trouver un certain courage pour tout faire afin de se réunir, dans une quinzaine d’années c’est peut-être la mort de leur mouvement qu’ils pleureront.
(Congrès du Parti québécois en 1971. Ici, le discours de Pierre Bourgault, qu'on présentait alors comme le «représentant des radicaux et cauchemar de l'establishment du parti». L'image en une est tirée de ce discours pendant lequel, à plus d'une reprise, le chef du PQ ne cachera pas son exaspération)