Un projet toujours vivant : la souveraineté

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Comprendre notre intérêt national


Lors des dernières élections législatives au Québec, au printemps 2007, le Parti québécois (PQ) a subi une grave défaite, n’obtenant qu’un peu moins de 30 % des voix et devenant le deuxième parti d’opposition à l’Assemblée nationale. Faut-il en conclure que le grand débat qui agite la province depuis 40 ans à propos de son avenir politique est clos ? Un regard attentif sur la situation québécoise permet au contraire de croire que ce débat est seulement suspendu pour un temps, et qu’il reviendra rapidement à l’avant-scène.
Les résultats électoraux de mars 2007 ont produit le premier gouvernement minoritaire de l’histoire du Québec. Les trois principaux partis politiques – le Parti libéral, le PQ et l’Action démocratique – ont obtenu sensiblement le même nombre de suffrages. Cette situation inédite démontre bien que les Québécois s’interrogent profondément sur la direction à suivre, qu’ils n’ont pas tranché dans un sens ou dans l’autre, et que demeure au sein de la population un fort désir d’autonomie politique.
L’objectif du PQ, en effet, est toujours de faire accéder le Québec à la souveraineté. Pour sa part, l’application du programme de l’Action démocratique bouleverserait l’ordre constitutionnel canadien. Par ailleurs, il faut compter avec la création récente de Québec solidaire, parti de gauche souverainiste qui a recueilli près de 4% des voix à son premier rendez-vous électoral . Plus de 60 % des Québécois ont donc voté en mars 2007 pour des réformes radicales de leur statut politique. Seul le Parti libéral, dans les faits, se contente du statu quo.
La majorité des partis s’accordent ainsi pour affirmer que, dans sa forme actuelle, le fédéralisme canadien ne leur convient pas. Chacun d’entre eux tente de trouver une réponse adéquate au questionnement identitaire des Québécois : comment assurer leur pérennité en Amérique en tant que nation francophone ? Pour deux d’entre eux, la seule solution demeure l’accession à l’indépendance. La problématique identitaire trouve son fondement dans une insécurité linguistique et culturelle justifiée. Formant un îlot de sept millions de citoyens majoritairement francophones dans un océan nord-américain de plus de 320 millions d’anglophones, les Québécois ont un sens profond de leur propre fragilité linguistique. L’Europe elle-même, pourtant forte d’une grande diversité, s’abandonne de manière incompréhensible au “ tout-anglais ” . Le Québec, qui compte seulement pour 2 % de la population de son propre continent se doit donc d’exercer une vigilance francophone de tous les instants.
Les gouvernements successifs ont agi pour préserver le caractère français du Québec. C’est un gouvernement libéral qui, en 1974, a fait du français la seule langue officielle de la province. Et l’on doit au PQ l’adoption, en 1977, de la Charte de la langue française, dite “ loi 101 ”, pièce maîtresse de la promotion du français dans tous les secteurs et sur tout le territoire. Non seulement la Charte intégrait le caractère officiel du français dans toutes les institutions publiques, mais elle identifiait aussi trois domaines centraux pour le défendre : l’éducation, le travail et l’affichage. Elle obligeait les enfants des nouveaux arrivants à fréquenter l’école française ; elle exigeait que toute entreprise de plus de cent employés mette sur pied un comité de francisation et obtienne un certificat de francisation ; elle stipulait que l’affichage public se ferait uniquement en français.
Plusieurs jugements de la Cour suprême du Canada ont restreint les dispositions initiales de ce texte – ce qui pose déjà le problème de la place du Québec au sein du Canada –, notamment celles sur l’affichage public. Il n’en reste pas moins que la “ loi 101 ” a sauvé le français au Québec, et qu’elle est chérie par une très grande majorité de ses citoyens. La Charte a aussi contribué à une vaste opération de “ désethnisation ” de la langue : les francophones ne sont plus uniquement des Tremblay, des Carron, des Arsenault, mais aussi des Mouawad, des Micone, des Mpambara, ce qui n’était pas le cas auparavant. Le français est ainsi largement devenu le lieu privilégié de la rencontre interculturelle.
Il reste que la Charte n’a pas résolu tous les problèmes, loin s’en faut : le français est toujours dans une situation précaire. Les “ transferts linguistiques ”, en effet, sont insuffisants pour assurer le renouvellement nécessaire de la génération des nouveaux francophones. Certes, aujourd’hui, beaucoup plus d’immigrés que jadis adoptent le français comme langue d’usage à la maison, mais 49 % choisissent encore l’anglais, ce qui, trente ans après l’adoption de la Charte, est extrêmement préoccupant. En raison d’un très faible taux de natalité, le Québec peine à assurer ne serait-ce que le maintien du français, sans pouvoir même penser à le faire progresser. Les statistiques du recensement de 2006, rendues publiques récemment, envoient un signal plus grave encore : pour la première fois depuis 1931, moins de 80 % des Québécois sont de langue maternelle française ; pire, sur l’île de Montréal, site de la seule grande métropole francophone des Amériques, le taux est passé sous la barre des 50 %. Même le français comme langue d’usage à la maison est en recul. Dans le reste du Canada, l’accélération de l’assimilation des francophones fait qu’ils ne représentent plus que 4 % de la population.
Le Québec se trouve aujourd’hui dans une impasse linguistique. Il lui faut s’atteler à une vigoureuse francisation d’une immigration accrue, et adopter rapidement des amendements à la Charte, particulièrement en ce qui concerne le milieu de travail, afin que, malgré la mondialisation, le français demeure la langue dans laquelle on puisse gagner sa vie et faire carrière. Agir dans ces deux secteurs se heurtera inévitablement à de multiples obstacles dressés par Ottawa, et que seule l’indépendance politique éliminerait.
Comme de nombreux Etats occidentaux, le Québec est confronté au défi démographique : que ce soit du point de vue du simple renouvellement de sa force de travail ou bien de sa vitalité linguistique, il a un besoin criant d’immigrés. Depuis les années 1980, son gouvernement dispose de réels outils à cet égard. Un accord bilatéral conclu avec Ottawa lui permet de sélectionner une grande partie de ses immigrants. En revanche, dans la mesure où il constitue seulement une subdivision d’un Etat fédéral, il ne projette qu’en partie son propre caractère particulier à l’étranger. Les immigrés au Québec deviennent des citoyens canadiens, non pas québécois. Pour la plupart d’entre eux, c’est au Canada qu’ils souhaitent immigrer. Pourquoi, par ailleurs, s’intégrer linguistiquement à une minorité, quand l’Amérique s’offre à eux en anglais? Si le Québec était un Etat souverain de plein droit, cette problématique disparaîtrait. Ceux qui opteraient pour le Québec dans leur nouvelle vie le feraient en toute connaissance de cause : un pays où la langue commune ne peut être que le français.
Il est aussi beaucoup question au Québec du mariage, parfois difficile, entre les valeurs dominantes des sociétés occidentales démocratiques et l’intégration de personnes provenant de cultures très différentes. Depuis plus d’un an, s’est engagé un grand débat public centré sur ce que l’on désigne comme les “ accommodements raisonnables ” en faveur de minorités religieuses fondamentalistes. Ce débat est devenu aigu depuis que la Cour suprême du Canada a donné raison à un Sikh traditionaliste, établi au Québec, qui revendiquait pour son enfant le droit de porter à l’école le poignard rituel (kirpan), alors que les autres élèves se font saisir des couteaux de même dimension, et que cette arme est évidemment interdite, par exemple, dans les Cours de justice. Il se présente aussi des situations où l’égalité homme-femme est mise en échec pour des motifs religieux. Le malaise provoqué par les “ accommodements raisonnables ” est exacerbé par une quête de laïcité, unique sur le continent américain, dans une société trop longtemps soumise à l’Eglise catholique.
Le Canada et le Québec ont adopté depuis bientôt trente ans deux systèmes différents d’intégration. La politique fédérale de multiculturalisme, calquée sur le modèle britannique, fait la promotion d’un mode de diversité culturelle fondée sur l’ethnicité et renvoyant chacun à sa communauté d’origine. Le Québec a plutôt opté pour un modèle fondé sur l’interculturalisme, c’est-à-dire sur l’échange culturel dans le cadre des valeurs communes d’une nation plurielle majoritairement francophone. La contradiction entre ces deux visions est flagrante et insurmontable. L’accession du Québec à l’indépendance lèverait l’ambiguïté à laquelle les immigrants sont confrontés à leur arrivée.
Inexorablement, le Québec est inscrit dans un processus de minorisation au sein de la Fédération, puisque la population du reste du Canada croît plus rapidement. Ce phénomène se répercute sur la représentation du Québec au Parlement fédéral, proportionnellement en décroissance. Ce processus est irréversible.
Au-delà de ces raisons fondamentales, il faut ajouter bien modestement que le monde bénéficierait d’un Québec devenu indépendant. En dépit des obstacles mis sur son chemin par le gouvernement d’Ottawa, il a réussi, en partenariat avec la France, et grâce à l’implication de la Francophonie, à être l’un des moteurs du nouveau traité international sur la diversité des expressions culturelles . Ce traité vise à permettre les interventions des Etats en faveur des expressions et des produits culturels nationaux, et à les exclure du champ de compétence de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Une initiative similaire pour la protection de la diversité linguistique est tout aussi urgente, et le Québec doit s’en faire le promoteur sur la scène internationale, malgré son statut de nation non souveraine.
Face à l’omniprésence anglophone, un nouvel Etat souverain francophone serait un atout non négligeable dans les multiples instances auxquelles le Québec n’a pas accès pour mener à bien ce projet. Par ailleurs, si le Québec était indépendant, une voix nord-américaine dissidente sur le changement climatique pourrait s’exprimer pleinement. La vassalisation du Canada par rapport aux Etats-Unis s’est en effet accélérée depuis que le gouvernement américain a décidé de faire de son voisin du Nord son premier fournisseur énergétique : gaz, et surtout pétrole issu des gigantesques gisements des sables bitumineux de l’Ouest canadien, dont l’exploitation est une catastrophe écologique de dimension planétaire.
Dans une Amérique du Nord pour l’instant résolument conservatrice, les Québécois demeurent attachés à des valeurs internationales de justice et d’équité. Ils souhaitent que la Francophonie soit un réel contrepoids à une mondialisation beaucoup trop souvent soumise aux impératifs néolibéraux. Les Québécois, se démarquant profondément des autres Canadiens, sont descendus dans la rue massivement en 2003 contre l’intervention américaine en Irak, et leur attitude a été décisive dans le refus du premier ministre de l’époque, M. Jean Chrétien, de céder aux exhortations de M. George W. Bush. Ils sont profondément troublés par la mission de combat canadienne en Afghanistan.
Le mouvement souverainiste au Québec s’est toujours inscrit à l’intérieur des valeurs de justice sociale au cœur des préoccupations de la nation québécoise, comme en témoignent plusieurs réformes mises en place par le Parti québécois durant ses années au pouvoir. Au Parlement fédéral, le Bloc québécois, parti souverainiste qui a toujours obtenu une majorité des sièges de la province depuis sa première participation aux élections législatives en 1993, se fait lui aussi le promoteur d’un projet de société résolument progressiste. L’apparition de Québec solidaire rappelle que souveraineté politique et progressisme social sont indissociables. Le PQ vient de se donner une nouvelle présidente, Mme Pauline Marois. Prenant acte des résultats des dernières élections, elle a entrepris une rénovation des orientations du Parti, sans renoncer à son objectif principal. Elle propose de réintégrer dans le projet souverainiste la part de rêve trop longtemps oubliée, et elle souhaite démontrer aux Québécois la nécessité d’une indépendance qui est aussi un appel à tous les nouveaux arrivants à partager leur destin en Amérique.
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LOUISE BEAUDOIN *
* Ancienne ministre du gouvernement du Québec, membre invitée au Centre d’études et de relations internationales de l’Université de Montréal et professeure invitée au département des littératures de langue française de l’Université de Montréal


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